Accueil > Avril 2018 / N°45

Pêcher en remontant le Drac – Épisode 1

Bredouilles à la confluence

En Occitanie et en Catalogne, les « dracs » sont des « créatures imaginaires de formes variables, dont la plupart sont considérées comme des dragons représentant le diable liés à l’eau et à ses dangers ». Dans la cuvette, le Drac est un torrent sagement canalisé. Mais que sait-on du Drac ? Que connaissons-nous de son histoire, de ses habitants,
de ses îles, de ses méandres, de son artificialisation ?
J’ai troqué la pêche aux infos pour celle aux poissons. Lolo est un passionné, alors je lui ai proposé de me faire découvrir le Drac en m’emmenant balancer des hameçons. Au fil des épisodes, on le remontera et on racontera plein d’histoires de chlore, de joggers, de « trous à canards », de barrages, de truites, d’inondation et peut-être même de dragons. Pour le début de ce feuilleton, on est allés à la confluence, l’endroit où le Drac se jette dans l’Isère.

C’est un endroit étonnant, presque romantique. Le bout du bout de la presqu’île. Après le CEA, le CNRS, le Synchrotron, la route fait un grand virage, et puis il y a un chemin de terre qui part. On passe à côté du club de tir, on fait cinq cents mètres, et on arrive à l’endroit où l’Isère et le Drac se rejoignent. Les derniers arbres, quelques rochers, et puis une grande étendue d’eau tout autour. Un paysage rafraîchissant, un lieu reposant, même s’il y a la ligne à haute tension juste au-dessus, l’autoroute qui passe pas loin, et le bruit des balles du centre de tir. Deux larges rivières qui s’unissent. Presque romantique.

« Le street-fishing, comme ils disent, ou plutôt la pêche en ville, c’est vachement à la mode. Mais dans le centre-ville de Grenoble, c’est rarement propice. Tu vois l’Isère, là à droite, elle est beaucoup plus trouble que le Drac qui arrive à gauche. Le Drac a un lit minéral, donc l’eau est assez claire. L’Isère passe, elle, dans plein de terres fertiles limoneuses, qui chargent l’eau de beaucoup de matières en suspension. Ça ne veut pas dire qu’elle est sale, c’est naturel, mais c’est beaucoup plus compliqué de pêcher dedans parce qu’on voit rien, les pêcheurs comme les poissons. L’Isère est souvent trouble comme ça au printemps et en été. En automne et en hiver elle est plus claire, mais comme elle est classée catégorie 1 [rivières « à truites », les plus protégées] jusqu’à l’endroit où on est, on ne peut pas y pêcher entre octobre et mars. Alors il y a peu de jours où l’eau est claire et où on a le droit de pêcher dans le centre-ville de Grenoble ».

Ici, on est loin du centre-ville, même s’il se rapproche petit à petit. Le béton coule à flot sur la presqu’île, pour faire sortir plein de bâtiments scientifiques et un nouvel éco-quartier-du-futur-de-la-transition-durable-et-connectée. Mais la métropole de demain a tout prévu : si les bâtiments poussent de partout, sur la presqu’île, mais aussi à Saint-Egrève, Saint-Martin-le-Vinoux, et bientôt à Fontaine et Sassenage avec le projet des Portes du Vercors, elle a prévu de laisser quelques espaces verts dans cette « polarité nord-ouest ». Ça s’appelle le parc Mikado, et pour une fois le nom est éclairant : les futurs espaces de verdure restants seront aussi fins qu’une baguette de mikado. Le but est notamment de « valoriser » les berges de l’Isère et du Drac, qui pour l’instant n’apparaissent nulle part dans les documents de communication. D’ici 2019, la pointe de la presqu’île devrait être « mise en valeur » par le projet Mikado afin de « proposer aux métropolitains un lieu de détente, d’observations, de loisirs ». Est-ce qu’ils en feront un lieu « attractif » pour que les ingénieurs viennent y pique-niquer entre midi et deux ? Pour l’instant, en tous cas, il n’y a personne et c’est aussi un des charmes de l’endroit. De 10h30 à 13h, sous un grand ciel bleu, on a croisé une seule personne promenant son chien. Au loin on voyait les joggers des berges de l’Isère et du Drac. Plus près, les avirons manœuvrant sur les deux rivières. Et puis un cormoran, une mouette, un martin-pêcheur et plein de canards.

