Accueil > Été 2021 / N°61

À la recherche de chemins loins du tourisme

En Oisans, la manne financière du tourisme de masse empêche toute velléité d’imaginer une vie plus simple à la montagne. À Ornon, quelques jeunes, promis à une carrière de guide ou moniteur de ski, ont choisi de déserter l’industrie du tourisme pour se rapprocher d’une « vie plus paysanne ». Et c’est loin d’être facile.

Leur voie était toute tracée. Moniteur de ski. Ou prof d’escalade. Ou guide de haute-montagne.
Dans cette vallée, c’est l’ordre naturel des choses.
On grandit avec les skis aux pieds et un baudrier à la place des couches. Et puis, quand vient le temps de gagner de l’argent, on encadre des touristes dans des activités de montagne. Simple, basique, évident. En plus, ça paye plutôt bien.
Si les diplômes de guide ou de moniteur de ski sont très exigeants pour quelqu’un de la ville, ils sont beaucoup plus accessibles pour qui a grandi à travers crêtes et falaises de montagnes. Un peu comme devenir banquier quand on s’appelle Rotschild.

Eux trois ont grandi à Ornon, un de ces bleds où les hameaux sont accrochés à la pente. Au-dessus, il y a le massif du Taillefer, en face il y a l’Alpe d’Huez et le massif des Grandes Rousses, à dix kilomètres en contrebas, le Bourg d’Oisans et le début des vallées de l’immense massif des Écrins. Alors certains ont passé des diplômes. Hugo est prof de ski. Étienne est pisteur et moniteur d’escalade. Abel avait presque fini sa liste de courses de haute montagne pour entrer à l’école des guides.
Mais peu-à-peu, la vingtaine à peine passée, ils se sont détournés de cette voie toute tracée.

Hugo, ancien compétiteur, a un peu bossé comme moniteur de ski. « Depuis le début je me disais que je ne pourrais pas faire ma vie là-dedans.  » Il aimait bien le contact avec les gamins au jardin d’enfants de l’Alpe d’Huez, mais les quelques beaux moments partagés ne suffisaient pas à cacher l’effroyable tableau d’ensemble et la pente glissante qui se présentait sous ses pieds. L’industrie du tourisme et toute son hypocrisie ambiante, où tout le monde dépend du tourisme mais où tout le monde déteste les touristes. La caricature du restaurateur qui s’ébroue « connards de touristes  », tout en servant toute la journée des vacanciers venus du monde entier. Cette lutte des classes déplacée à la montagne, où les riches louent des chalets à 10 000 euros la semaine et font des tours d’hélico pendant que leurs chiottes sont nettoyées par des saisonniers locaux précaires ou des étudiants étrangers faisant des allers-retours depuis Grenoble à la journée, faute de logement accessible sur place. Ces profs de ski cinquantenaires, au visage tanné et ridé par les milliers d’heures passées sur la neige au soleil, recherchant l’excitation uniquement dans la drague d’Anglaises de 18 ans en boîte de nuit. Ces anciens amis du lycée, eux aussi devenus « pull rouges  », le surnom des profs de ski, qui à 22 ans achètent déjà un studio à l’Alpe, puis un 4x4 tout neuf, sans autre horizon d’aventure que la réussite individuelle.

Tant de raisons de fuir, de déserter. « À 26 ans, je suis déjà retraité  » fanfaronne Hugo, qui pour l’instant vit toujours en partie sur les économies amassées à bosser dans les stations, en plus des maigres revenus des colos estivales.

