Accueil > Décembre 2020 - Janvier 2021 / N°58

Trois jours de vélo dans le Trièves

72 heures, 150 kilomètres

« On a envie de partir en reportage à vélo vers le Trièves, qu’est-ce que t’en penses ? » Je les voyais venir, Alice et Marcia, toutes deux au chômage, total pour l’une, partiel pour l’autre. Elles prétextaient un reportage pour aller pédaler trois jours au soleil de novembre, à bien plus d’un kilomètre de chez elles. Malgré la grosse ficelle, c’était une bonne idée : tous nos sujets sont rendus compliqués par le confinement. Pour nous, les biens essentiels ce sont les rencontres. Pourquoi ne pas péter le cadre et partir le nez au vent, discuter avec des gens au hasard comme dans le monde d’avant ? Aller humer l’air du confinement, savoir si c’est toujours possible de se faire inviter à manger ou dormir chez les gens, et étudier les questions que tout le monde se pose, ou presque : le masque ou pas ? Les gestes barrières ou les moments partagés à moins d’un mètre ? Le respect strict des règles ou les multiples arrangements ? Ces questions, sources d’interminables débats, créent pas mal de tensions entre amis ou en famille. Et même un peu entre Alice et Marcia, qui suite à leurs trois jours de pédalage n’avaient pas le même souvenir de certains moments vécus. Alors elles ont écrit ce reportage à quatre mains, Marcia au texte, et Alice aux notes de bas de page.

Est-ce qu’on va nous accueillir, nous payer le café, la gnôle ? C’est la tête pleine de questions qu’on fait nos premiers coups de pédale vers Vif au départ de Grenoble. Après trente bornes, on se pose pour manger un bout à Saint-Barthélémy, pas loin d’une maison en construction avec deux ouvriers. Comme pour le premier confinement, le Pouvoir a ressorti son argument de protection de la population, mais laquelle ? Pas de répit pour tous les étrangers qui bossent sur les chantiers, les infirmières, les personnes à la rue et j’en passe. On s’approche pour échanger deux mots avec Fernand, propriétaire de la maison [1] : « Nous les chasseurs on a encore le droit de sortir mais il faut appliquer beaucoup de règles, il faut tenir le carnet de battue et des trucs comme ça. On fait gaffe, on met les masques dans les cabanes et tout, vu toutes les critiques qu’on se prend déjà. En plus avec le confinement, la nature reprend sa place et du coup il y a des cerfs qui descendent dans les champs des agriculteurs, ils détruisent les récoltes. Les agriculteurs sont bien contents qu’on régule, sinon ils perdraient une grande partie de leur récolte. » C’est bizarre, les termes actuels de la chasse « régulation » ou « prélèvement » alors qu’il s’agit avant tout de tuer des animaux. Si on appliquait cette terminologie à la covid 19 [2], on en viendrait à dire que le virus a prélevé mon grand-père.

Et est-ce qu’ils flippent du covid [3] les chasseurs ? « Les anciens ils viennent plus, il y en a trois qui ont 87 ans alors ils préfèrent se protéger. La fille d’un d’entre eux nous a même appelés pour nous dire de ne pas aller le chercher pour chasser. » C’est bizarre le monde au temps du covid, maintenant c’est les enfants qui privent leurs parents de sortie. Dans cette période, tout le monde se fait infantiliser, surtout les personnes âgées.

De retour en selle, on continue la montée du col de l’Arzelier. Petit arrêt à Prélenfrey, pour remplir nos gourdes [4] en toquant chez des gens, un bon moyen pour engager la conversation. Il y a une mamie qui profite du soleil, elle nous tchatche perchée sur son balcon. Elle habite toute seule et c’est des voisins qui lui font les courses, il y a même des veillées téléphoniques dans le village. «  Je ne me sens pas confinée, car j’ai une grande maison pour moi toute seule…  » Pourtant en partant elle nous lâche « merci de m’avoir parlé, je n’avais encore parlé à personne aujourd’hui ».  [5]
Un peu plus haut dans le village, une autre génération : c’est l’heure de la récré, les enfants jouent masqués dans la cour... En quelques semaines, cette étrangeté est devenue acceptée, moi je trouve ça toujours aussi glauque.