« La plupart du temps, je relâche les poissons que je pêche. Mais des fois si j’ai blessé salement une truite ou si j’ai envie, je la cuisine. J’en ai déjà mangé quelques-unes pêchées dans l’Isère ou le Drac, elles étaient très bonnes, à part une qui avait un sale goût de chimie et qu’on a jetée. Il y a des arrêtés préfectoraux interdisant de consommer les poissons pêchés dans ces rivières à cause de la pollution. Ils font un gros tapage autour du PCB dans les rivières, et c’est sûr que là-dedans il y a plein de saloperies, des PCB, du chlore, des pesticides, etc. [on y reviendra dans de futurs épisodes] Mais je suis pas sûr que les poissons pêchés en mer, en tous cas près des ports, soient beaucoup plus sains. Dans la mer, à côté des villes, il y a aussi un cocktail de polluants, des métaux, des hydrocarbures, les peintures antifouling des bateaux [NDR : qui empêchent les organismes aquatiques de se fixer sur la coque des navires]. Interdire de consommer les poissons de rivière, ça n’a pas d’impact économique, alors c’est une bonne manière pour l’État de se montrer responsable sans faire de vagues.  »

Avant, cette confluence n’était pas là, ou pas comme ça. Avant, cette pointe de la presqu’île n’existait pas. Même la presqu’île n’existait pas d’ailleurs. à la place, il y avait le « delta intérieur du Drac », un entrelacs d’îles, de bancs alluviaux, de chenaux, de petits bouts de Drac. À la place de Saint-Bruno, des Eaux-Claires, ou de Mistral, il y avait des marais. Le Drac était sauvage et coulait un peu partout dans la plaine grenobloise. Il y a eu les grandes inondations dévastatrices, celle de 1219, celles des XVIIème et XVIIIème siècles. Le Drac était un dragon et faisait peur. Et puis il y a eu la construction de digues, l’exploitation de nouvelles terres agricoles, bétonnées ensuite pour l’industrie et pour l’habitation. Alors la presqu’île a pris forme : sa pointe a évolué, s’allongeant progressivement au fil des années, jusqu’à son endiguement total au moment de la construction du centre d’études nucléaires (ancêtre du CEA).

« Ici, on ne prend que des truites. Le Drac est une rivière peu productive, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une grande densité de poissons. C’est pas qu’une question de pollution. Dans le Rhône par exemple, il y a beaucoup plus de poissons. Même avant d’être complètement asservi par EDF, l’écosystème du Drac n’était pas riche : ici il n’y a pas d’algues, pas beaucoup de petites bestioles à bouffer donc peu de poissons  ».

Le Drac a beau être endigué de partout, défiguré par cinq barrages censés réguler son cours, il fait toujours peur. À cause d’une nouvelle directive européenne et de préconisations de l’État, Fontaine et Sassenage sont maintenant placées en zone inondable à des degrés plus ou moins élevés. L’énorme projet urbain des Portes du Vercors, à cheval sur les communes de Fontaine et de Sassenage est pour l’instant à l’arrêt, car la zone serait inondée en cas de rupture de digue lors d’une crue centennale. Il s’agit des derniers grands espaces agricoles dans la cuvette. Au lieu de les préserver pour y installer des jeunes agriculteurs, les élus de la Métropole manigancent pour rajouter à cet endroit encore et toujours plus de béton. Même les écolos sont pour. Seul ce bon vieux Drac empêche pour l’instant leur artificialisation. Le Dragon rugit encore.

« J’aime bien ces rivières, elles ne sont pas gérées et restent mystérieuses. Les poissons ne sont pas comptés, surveillés, on sait pas vraiment ce qu’il y a dans l’eau. Quand tu viens pêcher deux heures dans l’Isère, t’as jamais guère plus qu’une touche. Mais ça peut être des trucs incroyables, des truites de soixante centimètres. »

Il ferait beau voir. Ce jour-là, on n’a pas eu une touche.