Accueil > Hiver 2021 / N°59

Mélancolie précaire

Atsem la misère, récolte la colère

Les écoles étaient présentées comme «  la priorité absolue  » pendant le premier mandat de Piolle. Si les chantiers se sont multipliés pour rénover ou créer de nouvelles écoles, rien n’a par contre été fait pour améliorer les conditions de travail des salariées municipales de ces écoles, qu’elles soient agentes d’entretien, animatrices périscolaires, ou Atsem (Agentes territoriales spécialisées des écoles maternelles) (Ces postes étant en énorme majorité occupés par des femmes, leur dénomination est entièrement féminisée). Depuis 2015, certaines luttent pour améliorer leur statut et leur quotidien mais rien n’avance – ou presque. En novembre et décembre, elles ont encore multiplié grèves et rassemblements, sans parvenir à arracher autre chose que des miettes. Pour espérer enfin avoir des conditions de travail et des statuts dignes, elles espèrent plus de soutien, notamment de la part des parents d’élèves. Alors si votre marmaille est dans une école de Grenoble, cet article est fait pour vous. Si vous n’avez pas de marmaille, ou qu’elle est scolarisée ailleurs, cette double-page vous apprendra quand même plein de choses, en sautant d’une réunion en visio à des passages de Mélancolie ouvrière et des considérations sur le précariat et la « lutte pour l’égalité  ».

« Il n’y a pas d’argent magique. » C’est pas Macron qui prononce cette phrase, ni un de ses affidés. Mais un des pontes de la majorité Piolle. Pierre Mériaux qu’il s’appelle, cadre EELV local depuis des lustres, inspecteur du travail dans le civil, adjoint au personnel à la mairie de Grenoble depuis juin 2020.

C’était en décembre, juste avant les vacances. Une réunion en « visio » entre les élus et responsables municipaux et des représentants syndicaux. Le sujet : les conditions de travail et les statuts des agentes d’entretien, animatrices périscolaires, ou Atsem. Toutes les salariées municipales des écoles de Grenoble, soit plus de 1 100 agentes [1].

Depuis 2015, certaines sont en lutte pour « améliorer leurs conditions de travail qui se dégradent depuis plusieurs années » et contre la précarité touchant beaucoup d’entre elles. On ne compte plus les rassemblements et les jours de grève. Le 17 novembre, à l’appel des syndicats Sud-CT (collectivité territoriale) et CNT, elles étaient plus de 400 en grève. Entre le 10 et le 18 décembre, des grèves ont de nouveau lieu sur les plages horaires 11h30 - 13h30, bloquant ainsi les cantines des élèves.

C’est suite à cette mobilisation qu’a eu lieu cette réunion en visioconférence, le vendredi 18 décembre.

La mairie de Grenoble possède de grandes salles où les distanciations peuvent être facilement respectées. Mais les élus ont préféré inviter à discuter, par écrans interposés, les responsables syndicaux chacun dans leur bureau du rez-de-chaussée, les élus et haut-fonctionnaires dans leurs étages. «  Cette réunion en visio, c’est un moyen pour vous d’exclure les agentes !  » s’insurge une responsable syndicale dès le début des échanges. «  Il y a une raison objective pour laquelle nous tenons cette réunion en visio, ce sont les conditions sanitaires  », rétorque Mériaux.

Dans le bureau du syndicat Sud-CT , il n’y a pas qu’Alain le responsable du syndicat et Céline de la CNT. Plusieurs agentes ont été invitées «  parce que l’important c’est que les élus entendent leurs doléances, c’est pas à nous de parler à leur place  » explique Céline.

Alors la tranquille réunion en visio prévue tourne assez rapidement à l’affrontement en « distanciel ». Au début, Mériaux expose le plan de la mairie pour sortir de la «  crise  », soit des réunions pendant trois mois afin de « travailler métier par métier ».

Une méthode qui n’a pas suscité l’enthousiasme au bureau de Sud-CT : « On ne va pas passer trois mois à faire des réunions ! On veut que ça avance maintenant. Les réunions métier par métier, ça sert à nous séparer pour mieux nous dominer. » À distance, le dialogue de sourd est encore plus favorisé. Si les agentes mobilisées n’ont pas confiance dans les déclarations d’intention bienveillantes de la mairie, c’est que certaines situations n’évoluent pas depuis bien trop longtemps.

