« Henri est mort il y a un an, le 14 juillet 2017. Je n’ai pas de chagrin, tellement j’ai de colère. » À 90 ans, Jeanne B. parle clair et direct. Elle cherche une oreille attentive au récit de la fin indigne de son mari. Ce sera la mienne. « On parle des problèmes des soignants, mais qui s’intéresse aux patients, et surtout aux vieux ? Ils meurent sans que jamais personne ne leur donne la parole. Mon mari est mort dans des circonstances anormales à l’hôpital », m’écrit-elle en me demandant de lui rendre visite.
J’ai connu Jeanne et Henri B. en 2016, à l’occasion d’un travail sur le patrimoine. Anciens instituteurs, les B. ont connu le vieux quartier ouvrier de Paviot, à Voiron (Isère) ; ils m’avaient ouvert leurs cahiers de notes et leurs souvenirs intacts. Ils avaient posé dignes sur la photo. Henri souffrait de la maladie de Parkinson mais tenait à son autonomie. Jeanne me dit à quel point il avait son « quant à soi » et s’efforçait de rester droit. Il est tombé en descendant de voiture, après une journée chez des amis à Lyon.
« Il avait le crâne ouvert, on l’a emmené à 20 heures aux urgences de Voiron, où il est resté sur un brancard couvert d’un simple drap jusqu’à trois heures du matin. Quand ma fille est allée le couvrir un peu, elle s’est fait insulter par une infirmière. Le médecin qui nous a finalement reçus nous a dit que sa femme était morte aux urgences. Réconfortant. »
Recousu, Henri est transféré dans l’unité C de l’hôpital, à Coublevie. Jeanne habite à deux kilomètres, elle lui rend visite chaque jour. Débordées, les aides-soignantes n’ont guère de temps pour les patients. « Elles font la toilette "VMC", vous savez ce que c’est ? "Visage, mains, cul". Il n’a jamais eu de douche », raconte Jeanne, qui enrage le jour où elle apprend que son mari a chuté plusieurs fois. « Ils m’ont dit, "Votre mari, c’est une bourrique, il se lève seul". Mais il se levait pour pisser, parce que personne ne venait quand il appelait ! » Il faut poser de nouveaux points à Henri qui s’est blessé au crâne, cassant un pied du lit en tombant.
Henri supplie sa femme de le ramener à la maison. Jeanne fait venir un ergothérapeute, qui étudie les lieux et estime ce retour possible, moyennant un lit médicalisé et une chaise roulante. « Mais l’hôpital n’a rien voulu savoir parce que je suis trop vieille, alors que mon voisin et une dame étaient d’accord pour me donner un coup de main en cas de besoin. » Jeanne s’en veut. Elle aurait dû, pense-t-elle, commander une ambulance pour ramener son mari d’office chez lui. « Il serait encore là ».
Sans qu’on la consulte, Henri est transféré au petit centre hospitalier de Rives, à 15 km de là. Jeanne a tout juste le temps de suivre l’ambulance en voiture pour savoir où est le centre. Bien que seul dans sa chambre, « grâce à nos relations », le vieil homme est mal traité. On lui met des couches pour éviter de répondre à ses appels. On l’empêche de s’allonger sur son lit à 17h, en bloquant les barreaux, pour attendre le repas de 18h qu’il prend assis, et s’éviter ainsi une manœuvre.
Henri s’est blessé le coude, sans doute lors d’une chute (la chute initiale ? une chute à l’hôpital ? l’assurance a conclu à un « sur-accident »), mais nul ne s’en est inquiété – en dépit d’une disjonction de l’articulation. Cela s’infecte. Il a attrapé un staphylocoque doré. « J’ai des photos du début d’hospitalisation où il peut lire le journal, les bras ouverts. Ensuite, il a eu un pansement du poignet à l’avant-bras, avec un drain », explique Jeanne. C’est la maladie nosocomiale qui a tué Henri. Le 14 juillet, l’hôpital demande à Jeanne de venir rapidement. Elle trouve son mari très affaibli, seul. « Il est mourant quand j’arrive, pourtant quelqu’un lui apporte son repas, lui colle une serviette et s’en va », s’indigne sa femme. « La merde lui sortait de la bouche. A cause des couches il ne pouvait plus ni uriner ni déféquer, tout était bloqué, mais personne ne l’avait signalé ». Jeanne aimerait habiller son mari défunt, mais personne ne veut le faire. Ce vendredi 14 juillet, elle s’entend répondre par les pompes funèbres intercommunales : « On n’a personne avant lundi ».
Jeanne a la peau dure. Orpheline, elle a connu l’Assistance publique avant d’être adoptée par des paysans pauvres. Jeune mariée, elle a vécu avec mari et trois enfants « dans un taudis, un toit, des murs, un robinet, parce qu’on pensait que ça suffisait bien pour des instituteurs ». Elle a appris à lire à des classes de 39 élèves, dont certains la saluent encore dans la rue. Les enfants des ouvriers de chez Ruby, des scieries, des velours JB Martin, les petits d’immigrés espagnols, polonais, italiens, qu’elle a instruits et accompagnés avec la vocation des hussards de la République. Elle gagnait moins que leurs parents.
Elle et son mari ont été conseillers pédagogiques dans le département. Henri s’est investi plus de vingt ans au conseil municipal de sa commune. Jeanne n’admet pas qu’on l’ait laissé mourir ainsi. S’il lui arrive quelque chose, elle n’ira pas à l’hôpital. « Aucune humanité », lâche-t-elle de sa voix ferme d’institutrice.
Bien sûr, on lui a dit qu’elle souffre de cette perte, qu’il est normal qu’elle soit en colère, c’est le « processus normal du deuil ». Ses enfants ne veulent plus en entendre parler. « Mais je ne parle que de ça, pas pour moi, mais pour toutes les personnes âgées, parce que ce n’est pas normal de mourir comme ça », dit Jeanne. C’est ainsi pourtant que meurent nos vieux dans « un monde qui bouge », ce « nouveau monde » qui n’a pas de temps pour l’humain. « On ne considère pas les personnes âgées comme des personnes. » Ainsi va le progrès.