On se fait interpeller par un homme : «  Je vous ai croisées dans la montée, vers le Gua. C’est pas des vélos électriques les vôtres, et ils sont pas tout neufs. » [6] Cette fois-ci c’est David qui est venu nous parler, ça fait du bien, il y a encore de la spontanéité dans l’air. Il nous propose le café, on le prend au soleil, aux pieds des falaises du Vercors. David, 60 ans, est pisteur à Chamrousse, et n’a pas l’air d’avoir trop peur du virus, on en parle quasiment pas d’ailleurs, seulement avant de partir en faisant un selfie : «  Là on respecte aucune distanciation sociale attention !  » dit-il en blaguant.

Le soleil est parti, le montagnard nous conseille de reprendre la route « ça va commencer à cailler ». Il nous propose de venir se confiner dans les montagnes. « C’est pratique pour aller se balader dans le coin en semaine, les flics passent plutôt le week-end. Samedi dernier ils en ont collés 150. »

Au col de l’Arzelier, on rencontre un vieux monsieur qui promène ses deux chiens. Pendant qu’on discute, il salue toutes les voitures qui passent. On comprend plus tard qu’Hervé est un homme de renommée : « Je faisais le père Noël ici quand la station était ouverte », autant dire qu’il s’y connaît en selfies sans distanciation sociale : « C’est bien dommage que tout soit à l’abandon comme ça maintenant… » On se marre quand il nous demande à quelle heure on est parties de Grenoble. Quand il apprend que ça fait 7 heures il s’étrangle à moitié : « Normalement les gens mettent 2h maximum pour le col ! »

La lumière du jour a bientôt disparu et on se les pèle dans la descente. Vite, trouver un endroit où dormir vers Château-Bernard. La première personne rencontrée nous conseille d’aller toquer à une grande maison. Youpi ! Le proprio d’une soixantaine d’années est prêt à nous accueillir dans une des nombreuses chambres. Il nous propose de prendre un thé et d’installer une belle table pour attendre le reste de la maisonnée, « ça leur fera la surprise » dit Gérard.
On a le temps de se réchauffer, de se détendre, et de faire sécher nos chaussettes qui puent. On prépare la table, un pot de fleurs au milieu, tout mignon. Notre hôte arrive, il vient d’avoir sa compagne au téléphone, qui en fait ne se sent pas rassurée par notre présence. Elle est en convalescence, il nous l’avait pas dit. Il nous propose d’aller manger dans notre chambre « comme ça tout le monde se sentira à l’aise, je suis vraiment navré, mais les peurs sont des choses incontrôlables et irrationnelles  ». On obtempère un peu penaudes.

Peu après, Gérard nous invite à descendre saluer sa compagne, encore une fois il pense que ça lui fera plaisir. Mais ça n’a pas l’air du tout d’être le cas, le malaise est pesant. « Comment se fait-t‑il que vous ayez le droit de circuler ? Aviez-vous été testées ? À la télévision, ils testent les gens ! Pourquoi vous êtes à vélo et pas en voiture ?  »

On répond bêtement à ses questions, avec l’envie de disparaître immédiatement, que la terre nous engloutisse. Finalement on coupe court à cette discussion en annonçant notre départ. Le covid crée des barrières, l’autre devient un danger par le simple fait de respirer.

Et c’est comme ça qu’on se retrouve dehors, à 20h, dans le froid, après avoir zoné deux heures dans leur baraque et potentiellement propagé des petits bouts de virus un peu partout.

Je pense à la mort, au rapport que nous avons avec elle. Je vois bien que la France est un pays plutôt paisible, la mort est une chose qui a l’air lointaine et abstraite pour la plupart des gens. Dans d’autres endroits du monde, comme le Chili où j’ai grandi, il y a des tremblements de terre et des tsunamis, j’ai le sentiment que la mort est une éventualité, bien plus qu’ici. Je pense à plein de trucs et je me dis surtout que si j’ai la chance d’avoir un toit, je le partage un point c’est tout.  [7]