Il y a par exemple Kaïna – les prénoms ont été changés. Vingt ans qu’elle bosse en tant qu’Atsem pour la mairie de Grenoble. Au début à temps partiel, à plein temps depuis quatorze ans. Elle ne peut pas être titularisée parce qu’elle n’a pas eu le concours d’Atsem. «  Mais vu qu’ils m’embauchent tous les ans, pourquoi ils ne me font pas un CDI ?  » Depuis peu, on lui propose un CDD de trois ans, qui sera peut-être prolongé avec un autre CDD de trois ans. « Dans six ans, peut-être j’aurais un CDI...  » grince-t-elle.

Si Manue est titulaire depuis 2012, ça ne l’empêche pas d’être très en colère : « Nos conditions de travail sont épouvantables. Vu que les non-titulaires sont très précaires, beaucoup s’en vont ailleurs. À Meylan par exemple, les Atsem sont dès le départ mensualisées et si ça se passe bien, au bout d’un an elles sont titularisées. Il y a une fuite de Grenoble des Atsem non-titulaires, ce qui fait que nous, les Atsem titulaires on se retrouve avec une charge de travail plus importante.  » Et d’évoquer la fragilité psychologique de beaucoup d’Atsem : « Beaucoup tombent dans l’alcoolisme, les médicaments. En 2018, j’ai fait une tentative de suicide à cause de ce boulot, de la non-reconnaissance de ma hiérarchie.  »

Pour parler de leur boulot, de la façon dont elles l’aiment et de pourquoi il est de plus en plus dur à exercer, Manue, comme Kaïna, Nina ou Louna, sont intarissables. En vrac : « On n’existe pas aux yeux de l’éducation nationale, on est des moins que rien, des invisibles. Tant que les agentes sont épuisées, les enfants ne peuvent pas être bien accueillis. Depuis 2015, avec le changement du périscolaire, la mairie s’est beaucoup reposée sur les Atsem. On fait de plus en plus de choses, un peu le travail de la maîtresse en montant des ateliers pédagogiques, celui des agents d’entretien en nettoyant beaucoup et celui des animateurs périscolaires en préparant et animant un atelier par semaine. On travaille neuf heures par jour avec seulement trente minutes de pause. Dès qu’il y a une faute, c’est l’Atsem qui ramasse. Le métier a évolué, sans que la reconnaissance évolue.  »

Le contexte sanitaire n’a fait qu’empirer la situation : «  Pour pallier les absences, au début du deuxième confinement, ils ont tenté de recruter en urgence, mais ça ne marche pas. De toute façon la situation était déjà très tendue depuis plusieurs années : le problème d’effectif date d’il y a très longtemps. »

Ce problème d’effectif et de précariat est bien connu des élus et responsables municipaux. Suite aux premières mobilisations des agentes, la Ville a mis en place en 2019 un « protocole de déprécarisation ». Si le but est de garantir « plus de stabilité pour les agents concernés et leur donner accès à davantage de droits sociaux », les agentes mobilisées assurent n’avoir obtenu pour l’instant que des miettes. Selon un document intitulé «  bilan de la déprécarisation  » réalisé par la mairie le 16 novembre 2020, si quelques agentes ont été titularisées et s’il n’y a plus de contrat à moins de 50 % de temps de travail, 96 agentes techniques, 44 Atsem et plus de 500 animateurs étaient encore payés en « contrat horaires ». «  Il y a encore beaucoup de vacataires pour un service public, on demande pas une gestion de l’urgence mais un vrai plan de titularisation  » analyse Kaïna.

Les contrats-horaires, ça signifie que les agentes n’ont aucune garantie sur le nombre d’heures réalisées dans le mois – et donc sur leur paie. Alors, pendant les rassemblements de décembre, les agentes avaient agrandi et photocopié des bulletins de paie de 291 ou 376 euros. « Il faut que les parents d’élèves sachent que des personnes qui s’occupent de leurs enfants peuvent n’être payées que quelques centaines d’euros par mois, s’alarme Fatou, en contrat-horaire. On en a marre d’être juste des bouche-trous. Là, quand il y a une grève, on n’est pas payées, même si on ne la fait pas. Si notre gamin est malade et qu’on doit le garder, on n’est pas payées non plus. On demande pas grand-chose, juste d’être mensualisées avec un salaire fixe. »

