Accueil > Mai / Juin 2013 / N°20
Le micro tendu à stmicro
À quand le renoncement productif ?
Qu’est ce qui se passe dans la tête d’employés d’entreprises polluantes et énergivores pour qui la croissance n’a pas de limite ?
Quel sens donnent-ils à leur travail ?
Les syndicalistes et les patrons défendent-ils ensemble
la fuite en avant technologique ?
Vaut-il mieux déserter ou militer à l’intérieur ?
Sommes-nous condamnés à la course à l’emploi ?
Discussion entre deux membres du Postillon et Marc et Philippe, tous deux ingénieurs à STMicroelectronics Grenoble et délégués CGT.
Le Postillon : STMicroelectronics (ST) fabrique des semi-conducteurs. En quoi ça consiste ?
Phillipe : À Grenoble, on ne fait presque pas de production, on produit de la matière grise [1]. On conçoit ce qui va être dans ce qu’on appelle des puces et qui sont en fait des morceaux de silicium sur lequels il y a un certain nombre de choses qui ont été gravées de façon à réaliser des tas de fonctions. On conçoit des circuits électroniques qui contrôlent l’allumage des lampes, l’allumage d’un moteur de voiture, ou ce qui se passe dans un lecteur de CD, ou un autoradio, ou une machine électronique. On travaille aussi sur les cartes à puces, les cartes téléphone, les cartes d’accès, les disques durs, les décodeurs TV, les boîtiers Internet. Et bien entendu sur la téléphonie.
Alors vous possédez les portables dernière génération ?
Philippe : Moi, non, j’en ai zéro.
Alors qu’on pourrait penser que dans les gens qui œuvrent à développer ça...
Marc : Non, pas forcément... regardez moi j’ai un portable, mais je vous le montre, ce n’est pas un smartphone, c’est un ancien, tout simple.
On sait qu’il y a une actualité sociale en ce moment à ST, et que vous craignez des pertes d’emploi dans le futur [2]. Si on est venu discuter avec vous aujourd’hui, ce n’est pas pour parler de ça. C’est parce que selon nous il y a une question, très peu présente dans les médias et la population, qu’on doit pourtant impérativement se poser à notre époque. C’est la question des choix de société à faire entre, pour caricaturer, le redressement productif d’un côté et la décroissance de l’autre. Est-ce qu’il faut à tout prix sauver tous les emplois industriels et continuer dans cette voie ? Ou faut-il réfléchir à d’autres modèles de travail, d’activités qui ne soient pas dirigés vers le but de la croissance ? On a vu que vous aviez écrit dans un tract : « Nous sommes conscients que dans toute activité industrielle, on peut dénoncer les consommations de masse, les méthodes de production polluantes. Nous savons que notre industrie ne peut échapper à ces critiques, mais le débat actuel ne porte pas sur ce sujet ». Aujourd’hui, on est en dehors de l’actualité, alors on est venu vous demander votre avis sur ces sujets-là.
Marc : Je vais vous répondre en tant que collectif parce qu’après on peut avoir des avis différents. Sur le côté écologique, on a essayé, en 2005, de faire un boulot de recherche et de compréhension des phénomènes des nanotechnologies. Mais dans l’entreprise le droit n’est pas favorable pour une activité syndicale de recherche. En pratique, on ne peut pas faire de travail d’investigation écologique (...)
L’autre sujet sur lequel on n’a absolument aucun pouvoir, c’est tout ce qui est matière de recyclabilité, de consumérisme, etc. On n’a aucun pouvoir d’intervention pour dire « vous avez fait une production trop rapide par rapport à la précédente, ou de mauvaise qualité... ». Chacun a son petit domaine technique mais ça ne veut pas dire qu’on ait à traiter les problèmes de consumérisme, d’enjeux pour la santé, ou de ressources minières.
Je ne vous demande pas forcément des avis techniques mais plutôt de me dire, politiquement, ce que vous pensez du fait que la croissance de ST soit basée sur ce qu’on appelle l’obsolescence programmée. Pour que ST vende plein de puces, il faut par exemple que les téléphones portables et autres appareils électroniques soient sans cesse périmés, qu’il y ait sans cesse des innovations créant des besoins inutiles.
