Accueil > Automne 2018 / N°47

« C’est bien beau Internet, mais ça écoute pas beaucoup »

Face au développement de la vie virtuelle, aux débats hystériques par tweets interposés, à la pullulation des écrans qui nous coupent de la vraie vie, les bistrots peuvent aussi être des refuges où « les gens viennent chercher un peu d’humanité ». C’est en tous cas comme ça qu’elle le voit, son troquet. Taulière depuis dix-sept années du Bien-être, Martine s’apprête à passer la main. L’occasion d’aller papoter des vieux cerisiers tronçonnés, de l’informatique des années 1970, des gens qui galèrent à faire leur courrier et du manque de convivialité.

« J’ai acheté ce bar par hasard, j’étais pas spécialement attachée au quartier. Mais je suis venue le visiter au printemps, et j’ai trouvé l’endroit beau. Parce que juste en face sur la place, il y avait des forsythias, des arbres de Judée, des rosiers. »
Voilà dix-sept ans que Martine est la taulière du Bien-être, place Championnet à Grenoble. Un troquet qui ne paye pas de mine, dans ce quartier où pullulent les bars branchés et les magasins concept. Ça l’empêche pas d’aimer travailler ici, Martine : « on a tout sur la place, c’est un gros avantage... Sauf qu’ils viennent de nous supprimer le bureau de poste, ces imbéciles. »

Ce qui la fait également bondir, ce sont les arbres qui disparaissent. Dans Le Postillon n°45, on avait publié un poème qu’elle avait écrit pour rendre hommage à un vieux cerisier. Il trônait depuis des dizaines d’années devant la maison des associations, jusqu’à ce que la mairie le tronçonne pour y implanter un terrain de basket. « Il y a de plus en plus de circulation, et de moins en moins de beaux arbres : ils viennent encore de couper ceux de la rue Lesdiguères. Ça fait partie des non-sens de cette mairie écolo. »

Un bistrot, c’est aussi un bon poste d’observation pour voir l’évolution du quartier « C’est sûr que le quartier a pris de la valeur. Des nouvelles personnes, des nouveaux commerces sont arrivés... Au début où j’étais là, il y avait toujours des très vieux qui se réunissaient sous la tonnelle sur la place, et qui me racontaient les vieilles histoires du coin. Ils me parlaient de l’école où ils avaient été, à côté de la piscine Jean Bron avant qu’elle soit agrandie, ou de la pâtisserie de la rue Doudart de Lagrée, qui vendait des énormes brioches quand ils étaient petits. Aujourd’hui, ces mémoires du quartier ne sont plus là, et les bancs de la place sont beaucoup moins occupés...  »

Dans son bar, par contre, il y a toujours du monde. Pour consommer, discuter ou se faire aider. « Je m’occupe un peu de gens qui sont en difficulté : je les aide à faire des courriers, des recherches. Certains viennent ici parce qu’ils savent qu’ils peuvent être entendus. Peut-être qu’ils se le disent entre eux : ’’si t’as un problème, va voir Martine’’. Des fois il faut très très peu de choses pour débloquer une situation. Ne serait-ce déjà que de les écouter. Je les écoute parce que c’est bien beau Internet, mais ça écoute pas beaucoup.  »

Au Bien-être, il n’y a pas de télé avec les chaînes d’info en continu et même pas de musique. «  Je suis un dinosaure  », plaisante Martine : « Je mets pas de musique parce qu’il y a déjà assez de bruit dans le monde. Ici les gens peuvent discuter, ou même bosser tranquille. Cet été pendant la coupe du monde, comme j’avais pas la télévision, certains arrivaient chez moi enchantés... Des fois, j’apprends aussi à tricoter à des jeunes. Ici, c’est plus un lieu de vie qu’un bar.  » Et puis, tous les matins, il y a les mots croisés : « Quand on trouve pas, on consulte le dictionnaire, l’encyclopédie ou l’atlas.  »

En cherchant un peu, on tombe quand même sur un écran, un vieil ordi : « C’est un Macintosh de 1992, mais il marche toujours bien, hein, il n’y a que l’imprimante qui m’a lâchée ». Faut pas croire, mais elle connaît bien les ordinateurs, Martine. « J’ai fait 30 ans dans l’informatique... Je bossais pour des experts comptables, et en fait j’ai participé à la disparition de mon métier, qui était ’’analyste-programmateur’’. Quand j’ai commencé en 1969, les machines rentraient à peine dans une pièce comme ça... On créait des programmes, aujourd’hui on dirait des algorithmes, pour remplacer les machines à écrire, ou faire des fiches de paie. Dans le temps, dans une boîte, il y avait une facturière, une comptable, une secrétaire. Avec la mécanisation, il n’y a eu plus besoin que d’une personne. Et puis au bout d’un moment, il n’y a plus eu besoin de moi...  »
Dans les années 1990, Martine connaît une longue période de chômage : « J’ai fait de l’intérim un moment, mais plus ça allait, plus j’étais mal considérée. »

Alors, finalement, elle se décide à reprendre un bar. Quand elle était jeune, elle n’avait jamais voulu suivre l’exemple de sa mère, qui a « toujours été dans le commerce. Elle a tenu des bars rue Pierre Sémard, rue Nicolas Chorier, rue de l’ancien Champ de Mars...  » Martine s’y est mise à 52 ans, en 2001, mais elle n’a pas fait semblant. Du lundi au samedi, elle ouvre vers 8h30. Le soir, elle baisse le rideau « vers 21h en hiver, mais des fois l’été c’est à une heure du mat’  ». Le samedi, elle ferme à midi et profite de l’après-midi pour faire ses courses. Le dimanche matin, elle revient faire le ménage. Tout ça toute seule : et encore jusqu’en 2010, elle faisait aussi à manger le midi. « J’ai pas de portable, mais comme je suis ici quatorze heures par jour, je suis joignable hein.  »

« J’ai 69 ans, ça fait 49 ans que je travaille.  » L’heure de la retraite va bientôt sonner pour Martine, qui est en train de vendre son fonds de commerce. Et après, continuera-t-elle à venir au troquet ? « Je sais pas... peut-être que je ferai comme tout le monde, j’irai y chercher un peu d’humanité.  »

Les bistrots seraient-ils un abri face au dévelop­pement du monde virtuel déshumanisant ? « La solitude, l’isolement, le quant-à-soi, c’est le mal du siècle. La numérisation et l’individualisme rendent les gens malheureux. J’y vois pas de progrès. Pour moi qui ai vu l’évolution de la technologie, je peux vous dire qu’on gagne pas forcément du temps avec. J’écris mes courriers à la main, au moins je suis pas gênée par le bourrage papier, et puis j’ai pas de problème d’obsolescence. L’informatique c’était un bel outil, mais c’est devenu une grande arnaque.  » Forcément, au Postillon, on boit ses paroles, même si oui je sais, j’écris ce texte et maquette ce journal avec un ordinateur, mon objet d’aliénation favori. Ça n’empêche pas d’avoir du bon sens, comme Martine qui ne veut pas tomber dans le piège du «  c’était mieux avant  » :« Non c’était pas mieux avant, pour bien des choses c’est mieux maintenant. Après, c’est sûr qu’aujourd’hui, il y a un gros manque de convivialité, mais ça va leur passer. L’être humain a de toute façon un besoin de communiquer...  »