C’est un fait : parmi toutes ces agentes, précaires ou titulaires, beaucoup sont des mères seules avec enfants. En écoutant leurs témoignages, leur colère contre l’injustice subie, leur difficulté à joindre les deux bouts, je repense à Mélancolie ouvrière, un bouquin de Michelle Perrot sorti en 2012. À travers le portrait de Lucie Baud, ouvrière de la soie «  rebelle et oubliée  » ayant menée des « grèves mémorables  » au début du XXème siècle dans la région de Vizille et de Voiron, cet ouvrage documente le quotidien harassant des ouvrières à l’époque, subissant des journées de douze heures minimum de travail pour un salaire leur permettant à peine de s’acheter à manger. Des femmes qui se sentaient complètement méprisées :

«  Ce sentiment de mépris, Lucie l’avait souvent éprouvé. À un journaliste qui l’interroge et s’étonne de ce qu’elle ne se soit pas rendue à la mairie pour exposer ses doléances elle réplique : “Avec un haussement d’épaules qui exprime éloquemment son dédain : « Peuh ! Nous ne sommes pas électeurs. À l’usine Duplan, les grévistes hommes sont très peu nombreux, ce sont les femmes qui constituent la grande majorité des chômeurs, et vous comprenez, notre situation n’offre aucun intérêt électoral. Les femmes, ça ne compte pas dans un scrutin »” (Le Petit Dauphinois, avril 1905).  »

Depuis, la soie a été concurrencée par d’autres textiles, la production de vêtements a été délocalisée vers des pays à faible coût de main d’œuvre, les femmes ont eu le droit de vote et les revendications féministes rencontrent de plus en plus d’échos politiques et médiatiques. Pendant la campagne des municipales de 2020, l’équipe d’Eric Piolle promettait d’œuvrer à « une ville engagée en faveur de l’égalité  », en travaillant notamment à une « déprécarisation des carrières à la ville de Grenoble, avec une attention particulière portée aux carrières féminines  ».

Mais cette déclaration d’intention ne se traduit pas du tout en actes pour l’instant, selon les agentes mobilisées. « On se sent vraiment maltraitées par la mairie, affirme Manue. La première population que cette municipalité maltraite, ce sont nous les femmes exploitées.  » Kaïna poursuit : « Nous ne sommes ni soutenues, ni entendues, avant et depuis le Covid. Les élus devraient descendre sur le terrain pour voir comment ça se passe. Le maire ne vient dans les écoles que pour faire de la communication sur les bâtiments rénovés. »

Le gouffre entre les paroles et les actes n’aide pas à la compréhension, surtout à distance. Alors quand pendant la réunion, l’adjointe aux écoles Christine Garnier, également cadre EELV locale depuis des lustres, tente d’exprimer toute sa gratitude aux agentes pour le travail effectué, une agente la coupe : « Arrêtez avec vos louanges ! Ça fait 15 ans que je fais ce métier. À chaque fois on nous dit qu’on est des personnes formidables, mais rien n’avance. »

Céline, syndiquée à la CNT, me raconte une anecdote : «  Il y a une telle dissonance entre la parole publique et les faits ! Rien ne peut faire douter ces élus. Quand j’ai dit à Pierre Mériaux qu’il était un employeur exploiteur, il a pété les plombs et prétendu que si on est contre eux, c’est qu’on est avec Carignon !  » Tout au long de la réunion en visio, l’adjoint au personnel se retranche derrière la formule « il n’y a pas d’argent magique  » en s’emportant : «  Le “yakafaucon”, ça ne fonctionne pas ! Nous sommes confrontées à des difficultés structurelles aggravées par la crise sanitaire. C’est impossible de titulariser la totalité des agents, il faut qu’on travaille métier par métier et au cas par cas.  »
Un plan de travail qui revient à dénigrer toute mobilisation collective, comme s’il n’y avait qu’à faire confiance aux élus et qu’il n’y avait « pas d’alternative ». Céline continue à me parler de l’adjoint au personnel : «  Pierre Mériaux se défend en prétendant qu’Eric Piolle milite pour le service public dans les médias et qu’il se bat contre l’État à l’association des maires de France pour avoir plus de budget.  » Plus que le manque « d’argent magique », Mériaux assume la nature précaire de beaucoup des emplois : « D’un point de vue individuel, c’est légitime de vouloir être titularisé. Mais d’un point de vue collectif, c’est impossible et ça ne correspond pas aux besoins de la collectivité.  »

Cette fois-ci c’est Kaïna qui le coupe : « Mais il y a des personnes en contrat horaire depuis plus de 10 ans : c’est bien qu’il y a un besoin de service public. Pourquoi vous ne les titularisez pas ?  »

Bref, la réunion en visio a été un fiasco. Au bureau de Sud, on s’est souhaité bonne vacances et on s’est donné rendez-vous en janvier pour « continuer la lutte  ».

