Plus c’est gros, plus ça passe. Début mai, la Drac (Direction régionale des affaires culturelles) annonce qu’elle supprime 60 % de sa subvention à la régie 2C, soit 50 000 euros. Les responsables de cette structure para-municipale, regroupant les salles grenobloises de la Chaufferie et du Ciel, crient à l’injustice. Le directeur Laurent Simon mime l’incompréhension et fustige une « annonce brutale et sans explication ». Afin de dramatiser la situation, il annonce dans la foulée « l’annulation de tous les concerts prévus au Ciel jusqu’à la fin de la saison ». Une semaine plus tard, il proclame fièrement que ces trois concerts seraient finalement maintenus, et en profite pour faire du racolage : « Après l’abattement, la réaction ! Vous êtes très nombreux à nous avoir témoigné votre soutien suite à l’annonce de l’annulation des concerts au Ciel pour cette fin de saison. Nous vous en remercions très sincèrement, et votre attachement à la structure nous a plus que jamais donné envie de réagir. (...) Mais plus que jamais, nous avons besoin de vous ! (…) il faut que ces concerts affichent complet. Nous mettons en place un abonnement spécifique pour ces 3 concerts, aux tarifs habituels, afin de faciliter cette démarche. On compte sur vous. (...) ». Il faut dire qu’en touchant tout de même 30 000 euros de subventions de la Drac (sur les 80 000 prévus), maintenir trois concerts dont les cachets avaient déjà été à moitié payés ne relève pas franchement de l’exploit. Mais tout est bon pour attirer le gogo et appeler à la solidarité autour de ce nouveau « martyr » de la baisse des budgets culturels. Au passage, remarquons que cet « abonnement spécifique » pour trois concerts est disponible tout le reste de l’année, et qu’il n’a donc rien de « spécifique ».
En fait toute cette comédie est jouée pour masquer un gros vide. Car la baisse de la subvention de la Drac, aussi « brutale » soit-elle, est en fait explicable : loin d’être dues à la seule politique d’austérité culturelle, ses causes sont bien moins glorieuses pour la direction de l’établissement et la municipalité de Grenoble. [1]
Avez-vous déjà entendu parler de la Chaufferie, une des deux salles de la Régie 2C ? Si vous êtes un « nouvel arrivant » à Grenoble, ce nom ne vous dit sans doute rien. Situé au beau milieu du quartier Abbaye-Jouhaux, ce lieu ouvert en 2002 est pourtant censé « faire vivre la culture » dans ce territoire avec des concerts, des studios de répétition et différentes activités à destination des habitants du quartier.
Jouda Bardi, la présidente du collectif des habitants de Jouhaux, nous raconte l’histoire : « On habite un quartier qui est assez délaissé, en tout cas au niveau de la culture. Avant il y avait la MJC Jouhaux au milieu du quartier, mais suite à des incendies elle a été rasée. C’est pour ça qu’on attendait pas mal de cette nouvelle salle. Avant de construire la Chaufferie, la mairie avait lancé une concertation à laquelle on a participé, mais en fait l’issue a été plutôt décevante, loin des attentes des habitants, qui disposaient de très peu d’espace dans cette nouvelle salle. »
Malgré cette désillusion, au fil des années, la mayonnaise prend un peu entre cette nouvelle salle et certains habitants du quartier : « La personne en charge de la médiation culturelle a fait un super travail de terrain, continue Jouda Bardi, qui a redonné envie aux habitants de s’approprier le lieu. On a mené plusieurs projets extraordinaires, comme celui autour de la journée de la femme en 2011. On a vécu de super beaux moments. Il y avait un bal par saison, pas mal de musique tzigane qui faisait venir une partie de la communauté gitane très implantée dans le quartier. Les enfants du quartier pouvaient faire des choses dans ce lieu, les scènes ouvertes étaient pleines à craquer. Le café est petit à petit devenu très vivant, et permettait à des habitants de se croiser ».
Et puis il y a trois ans, patatras. La mairie licencie l’ancienne directrice de la Régie 2C et supprime les postes des responsables d’équipement du Ciel et de la Chaufferie pour avoir un poste unique de direction. Laurent Simon, déjà directeur du Ciel depuis 1998, devient directeur de la régie 2C. Et depuis, c’est bien simple, pour Jouda Bardi « il ne se passe plus rien. Ils louent la salle festive le week-end pour des mariages, mais il n’y a plus rien de culturel pour les habitants. Même les rares fois où il y a des concerts, on n’est pas au courant. Le café n’est plus ouvert. Sur le secteur 5, on n’a pas de lieu de rencontres. Cet équipement a joué ce rôle un moment, mais depuis deux ans, c’est le désert. Des parents délégués avaient demandé le lieu pour faire une réunion : on leur a demandé de payer. » Jouda Bardi ne comprend pas : « Il y a un potentiel humain, une infrastructure, des attentes des habitants. Ça paraît simple. Il y a une grande hypocrisie car tout le monde est pour développer la culture dans les quartiers, mais là ça ne choque personne qu’il ne se passe rien ».