Marc : On a peu de débats dans le syndicat car on est toujours pris, à tort ou à raison, par des urgences sociales. C’est notre faiblesse. On évoque ces questions dans les réunions mais en tant que prises de position, il n’y a guère plus qu’une ou deux phrases dans nos tracts. Sans doute aussi parce que notre vision de l’efficacité syndicale est d’agir selon les pouvoirs qu’on a. Dans ces domaines là, on n’en a pas.
Sur la question de l’obsolescence technologique, on ne pense pas que notre boîte ferait en sorte que ces puces crèvent rapidement pour qu’elles soient remplacées. Ce n’est pas pour se défausser mais le sujet est plus à un autre niveau, à savoir comment les fabricants de téléphone portables, les boîtes qui nous achètent des puces, arrivent à sans cesse créer des besoins.
Ce qui nous intéresse ce n’est pas forcément l’avis du syndicat, mais le vôtre en tant que travailleurs qui réfléchissez au sens de ce que vous faites. Que pensez-vous de la logique de ST, qui est une logique libérale et de fuite en avant technologique ?
Philippe : En tant que salarié, on est intéressé à une réussite de l’entreprise qui a pour condition la réussite de ses clients. Si des clients considèrent que leur réussite passe par être dans cette course technologique, d’une certaine façon on est dans une course contrainte car c’est le classique « si c’est pas moi, c’est les autres. » Cela dit, cela n’empêche pas de se préoccuper d’écologie par exemple. Dans la division où je suis, on a développé un capteur qui permet d’éteindre l’écran quand on approche le téléphone de la tête. Ça paraît mineur et en même temps ça rallonge le temps de la batterie. Il faudrait faire un bilan en prenant en compte l’énergie « grise » [3] pour voir ce que l’on gagne, mais à première vue on augmente l’efficacité énergétique. C’est un composant de plus, qui utilise des matières premières, plein d’énergie de transformation mais qui, en fin de chaîne, aboutit à une réduction de la consommation énergétique.
Marc : Il peut y avoir plusieurs points de vue au syndicat. Ma sensibilité c’est de dire qu’il y a le meilleur et le pire. Il y a des choses, comme conséquences du travail que l’on fait, c’est du gadget, complètement inutile. Et puis il y a des trucs, c’est plutôt bien. On n’a pas le pouvoir de trier. Les salariés en général n’ont aucun droit de regard sur ce que produit l’entreprise.
Philippe : Si. Ils ont un pouvoir, c’est celui de partir.
Marc : C’est sûr mais concrètement ça ne change pas les choses, c’est quelqu’un d’autre qui prend la place.
C’est quelque chose que vous avez envisagé ou pas du tout ?
Philippe : C’est une question à laquelle je pense régulièrement mais de là à en faire une démarche construite et aboutie, c’est autre chose parce que ce n’est pas le seul élément dans ma réflexion.
Ce serait pour quelle raison ? Tout à l’heure par exemple vous disiez que vous n’aviez pas de portable.
Philippe : Parce que ça fait partie justement du choix que j’ai en tant que citoyen de contribuer ou pas à l’expansion de ce marché, et de participer à une partie de la course technologique. Quitter la société, ce n’est pas ma seule façon de la critiquer.
J’ai aussi lu dans un tract de la CGT : « le téléphone portable qu’on le veuille ou non est un produit de première nécessité ». C’est un argument pour maintenir l’emploi que vous contredisez en n’en ayant pas...
Philippe : Je suis pas forcément d’accord avec ce tract...
Moi par exemple je n’ai pas de portable, mon collègue en a un pour des raisons professionnelles, mais en tout cas on a de moins en moins le choix pour vivre en société.
Philippe : Je suis tout à fait d’accord mais c’est une question d’organisation de la société et de participation des citoyens aux décisions. Aujourd’hui, le débat n’est pas posé.
Marc : Je te rejoins même si j’ai cautionné cette phrase. S’il y a tant de gens qui ont un portable, il faut quand même penser que ce n’est peut-être pas un besoin si artificiel que ça.
Il y a le côté négatif « flicage » et à côté les dernières révolutions arabes qui se sont faites grâce au téléphone portable. Je dis pas que c’est super mais je dis qu’il faut voir les deux aspects.
Autre exemple : faire Le Postillon j’imagine, comme faire des tracts syndicaux, c’est tellement plus facile aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans. Techniquement, avant il fallait une nuit de travail pour faire un tract mal foutu d’un recto simple. Aujourd’hui on peut collectiviser beaucoup plus facilement la rédaction d’un tract.