Étienne n’a jamais vraiment bossé en tant que pisteur ou prof d’escalade, malgré ses diplômes. « Mon père me reproche de ne pas valoriser ma “culture montagne”  » s’amuse-t-il. Lui a vadrouillé un peu, passé du temps avec des paysans : « Quand tu reviens, tu vois tes potes qui sont bloqués uniquement sur le ski et l’escalade, et ça te paraît fade. » La critique du tourisme n’est pas présente en Oisans : «  Si t’es en marge de ce truc-là, tu te fais peu à peu expulser du territoire.  » Il faut à la fois ne pas dire du mal des stations qui amènent de l’argent et à la fois avoir «  l’esprit parc  », nom de la marque des parcs nationaux « inspirée par la nature ». Ici, au pays du parc national des Écrins, elle est collée depuis peu sur tous les gîtes ou ateliers d’artisans du coin acceptant d’adhérer à une charte environnementaliste fourre-tout, maintenant l’illusion d’un engagement fort pris par les acteurs du tourisme. Comme toute les marques, c’est un outil de marketing. « À l’école on était déjà biberonnés à “l’esprit Parc” et on nous martelait que le parc c’est bien. Mais on ne trouve pas grand monde avec qui discuter de ce bien-fondé. Philosophiquement, le parc national est pour moi l’échec d’une civilisation, où on protège un espace pour mieux flinguer tout le reste.  » L’Oisans en est une belle illustration, avec d’un côté, ses routes saturées et ses projets de développement de remontées mécaniques infinis, et de l’autre ses « espaces protégés ». Le lac du Lauvitel est un cas d’école : un côté du lac est une « réserve intégrale  » quand l’autre voit défiler des centaines de touristes chaque jour de beau temps.

Des déclics, il y en a eu plein. Quelques lectures, notamment le Manuel de l’antitourisme de Rodolphe Christin (Écosociété, 2017). Beaucoup de discussions, des rencontres, des réflexions personnelles, pour en arriver à l’envie certaine de faire des «  choses plus simples, plus basiques  », loin de ce « tourisme destructeur  ». « Faire perdurer cette opulence n’est pas souhaitable, alors on n’a pas d’alternative à proposer. On veut avant tout se démarquer de ce modèle, se réapproprier nos modes de vie, habiter vraiment les vallées. Ça passe par une vie qui se rapproche plus d’une vie paysanne.  »

Depuis cinq ans, Étienne est revenu à Ornon, le village natal, dans l’ancienne école communale, qui n’a pas vu d’instit’ depuis plus de cinquante ans faute d’enfants à scolariser. Les proprios la lui ont prêtée gratuitement en échange de l’entretien. Hugo et Abel l’ont rejoint, et d’autres, des pas du pays, de rencontres diverses et variées. Cinq ans à vivre en coloc’ entre cinq et dix – paraît même que pendant le premier confinement, ils étaient vingt.Pour quoi faire ? Essayer de vivre et travailler ici, sans trop dépendre du tourisme. Des fournées de pain hebdomadaires dans le four communal, et des tournées pour le vendre. De grands jardins vivriers sur un peu plus de mille mètres carrés prêtés un peu plus bas. Pas mal de bricole – et puis aussi des chantiers pour arrondir les fins de mois.

Faut dire aussi que rien n’est évident, dans ce pays où le plat désigne uniquement ce qu’on met au milieu de la table à l’heure du dîner. Partout autour de leur maison, tout est très pentu, tout, sauf un petit terrain qui l’est seulement faiblement. Ce petit terrain appartenait à un vieux monsieur, mort il y a quatre ans. Depuis, sa maison est très rarement visitée par ses deux filles – tout comme le petit terrain. Comme il est idéal pour le jardinage – en plus d’être presque plat, ce petit terrain est orienté plein sud, avantage incommensurable à 1250 mètres d’altitude –, les habitants de l’ancienne école ont décidé de le squatter, espérant interpeller habitants et élus sur l’usage des terres. Enfin, « squatter  » est un bien grand mot, vu qu’ils ont juste planté trois rangées d’oignons. Mais c’était déjà trop. Ça a fait jaser. Les filles de l’ancien proprio ont porté plainte et arraché les légumes. Les flics sont venus les interroger. Tout ça pour trois rangées d’oignons.