Cet avis est partagé par Alain Zingler, délégué CGT à la ville de Grenoble qui suit les salariés de la régie 2C : « La Chaufferie ça a marché depuis l’ouverture jusqu’à il y a environ trois ans. Je ne comprends pas parce qu’il y a un bâtiment, une équipe mais que politiquement il n’y a pas d’impulsion. À la Chaufferie, on ne donne rien à faire aux salariés, qui souffrent énormément de cette absence de travail : ils voient un équipement municipal qui a fonctionné, ne plus servir à rien. » Concrètement, les projets portés par les salariés sont systématiquement refusés par le directeur Laurent Simon, soit pour des raisons financières, soit pour des raisons esthétiques. Les concerts d’été, les scènes ouvertes, et toutes les propositions autour des musiques du monde - notamment le festival Mémoires et cultures tziganes - ont été arrêtés. Le directeur a dit vouloir centrer le lieu autour du hip-hop et a mis en place une « Street academy », proposant des ateliers d’écriture à des jeunes du quartier. Mais ce projet est également mort piteusement en 2014.
Jusqu’en 2011, une quarantaine de manifestations avaient lieu chaque année à la Chaufferie. En 2013 et 2014, il y en a une dizaine et aucune pour l’instant en 2015. Devant un tel rapport d’activités, la baisse de la subvention de la Drac paraît être autre chose qu’une « injustice ».
Triste situation qui n’a pas l’air d’inquiéter la municipalité, finançant le lieu à hauteur de 60 %, soit environ 400 000 euros. Alain Zingler raconte : « On a déjà fait des alertes au CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et auprès des responsables de la mairie, ancienne ou nouvelle équipe, mais cela n’a rien changé : ils ont simplement mis le dossier en dessous de la pile. Trois salariés sur huit vont voir leur contrat arriver à terme d’ici un an et ne seront pas renouvelés. On dirait que la municipalité attend la mort de la régie. Nos derniers courriers n’ont eu aucune réponse de la part de l’adjointe aux cultures Corinne Bernard ou d’Éric Piolle ». Sur ce dossier comme sur d’autres, la nouvelle équipe municipale ne se différencie pas de l’ancienne : Corinne Bernard, qui est également présidente de la régie 2C, a plusieurs fois affirmé depuis l’annonce de la Drac que « le nouvel exécutif municipal est bien dans la continuité de ce qui avait été travaillé en amont » (Place Gre’net, 21/05/2015). Alain Zingler confirme : « Le problème de la municipalité c’est qu’on n’arrive pas à voir quelles sont leurs perspectives politiques. On a l’impression que c’est les mêmes qu’avant qui ont été repeints. En tout cas ce qui se passe à la Chaufferie, c’est dommage pour l’équipement, dommage pour les salariés et surtout dommage pour les habitants du quartier : potentiellement ce lieu aurait pu faire émerger des ‘‘petits Mozarts’’ de la musique actuelle ».
Pourquoi la nouvelle municipalité laisse-t-elle la situation se dégrader à ce point, malgré les multiples courriers ou interpellations des salariés ou des habitants ? Mystère. Ni Laurent Simon, ni Thierry Chastagner, l’élu de secteur, n’ont daigné nous répondre. La mairie a toujours fait bloc derrière le directeur de la régie 2C, également mis en cause par des artistes pour des pratiques douteuses (voir Le Postillon n°28). Corinne Bernard a l’air d’être particulièrement impliquée, non pour re-dynamiser la Chaufferie, mais pour sauver les subventions touchées par la régie 2C. La veille du troisième Chantier des Cultures (voir Le Postillon n°30), prévu le 9 juin, elle annonçait aux participants que cette réunion de co-construction était finalement annulée, notamment parce qu’elle était trop occupée : « En outre, je demeure engagée dans une négociation importante avec les partenaires publics pour sauvegarder leur soutien en faveur du secteur des musiques actuelles, à la suite de l’annonce brutale d’une baisse sans précédent de la subvention de l’État à la Régie 2C que je préside ». Il s’avère par ailleurs que la municipalité et la direction de la régie 2C travaillent dur pour obtenir, avec la Belle électrique, le label national Smac (Scènes de musiques actuelles), qui leur permettrait de toucher jusqu’à 300 000 euros en plus. La course à ce magot est visiblement plus importante que l’animation culturelle des quartiers populaires.
Jouda Bardi s’interroge : « Si dans toute la ville de Grenoble, on ne propose que des structures de musique actuelle, ça rime à quoi ? Il ne pourrait pas y avoir au moins un autre lieu qui propose autre chose, comme de la musique du monde, non ? » Avec d’autres collectifs d’habitants du quartier, elle devait organiser une réunion publique pour parler de la Chaufferie le 16 juin, jour de bouclage de ce numéro. Après avoir longuement insisté, ils sont parvenus à convaincre l’élu de secteur de leur laisser le café de la Chaufferie pour pouvoir discuter entre eux. « Vu les difficultés qu’on a dans le quartier, vu le peu de place accordée à la culture, il faut que faire vivre ce lieu soit une priorité. On demande à ce que la Chaufferie soit vivante, qu’elle ait une âme et qu’elle permette aux habitants de se rencontrer et de faire des choses ensemble. C’est quand même pas compliqué, non ? »