Le Postillon, c’est tiré à 3 000 exemplaires. Pendant la guerre il y avait des journaux locaux clandestins qui étaient tirés à 20 ou 30 000 exemplaires
Marc : Ce n’était pas plus facile de le faire.
Bien sûr, mais il y avait des personnes et de l’énergie pour ça. Faire vivre un journal, c’est plus dur aujourd’hui même si c’est plus facile techniquement de l’imprimer. Le développement du portable, par exemple, crée un monde qui change les rapports entre les gens. Quand vous disiez que le portable a fait la révolution en Tunisie ou en Égypte, je pense plutôt que c’était un palliatif dans le sens ou la télévision et le téléphone font que les gens se parlent moins « dans la vraie vie ». Avant la télévision, il y a avait beaucoup plus de bistrots, de lieux de vie, d’endroits ou les gens se croisaient. Aujourd’hui les outils de « communication » font que les gens passent leur temps dessus et ne communiquent plus avec leurs voisins dans le bus ou dans la rue. Quasiment toutes les conversations sont coupées par une sonnerie. Au final le portable ne fait pas que créer des possibilités. Il détruit, entre autres, des liens sociaux authentiques [4].
Marc : J’entends ce discours et dis qu’en partie vous avez raison mais je vois les deux aspects des choses. Je pense qu’il y a le côté négatif parce qu’effectivement tous ces médias dominants aujourd’hui, la télévision ou le portable, tous ces médias nous donnent une idéologie dominante, une culture dominante, incitent à la passivité, à être branchés en permanence pour rien. Mais je pense qu’il y a des moments de l’histoire où ces outils technologiques ont été retournés pour libérer les gens.
Vous demandiez « pourquoi vous n’avez pas quitté l’entreprise ? » Je fais partie des gens qui pensent que le travail peut permettre une contestation, y compris sur le lieu du travail. Et je suis volontairement venu dans l’entreprise pour faire ce travail d’éducation populaire, y compris avec toutes les contradictions que ça entraîne. Les cafés, ça avait un côté sympa, mais ça avait aussi plein de mauvais côtés.
Par exemple dans le quartier d’à côté, Berriat Saint-Bruno, il y a cent ans il y avait 150 cafés, maintenant il en reste 20 [5].
Philippe : La question est de ne pas se tromper sur ce qui a induit ça. Je ne suis pas sûr que ce soit les évolutions technologiques.
Marc : Pour moi c’est le capitalisme qui a conduit l’évolution du quartier Berriat. C’est la spéculation immobilière, la technopole, je pense que vous êtes d’accord avec ces idées-là. Après, qu’est-ce qui a fait qu’on n’a pas arrêté le capitalisme ? C’est plutôt ça la bonne question pour moi. On n’a pas arrêté le capitalisme, il utilise aussi les armes de la technologie, c’est vrai, on vit là-dedans, ça ne veut pas dire qu’on cautionne. Après je ne pense pas qu’il faudrait revenir forcément sur le monde qu’il y avait avant, qui était aussi dans le capitalisme.
Philippe : Je pense que dans ce contexte là on ne prend pas assez conscience en tant qu’individu du pouvoir qu’on a par son propre choix de vie et ses actes délibérés d’adhérer à telle ou telle démarche, de cautionner telle ou telle industrie. Il y a une concentration de volontés individuelles qui pourraient faire émerger une autre société. Ça passe effectivement d’abord par une prise de conscience.
À ce propos là du capitalisme et du libéralisme, il y avait aussi écrit dans un tract « Il faut sortir d’une vision « d’excellence » qui condamne à la compétition permanente, qui épuise les personnes et l’environnement. Nous voulons aller vers un monde de coopération, de partage des connaissances, de solidarités ». Je trouve ça très bien, mais je pense que vous êtes d’accord pour dire que la politique de ST c’est tout l’inverse : elle s’inscrit dans une vision d’excellence, dans un monde de compétition. Comment lutter pour cette philosophie à l’intérieur d’une entreprise agissant dans le marché mondial où les valeurs qui dominent sont inverses ?
