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Grenoble à la pointe de la surveillance durable – Épisode 4

Allez vous faire connecter !

Pour ce quatrième épisode du feuilleton autour de la ville intelligente (les trois premiers étaient dans les n°24, 25, et 26), Le Postillon écrit une lettre à Loïc Lecerf, PDG de la start-up Smart me up, spécialisée dans « l’analyse faciale en temps réel » et basée à Meylan

Monsieur Loïc Lecerf,

On ne se connaît pas, on a eu un seul contact électronique. Je vous ai envoyé un premier mail de demande d’interview, vous m’avez simplement répondu « non merci ». Mon second mail était un peu plus offensif et vous accusait d’avoir peur de vous confronter à des « questions sortant du cadre de la propagande  ». Vous avez alors tenté de me rassurer : « Ne prenez rien de personnel (sic), je manque juste de temps, je fais des interviews pour les magazines qui ont une visibilité importante. » Ne vous inquiétez pas : cela ne m’a pas vexé.

Les magazines qui « ont une visibilité importante », bourrés de publicité et d’articles conformistes, vous tendent effectivement servilement leurs micros. Un de vos derniers beaux coups, c’est la « une » de Challenges, ce chic « magazine économique et financier » à destination des cadres supérieurs et patrons d’entreprise. En couverture d’un numéro sur les « 100 start-up où investir – et qui peuvent rapporter gros », on voit votre visage de gendre idéal.

Le visage, c’est votre fond de commerce. Car vous êtes le fondateur et patron d’une start-up spécialisée dans l’« analyse faciale en temps réel ». Son petit nom, c’est Smart me up, qu’on pourrait traduire par « rends-moi plus intelligent » ou « fais de moi un génie ». Vaste programme, surtout quand on apprend la façon dont vous vous y prenez. En gros, votre but est de rendre la vidéosurveillance « intelligente »  , comme vous l’expliquez dans une interview : « La reconnaissance faciale, c’est une technologie qui permet, à partir de n’importe quel flux vidéo, de n’importe quel système, d’extraire toutes les informations de manière similaire à un humain, c’est-à-dire le nombre de personnes dans une pièce, comprendre le genre des personnes, leur âge, analyser leurs émotions ». Fondée depuis trois ans, votre start-up a pour l’instant un gros client. « La technologie est déjà intégrée dans l’ensemble des Photomatons, pour valider une photo selon les normes internationales, pour savoir si une personne sourit ou pas, si elle regarde au bon endroit, si elle a le visage parfaitement centré. »

Sur toutes les photos de vous sur Internet, vous semblez toujours respecter les « normes internationales » : vous ne souriez jamais trop et regardez au bon endroit : vers où vous pourrez vous faire un maximum d’argent. Votre imagination pour des business potentiels est sans limite. Que ce soit dans le domaine automobile : « On va pouvoir analyser différentes choses, voir si une personne est en train de s’endormir, si les yeux sont en train de se fermer, voir si la tête est en train d’être baissée, analyser l’attention, voir si les yeux regardent d’un côté ou d’un autre. On va pouvoir aussi identifier la personne, adapter automatiquement les préférences de radio, de siège, en fonction de l’utilisateur et de ses intentions ».
Dans le domaine publicitaire : «  On est en discussion avec un des acteurs du marketing et de l’affichage en France. Un message publicitaire peut avoir un intérêt différent selon la personne, alors si on est capable d’analyser la personne et de comprendre son intérêt pour un contenu, en fonction de son genre, de son âge, mais aussi de sa coupe de cheveux, la façon dont il a taillé sa barbe ou sa coupe de lunettes, on peut changer de manière instantanée le contenu. Cela permet de présenter des contenus pertinents et avec une forte valeur ajoutée au consommateur. »
Ou dans le domaine sécuritaire, comme l’écrit le site internet À l’heure digitale : « Côté sécurité et protection, on pourra utiliser ce service pour identifier à distance les personnes qui veulent s’inviter chez vous. Savoir qui vient sonner chez soi : un ami, la famille ou plutôt un inconnu, plutôt sympa non ? »