Une fois dehors on rigole pour lâcher la pression. En plus je sais que notre situation n’est pas désespérée, on a des papiers, on est blanches, je suis sûre que quelqu’un d’autre voudra bien nous prêter un bout de jardin pour poser la tente. On voit une caravane, on sonne à la maison à côté et bingo ! Michel et Nathalie, la cinquantaine, nous prêtent leur caravane pour passer la nuit. Au réveil, l’air frais saisit mes poumons. Les balcons du Vercors sont ensoleillés, les cimes silencieuses nous offrent une quiétude rassurante, le chant des oiseaux comme seule mélodie. [8]
Au café, nos hôtes sont curieux de savoir comment on voit l’avenir, nous « les jeunes ». « Il faut acheter un bout de terrain et partir de la ville au plus vite ! C’est pollué et plein d’ondes 4G et bientôt la 5G, c’est super dangereux pour la santé !  » Nathalie n’a pas l’air sereine : «  Vu comment sont les humains moi je me sens mieux avec les animaux. » Michel trouve « qu’ils en rajoutent avec ce virus », nous demande si on y croit vraiment au covid « [nous] les jeunes » [9]. Il travaille avec des malades psychiatriques et le port du masque n’est pas une chose facile à faire accepter aux patients. Nathalie le tempère : « Une fois qu’une personne proche est touchée on réagit pas de la même manière face à ce truc. Pour la première vague on était tranquille dans le Trièves, mais là il y en a pas mal qui l’ont chopé. Du coup ça m’étonnerait pas qu’on se prenne des remarques des voisins parce qu’on vous a accueillies. » Décidément on a l’impression de semer la panique dans le village : taillons-nous.
Arrivées à Saint-Andéol, on discute avec un employé de mairie : «  Il y a une ambiance étrange, c’est pas comme au premier confinement, maintenant il y a les gens d’ici qui ont peur des “étrangers”, des gens de la ville qui pourraient potentiellement ramener le virus, c’est dommage. » [10]

On perçoit une grande tristesse et on comprend vite pourquoi : à cause du covid le salon de coiffure tout neuf de sa fille a fait faillite, et son autre fils a été viré de sa boîte. « Ben oui, dernier arrivé premier viré. »

Avant le col des Deux, Jean, un monsieur de 75 ans débroussaille le bord de la route. «  C’est vrai que ça commence à peser quand même l’isolement, nous on a seulement les voisins d’à-côté et c’est tout, on leur parle mais de loin, j’ai déjà une insuffisance respiratoire importante donc bon c’est comme ça… » Jean nous propose de nous emmener dans la remorque de son tracteur pour ne pas se taper le col. On décline l’invitation, si à son âge il a autant la pêche, on devrait quand même parvenir à le vaincre, ce col. [11]

Pour le berger de Gresse-en-Vercors, le confinement n’est pas trop dérangeant, pas besoin d’attestation pour vadrouiller sur l’alpage. Il claque encore des bises et serre des paluches « mais les gens ont peur, du coup je fais en fonction ». Il a plein d’histoires où il a failli passer de l’autre côté, comme quand il s’est fait écraser par un arbre quand il était élagueur.
Après le col de l’Allimas, et un resserrage de frein [12], on profite des belles couleurs d’automne dans la descente de Saint-Michel-les-Portes. Une grand-mère se dirige vers le cimetière, elle s’exclame : « Mince j’ai oublié le masque chez moi, je vais devoir aller le chercher, on sait jamais je peux croiser quelqu’un ».

Arrivées à Clelles, le bar de la place est fermé. Normal. Pause-goûter sur des marches. Les quelques personnes qui passent nous saluent amicalement et nous souhaitent « bon appétit  ». On part en repérage pour dormir cette nuit. Que des grandes et belles maisons, il y en a une avec un grand terrain que l’on imagine bien squatter. Mathilde revient de sa promenade et nous apprend que Vincent, son amoureux, habite le terrain. Elle nous propose le thé chez elle, on préfère le prendre dehors en attendant le retour de Vincent : on ne veut pas re-foutre la merde dans un couple. Il rentre avec son fils Titouan [13] qui vient de reprendre l’école. Le couple a eu le covid il y a une semaine donc le petit ne pouvait pas y retourner. « J’ai perdu l’odorat et le goût, mais ce sont les seuls symptômes que j’ai eus, en tout cas ça me fait plaisir que Titouan soit assez petit pour pas être obligé de porter le masque  » raconte Vincent. Mathilde, de son côté, a pioncé comme une marmotte pendant trois jours. Vincent nous propose de dormir chez lui, ils l’ont déjà eu, ils sont jeunes donc le virus ne les préoccupe pas. On mange même une bonne soupe ensemble, de vrais hors-la-loi.