Philippe : Je n’ai pas la réponse. J’observe simplement qu’en allant déjeuner avec des gens presque toujours différents à la cantine du midi, je rencontre des personnes avec qui je suis susceptible d’aborder des questionnements essentiels y compris des questionnements de société comme ceux-là. Après, ce qu’ils en font, ce n’est plus de ma responsabilité. Quand j’envoie à titre d’exemple le lien sur une conférence de Christophe Dejours (sur la souffrance au travail, l’excellence) à ma DRH, pour moi c’est une action qui va dans ce sens-là, mais je ne sais pas ce que ça va devenir.
Est-ce que vous discutez avec vos collègues des questions de la pollution engendrée par la fabrication de ces semi-conducteurs, les dépenses d’énergie, d’eau, d’électricité [6] ? En ce moment, il y a des emplois menacés à ST Ericsson. Est-ce que c’est toujours l’argument de l’emploi qui est mis en avant plutôt que des questions écologiques ?
Philippe : Je n’aborde pas systématiquement les choses comme ça parce que j’ai observé qu’un certain nombre de gens prendraient rapidement la mouche en se disant « qui c’est celui-là, pourquoi il me donne des leçons ? ». Par contre, cela n’empêche pas d’arriver à ce genre de questionnements en discutant. Ce n’est pas tous les jours, parce que des fois j’arrive à une table et puis ça parle de foot. C’est dur d’en sortir et d’arriver sur la pollution engendrée par l’industrie microélectronique par l’extraction des minerais, par exemple [7].
Pour tout changement de société, il y a plein de petits actes individuels, de discussions, d’envois de textes. Mais il faut aussi une force collective, non ?
Marc : On n’a pas forcément la même sensibilité, Philippe et moi là-dessus, mais c’est bien parce que ça fait partie de la richesse du syndicat. Lui est très sensible à l’acte individuel, moi à la force collective, mais ce n’est pas incompatible. En terme de syndicat, malheureusement on est situé souvent sur l’urgence.
Philippe : C’est aussi un choix.
Marc : Oui. C’est un choix que j’ai fait, pour construire une alternative, de répondre d’abord sur l’urgence pour être crédible, pour avoir une certaine forme d’efficacité reconnue. À mon avis, il est difficile de parler aux gens si quelque part tu ne leur as pas donné une forme d’accompagnement sur des points qu’ils considèrent comme étant essentiels : l’emploi, les salaires, les conditions de travail. Après, il faut s’enrichir du reste mais si on ne répond pas d’abord à ces questions, ça ne marche pas. Et chaque semaine on est confronté à ça. Au CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), il y a sans arrêt des interventions sur les risques psycho-sociaux : il y a à peu près 200 personnes en souffrance sur ce site, sur 2400. Il n’y a pas longtemps, un gars a littéralement pété un câble. Il est arrivé le matin dans son bureau et a coupé tous les fils.
De l’extérieur, à chaque fois qu’on critique une industrie, on nous dit toujours « c’est de l’emploi donc il n’y a rien à dire ». Avec ces questions de redressement productif, c’est de plus en plus difficile de critiquer le sens des emplois. On a l’impression que n’importe quel projet stupide - détruire une montagne pour la reconstruire plus loin - serait soutenu par les élus et les syndicats tant qu’il y a de l’emploi. On est bien entendu conscient que tout le monde a besoin d’un emploi, ou tout du moins d’un salaire - nous y compris d’ailleurs - mais si la question du sens de l’activité humaine disparaît totalement, c’est stupide.
Marc : Les salariés ont souvent peu de pouvoir, même s’ils peuvent toujours refuser en tant qu’individu. Nous, on incite les gens à se syndiquer pour agir collectivement. Mais sur un site comme ça où il y a 2400 personnes, à la CGT on syndique 50 personnes. Voyez la faiblesse. C’est une grosse limite.
Philippe : On rejoint des problèmes très essentiels qui sont des problèmes de délégation. Les gens délèguent la contestation au syndicat.
Marc : Je pense aussi qu’il y a de vraies contradictions et qu’on ne peut pas y échapper. Il est certain que si on avait un certain pouvoir, est-ce qu’on irait jusqu’au bout en disant « faut arrêter la production parce que des téléphones portables on en a assez produit dans le monde ? ». Je ne pense pas que les salariés nous suivraient sur ce genre de choses, parce que derrière on n’aurait plus de boulot et on serait à la porte. Donc je veux dire : tant qu’on n’a pas arrêté le système, ce n’est pas possible de stopper tout ça. Il faut des actions collectives de changement de société pour que cela ait une cohérence, pour aller sur un autre chemin.