Un mois plus tard, une réunion d’information syndicale est organisée, ouverte encore à toutes les agentes, et cette fois à l’initiative de Sud-CT, la CNT et la CGT. Si le syndicat majoritaire ne s’était pas joint aux mobilisations de novembre et décembre, Jérôme son représentant m’assure : « À la CGT on a exactement les mêmes revendications que les autres syndicats. Simplement jusque là on avait choisi une autre stratégie, la négociation dans le cadre du CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) mais ça n’a pas non plus avancé. »

Depuis juin, la nouvelle équipe municipale comprend aussi des élus du parti communiste (qui était dans l’opposition dans le mandat précédent) dont une certaine Isabelle Peters, maire adjointe au secteur 5 et membre de l’union départementale de la CGT. Est-ce que cette présence de la CGT au sein des élus facilite l’avancée des dossiers syndicaux portés par la CGT-mairie : « Pas du tout, m’assure Jérôme. Il y a toujours ce gouffre entre les prises de position et les actes une fois au pouvoir.  » Que des syndicalistes accèdent au pouvoir ne simplifie pas du tout les luttes municipales – tout comme le fait que le délégué de Force ouvrière Chérif Boutafa ait été présent sur la liste d’Alain Carignon aux dernières municipales, ce qui a coupé toute envie aux membres de Sud-CT et de la CNT de bosser avec ce syndicat.

Seulement une trentaine d’agentes sont présentes à cette réunion d’informations. Faut dire qu’une agente périscolaire raconte que son chef lui a «  mis la pression » pour qu’elle ne vienne pas en lui assurant qu’elle ne sera pas payée pendant la réunion – alors que c’est un droit pour tout salarié, quel que soit son statut, d’assister à ce genre de réunion pendant son temps de travail.
Après les belles mobilisations de l’automne, et les quelques miettes obtenues, c’est compliqué de retrouver de l’élan, de savoir comment continuer la lutte.

Dans Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot raconte les grandes grèves de 1906, les manifs quotidiennes à Voiron, les gendarmes désarçonnés par les femmes qui les harcelaient à coups de bâtons, les 3 000 chasseurs alpins appelés en renfort pour tenter de calmer la petite ville sous ébullition ouvrière, l’espoir d’un 1er mai complètement révolutionnaire, et les déceptions face au retour à la vie «  normale  ».

« Il y a une mélancolie ouvrière des lendemains de grève, qui pèse d’autant plus qu’officiellement on n’avoue pas l’échec, comme si c’était une faute, une lâcheté. Après la fièvre de l’action, l’exaltation des manifestations, l’excitation des meetings, le frisson des discours enflammés, après la provisoire et enivrante fusion du “tous ensemble”, le groupe dispersé se dissout. Chacun retrouve ses problèmes et sa solitude.  »

Je sens un peu cette mélancolie à cette réunion d’information syndicale. Ils sont loin, les rassemblements de décembre, les nombreux chants créés pour l’occasion, les photos poings levés. Maintenant il faut trouver d’autres idées, la grève une seule journée ça ne marche pas, pendant une semaine c’est trop compliqué à assumer financièrement notamment pour les animateurs périscolaires les plus précaires.

Trop peu de temps pour décider de la suite, mais une idée qui revient régulièrement : il faut essayer d’impliquer les parents. Une Atsem assure : « La grève de décembre a eu un bon impact sur les parents : au retour des vacances beaucoup de parents ont pris des nouvelles. On pourrait leur distribuer des tracts, leur montrer les bulletins de salaire de celles qui touchent 300 euros par mois pour s’occuper de leurs gamins. Beaucoup sont des électeurs, s’ils manifestent leur soutien, ça fera peut-être bouger la mairie.  »

Il y a l’enjeu de sortir des statuts précaires, d’avoir de meilleures conditions de travail, mais il est aussi beaucoup question de reconnaissance. Là-dessus, Manue, Kaïna, Nina et Louna sont aussi d’accord : « Beaucoup d’enseignantes nous prennent pour des boniches, des dames de services. Une minorité nous considère. Idem pour les parents : certains sont sympas avec nous mais la plupart ne s’intéressent qu’à la maîtresse. La seule vraie considération qu’on a, elle vient des enfants.  »

Notes

[1Ces postes étant en énorme majorité occupés par des femmes, leur dénomination est entièrement féminisée