Finalement la plainte n’a pas eu de suite – il n’y avait pas de trace d’effraction. Mais c’est le genre d’anecdotes qui marque une ambiance. L’ambiance d’une vallée où les jeunes comme eux n’ont pas vraiment leur place. L’ambiance d’un territoire qui n’en a plus rien à foutre de la paysannerie, remisée dans les bouquins d’histoire ou sur les étagères des musées. Tous les œufs sont mis dans le même panier, déjà usé, du tourisme de masse. « Il y a les emplois directs des stations, et puis les indirects, les cabinets médicaux, les commerces, les artisans. Au final 98 % des actifs vivent du tourisme. Rien d’autre n’existe.  »

En une génération « des familles de paysans de l’Alpe d’Huez sont passés de repriser leurs chaussettes en gardant les moutons à posséder une rue entière d’immeubles de la station.  »

Dans la vallée de la Lignarre, la rivière qui traverse Ornon, il ne reste que deux paysans. Partout ailleurs autour de Bourg d’Oisans, c’est pareil : quelques exceptions qui confirment la règle de la fin des paysans que déplorait déjà Roger Canac en 1996 dans Paysan sans terre (éditions Glénat) :

« En Oisans, ma terre d’adoption, je vis le drame de la fin des paysans. Non ! Étranger, je le constate. (…) L’argent facile est créateur d’oubli. Il assassine la mémoire. Je m’indigne d’entendre : “L’agriculture, chez nous, c’est fini. Seul le tourisme est une chose sérieuse.” Facile de s’indigner quand on est étranger. Si des paroles du genre : “Il faut vendre l’Oisans, il faut se vendre, savoir se vendre” m’écorchent les oreilles, ce sont pourtant des oreilles d’étranger. (…) Je me sens étranger, théoricien, idéaliste, ou trop poète. (…) Moins étranger que beaucoup… moins étranger parmi les paysans ou ce qu’il en reste. Les paysans ne sont-ils pas devenus d’étranges étrangers d’un autre siècle dans leur propre pays ?  »

Canac se positionnait en «  étranger  » alors qu’en 1996 il habitait l’Oisans depuis plus de trente-cinq ans. Mais il se sentait avant tout étranger comme un paysan au milieu de l’opulence des stations de ski, comme l’âne qu’il met en scène dans son livre, qui demande « qu’avez-vous fait, hommes, de ces belles montagnes ? », comme les habitants de l’ancienne école d’Ornon se sentent « étrangers », même si Hugo, Étienne et Abel ont grandi ici.

À l’époque de leur enfance, il y avait des enfants dans le village, ce qui crée forcément des liens entre habitants. Aujourd’hui, il n’y a plus de gamins qui traînent dans les rues, alors « il n’y a plus de lien, plus d’avenir commun. En Oisans, les liens avec les autres sont presque exclusivement marchands.  » Il y a eu quelques élans de café associatif et d’atelier partagé mais pour l’instant rien n’a abouti. « À Bourg d’Oisans, les loyers sont inaccessibles et les élus se foutent de ce genre d’initiative.  » À Ornon, il y a environ un tiers de maisons habitées à l’année, un tiers de résidences secondaires et un tiers de maisons inoccupées. « Mais pour les élus, ce n’est pas un sujet. On a dû provoquer une rencontre avec eux pour évoquer le problème du logement dans la vallée, mais c’est pas du tout une question qui les anime. »

Pour eux en revanche, c’est la question centrale en ce moment. Début mai, ils ont dû quitter l’ancienne école, les proprios venant de vendre la baraque. Sans autre plan pour l’instant. Leurs affaires sont dans un garage de l’autre côté du col d’Ornon, dans le Valbonnais, une vallée plus paysanne, où l’influence des grandes stations est moindre. Une vieille maison avec un grand terrain leur est passée sous le nez, finalement achetée par des Grenoblois voulant la louer en Airbnb. Encore une anecdote qui marque une ambiance.