Vous, à titre individuel, tout à l’heure vous vous étiez posé la question de quitter ST. Pourquoi vous ne le faites pas ? Est-ce parce que votre travail a un sens ? Ou est-ce pour des questions de salaire, qui est peut-être important, je ne sais pas ? Par exemple, si vous étiez passionné de vélo, si vous aviez le même salaire pour réparer des vélos, est-ce que vous quitteriez ST ?
Philippe : Si on pose la question en termes de ressources économiques, il est clair que ça joue un rôle aujourd’hui dans la décision, mais on ne peut pas considérer que c’est la seule raison. Je considère qu’en ayant le contact avec potentiellement deux mille personnes sur ce site-là je peux avoir plus d’influence sociale qu’en étant à l’extérieur de l’entreprise et en rencontrant des gens au hasard de mes pérégrinations.
Éloignons-nous de la réalité. Si les personnes très critiques vis-à-vis du téléphone portable avaient un vrai poids politique, pesaient à tel point que la question d’arrêter ces industries, de reconvertir les personnes qui bossent là dans d’autres activités, se posait, qu’est-ce que vous en penseriez ?
Marc : C’est une question très abstraite. Il faudrait voir quelle est la situation qui a amené à ça.
Par exemple ça pourrait être sur une critique forte du monde que créent ces technologies-là ou sur la question de la consommation d’énergie. Le site de Crolles consomme énormément d’eau et a même imposé aux collectivités des fortes amendes en cas de rupture d’eau pendant une heure [8]. C’est quand même aberrant quand on sait qu’il y a des agriculteurs à côté qui ont des restrictions, comme pendant la canicule de 2003. Ce serait du simple bon sens de se dire qu’il faut mettre l’eau en priorité pour faire pousser des légumes plutôt que pour produire des puces.
Marc : Oui, s’il fallait fermer la boîte, on fermerait la boîte. S’il y avait des raisons qui paraissaient démocratiques et légitimes du point de vue du bien commun on s’y rangerait. Mais on est dans un si.
Mais on ne donne jamais le droit ne serait-ce que d’évoquer ces questions. C’est un tabou de fermer une boîte qui embauche des milliers de personnes même si sa production est désastreuse écologiquement et socialement [9].
Marc : Je pense qu’il y en a d’autres à fermer avant. Je fais partie par exemple des antinucléaires. Mais on pourrait parler aussi de l’armement, d’une partie de notre industrie, d’une partie de la chimie. Parce que là je trierais, avec la chimie on fait aussi des médicaments, peut-être inutiles, mais je ne sais pas. Donc je ne sais pas s’il faudrait tout supprimer.
C’est un travail qui est à faire par une société qui serait différente. Savoir s’il faut arrêter les productions, celle où on fait trop d’objets qui sont obsolètes trop rapidement, qui ne sont pas assez recyclables. Il y a un certain nombre de choses qui devraient être abandonnées mais c’est à réfléchir collectivement. Je vais finir par une petite anecdote, celle-là je l’aime bien : ST a un site à Rousset, à côté d’Aix-en-Provence. Un matin, les ouvriers sortent de la boîte et voient leurs pare-brises complètement foutus, plus du tout transparents. C’était de l’acide fluorhydrique qui était tombé en fines particules sur les vitres. Ils se mettent assez rapidement en grève. Le syndicat fait toutes les procédures qu’il pouvait auprès des institutions, des entreprises, etc. Au final tout le monde a déclaré qu’il n’y avait aucun danger. Ils ont simplement augmenté la puissance des ventilos, et diminué le nombre de particules par litre mais le volume de particules n’a pas diminué. L’entreprise a remboursé les vitres.
Philippe : Il faut quand même préciser que l’acide en question, c’est hyper-mortel, ça pourrit les os quand ça pénètre dans le corps.
Marc : Sur le fond, sur ce que ça pose comme problèmes pour l’environnement, rien n’a été résolu. Cela montre que, du côté des institutions, on n’est pas aidé. Et le faible pouvoir qu’on a : même quand il se passe un truc où les gens sont directement intéressés - c’est quand même leur santé - on n’arrive pas à coincer l’entreprise et la faire vraiment évoluer sur le fond.