Je ne trouve pas ça « plutôt sympa », bien au contraire : complètement abject. Vous n’avez pas la tête de Big Brother (d’ailleurs a-t-il vraiment une tête ?) : votre visage est « cool », cheveux en bataille, barbe pas tout à fait rasée, style un peu hipster assez classique pour vos trente-quatre ans. Mais vos actes vont faciliter la tâche de tous les petits Big Brother du monde. À votre décharge, il est vrai que vous vous inscrivez dans l’air du temps. Où les réfractaires à la surveillance de masse passent pour des illuminés, où chaque jour se multiplient les « objets connectés » collectant toute une série de données, où la ville entière est en passe de devenir « intelligente », c’est-à-dire ubiquitaire, scrutant tous les faits et gestes des habitants. Le maire de Nice Christian Estrosi développe chez lui une innovante smart city en affirmant sans complexe : « J’admets volontiers être Big Brother, dans le bon sens du terme ». Le problème, c’est qu’aujourd’hui la figure de Big Brother repousse de moins en moins : elle ne choque que des individus ou des journaux ayant une visibilité « pas importante » comme Le Postillon. Il y a encore dix ans, la vidéosurveillance était contestée par une large part de la population : elle s’est maintenant partout imposée. Les médias raisonnables remplissent leurs pages en promouvant toutes les innovations construisant petit à petit un monde totalitaire. On peut avoir l’impression qu’il en éclot tous les jours, à Grenoble comme ailleurs : ainsi, entre autres exemples, on a appris dernièrement qu’une nouvelle société baptisée Abeeway, basée à Meylan, développe le « GPS intelligent », c’est-à-dire « une technologie de rupture permettant de localiser les objets et personnes sans rechargement de batterie et sans limite de distance entre la balise et l’utilisateur ». Ceci permettra notamment de « détecter des événements anormaux », « gérer les flux  » ou « rassurer les parents en leur permettant de localiser leurs enfants ».
Un peu plus loin, à Moirans, PSI (prévention sécurité intervention) est en train « d’imaginer le développement des drones de surveillance » : « Le drone de surveillance est un nouveau relais de croissance. Nous envisageons la sécurisation des grands sites industriels par les drones. (...) Le drone est installé sur le toit du bâtiment industriel. Il décolle et fait des rondes. Il peut voler jusqu’à 150 mètres de hauteur et zoomer, de jour comme de nuit. Ensuite, il compare l’image qu’il voit et l’image qu’il doit avoir. S’il y a une différence, un mouvement suspect, la présence anormale d’une personne, il alerte le centre de surveillance ». (Le Daubé, 19/05/2015). Est-ce trop has been de se demander ce qu’il serait advenu si les régimes pétainistes et nazis avaient disposé de tels outils (vidéosurveillance intelligente, GPS intelligent, drones de surveillance) ?

Si je vous ai demandé une interview, c’était pour vous tirer le portrait. À vrai dire, votre parcours – études en « intelligence artificielle », haute école de commerce de Paris, passage au centre de recherche de Xerox, plusieurs petites start-up créées - m’intéressait assez peu. Disons qu’il est assez classique, qu’il ressemble au parcours des autres PDG de start-up locales, au parcours de vos collègues, dont la plupart sont « docteurs en intelligence artificielle ». Remarquons au passage que vous ne pouvez même pas vous vanter de créer des emplois : votre société emploie seulement huit personnes, des « profils » de scientifiques de haut niveau qui ne connaîtront jamais les charmes de Pôle emploi. Vous n’avez aucune prétention d’utilité sociale : vous voulez juste vous faire un maximum d’argent ; et c’est pour ça que vous êtes à l’aise dans les endroits comme le CES (Consumer Electronic Show) de Las Vegas de 2015, où votre boîte a fait sensation. Mais j’aurais aimé voir comment vous parliez, s’il était possible de discuter avec vous des questions posées par l’invasion des mouchards et autres outils policiers, ou si vous étiez complètement stupide. Bref, de voir si c’était un sentiment de manque qui vous poussait à développer une intelligence « artificielle ».

Quand j’ai découvert votre start-up, j’ai tiré une sale gueule. Genre pas du tout aux « normes internationales » de Photomaton. Ce qui me rend le plus triste, ce n’est pas l’horreur de vos « innovations », mais la faiblesse de la contestation. Vous et vos clones développez vos atrocités dans la plus grande impunité. Quelquefois des voix discordantes se font heureusement entendre : en octobre dernier, un groupe de personnes a fait annuler une soutenance de thèse de l’INPG (Institut national polytechnique de Grenoble) autour – justement – de la vidéosurveillance intelligente. Leur motivation : contester les recherches scientifiques qui « développent et perfectionnent au contraire les outils technologiques qui permettront de contrôler, surveiller et contraindre demain la population ».
Je rêve du jour où vous serez contestés jusque vos locaux de la zone Innovallée, jusque dans votre résidence cossue du haut-Meylan, où vous entendrez le dégoût que nous inspirent vos recherches.
En attendant, je vous prierai, cher monsieur, d’aller vous faire connecter.

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