Notes
[1] STMicroelectronics possède deux sites dans la région. Celui de Grenoble (2400 employés) est essentiellement un centre de recherche et développement. Crolles 1 et Crolles 2 (environ 3500 employés) sont deux usines centrées principalement sur la production. ST est le plus gros employeur privé de la région grenobloise.
[2] STMicroelectronics vient d’abandonner sa filiale ST Ericsson, spécialisée dans la téléphonie mobile. Si tous les salariés grenoblois seront réintégrés dans la maison-mère, 1600 emplois seront supprimés ailleurs dans le monde. La CGT craint en tout cas des futures baisses d’emplois en Europe dans le secteur de la microélectronique et organisait le 9 avril à la Maison du tourisme de Grenoble une conférence intitulée « Quel avenir pour la filière microélectronique ? »
[3] Énergie dépensée avant l’existence du produit pour sa préparation, puis après pour sa commercialisation et sa destruction ou son recyclage.
[4] Pour une critique complète, lire Pièces & Main d’œuvre, Le téléphone portable, gadget de destruction massive, éditions l’Échappée, 2008.
[5] Affirmation largement approximative. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un siècle il y avait 55 cafés sur le cours Berriat entre la ligne de train et le pont du Drac et qu’aujourd’hui il n’y en a plus qu’une dizaine.
[6] Quelques chiffres : le site de Crolles 2 consommait en 2007 700 m3 d’eau par heure, 40 millions de kWh d’électricité par an et 25 millions de kWh de gaz naturel par an. Pour plus d’informations, voir les textes STNécro à la pointe de la lutte contre l’environnement et Pour en finir avec Crolles 2, sur www.piecesetmaindoeuvre.com. Toujours sur le même site, on peut également lire Pingouin en salle blanche c’est un sale boulot.
[7] « Autour de sa puce, votre téléphone a besoin de coltan, un minerai résistant à la chaleur. Celui-ci est extrait notamment en République démocratique du Congo. Comme les diamants, le coltan a été au centre d’une guerre pour le contrôle des ressources qui a tué plus de trois millions de personnes dans sept pays. Au Congo, de nombreux enfants sont retirés de l’école pour aller travailler dans les mines de coltan. Le minerai est acheté aux rebelles congolais et à des compagnies minières hors-la-loi par trois sociétés : Cabot Inc. aux Etats-Unis, HC Starc en Allemagne, et Ningxia en Chine. Ces sociétés transforment le minerai en une poudre qu’elles vendent à Nokia, Motorola, Ericsson, Sony, Siemens et Samsung. Les mines de coltan sont situées sur le territoire des derniers gorilles des plaines, qui sont la cible des mineurs. Au rythme du saccage actuel, les spécialistes estiment à 10 ou 15 ans maximum l’espérance de survie de l’espèce ». Extrait de Le téléphone portable, gadget de destruction massive, op.cit.
[8] « L’Alliance a besoin de beaucoup, d’énormément d’eau ? Ok, ok, on double les canalisations sur 18 km, pour 25 millions d’euros payés par les collectivités. La fourniture d’eau pour le nettoyage des plaques de silicium (l’Alliance en pompe 700 m3/heure) ne doit jamais être interrompue ? D’accord, le Sierg (Syndicat intercommunal des eaux de la région grenobloise) s’engage à payer 150 000 € de pénalités par heure d’arrêt. » Extrait de Pour en finir avec Crolles 2, op. Cit.
[9] Depuis quelques mois, à Tarente en Italie, un mouvement d’habitants et d’ouvriers s’oppose aux syndicats et aux élus voulant absolument sauver « l’Ilva » la plus grande aciérie d’Europe, ses milliers d’emplois et ses ravages sur l’environnement et la santé. Lire à ce sujet le reportage de Tomjo du journal lillois La Brique, La mort à Tarente (sur labrique.net). Extrait : « ‘’Dans notre comité, nous avons mis en place des groupes de travail sur la santé, la démocratie, etc. Mais surtout, il est important de penser l’après Ilva : quelles activités on va faire, de quoi on va vivre, se tourner vers la mer, la terre, remettre sur pied les ruines qui datent de la Grèce antique, restaurer la vieille ville... Tout ça, c’est des idées pour après, mais il faut y penser dès maintenant’’. Les habitants de Tarente n’ont plus d’autre choix que d’affronter ces questions, sans cesse repoussées par celles, prétendues plus urgentes, du retour de la croissance et du plein emploi. »