Le lendemain, sur la route du retour, à Grisail, on apprend que l’Ephad de Monestier-de-Clermont est totalement fermé et interdit aux visiteurs depuis une semaine. « On ne peut même pas appeler nos grands-parents parce que le téléphone est coupé et comme personne peut s’y rendre pour le réparer, ça les isole encore plus  » lâche Justine qui aimerait bien parler à sa grand-mère. Sur l’horrible montée de Miribel-Lanchâtre, je pense à elle : pourquoi préserver les gens de la mort en les enfermant comme dans une prison ? Pourquoi culpabiliser les gens de vouloir continuer à bouger, à voir du monde ? Pourquoi sanctionner les personnes qui n’ont pas d’attestation ? Pourquoi chaque personne ne pourrait pas choisir si elle veut voir du monde ou pas ? [14]

Je me dis aussi qu’en France, le système social fonctionne plutôt bien et nous pousse à travailler sagement, longtemps, gagner de l’argent, avoir une certaine stabilité économique, faire des gosses. Ensuite, tout à la fin, partir à la retraite, commencer à donner un sens à sa vie, vivre tout simplement. Mais la retraite n’existe pas dans tous les pays du monde. Au Chili tu crèves la dalle si tu n’as pas assez mis de côté en étant jeune. Ma grand-mère de 78 ans n’est jamais partie en vacances avec ses sous. Elle galère encore, fait des ménages à droite et à gauche, se fait souvent aider par des gens de la famille. Alors voilà : vu que la retraite arrive de plus en plus tard en France, que la stabilité au travail est une illusion, j’ai aucune envie d’attendre patiemment pour commencer à vivre que la retraite sonne. C’est peut-être pour ça que des personnes de 65 ans, ici, ont aussi peur de mourir. Ils ont peut-être oublié de vivre avant, plutôt que de travailler. [15]

Enfin la descente vers Vif et Babylone ! Mine de rien, on a parlé à plein de monde assez facilement, des gens étaient contents de croiser de nouveaux visages, d’autres agacés par notre supposée inconscience. De partout, la plupart des gens assurent « respecter  » les règles, mais on s’est bien rendues compte que tout le monde s’arrange avec sa conscience et sa réalité. Et trouve des failles pour déguster des petits bouts de liberté.

Notes

[1Ah un chasseur, ça va faire plaisir à Marcia comme elle est végétarienne.

[2La covid ? Elle se prend pour l’Académie française ou quoi ?

[3Ah, retour à la raison.

[4Enfin, surtout pour reposer les cuisses de Marcia.

[5Vous avez vu tout le bien qu’on répand.

[6J’ai un bon VTT, Marcia a un vieux vélo qui pèse un âne mort. Ses freins sont aussi efficaces que fumer des clopes pour guérir du covid. J’ai un nécessaire pour réparer nos vélos, un casque, beaucoup d’habits chauds et une batterie de secours pour le téléphone. Marcia quant à elle pédale cheveux au vent, n’a pas de gants, seulement un demi-litre d’eau et a laissé son téléphone à la maison. Deux meufs, deux ambiances.

[7C’est facile de dire ça quand on a 24 ans et pas de problème de santé. Les personnes qui sont fragilisées par une maladie font attention à ne pas tomber malades, du covid ou d’autre chose. Avec Marcia, on est d’accord au moins sur un truc : il faut protéger les plus faibles, alors je ne comprends pas pourquoi elle est si énervée. La seule chose qui m’a gavée, c’est qu’ils ont essayé de nous culpabiliser, mais ça on s’en doutait, le contrôle social a augmenté ces derniers mois. Pour le reste, comment reprocher aux gens de ne pas vouloir mourir ? Si une personne nous avait demandé de partir de chez elle avant toute cette histoire de covid on aurait compris, mais là on s’enflamme beaucoup plus, le covid polarise toutes nos réactions. Cette dame nous a dit qu’elle ne voyait déjà pas ses enfants pour ne pas choper le virus. En fait, je pense que Marcia était surtout dégoûtée parce qu’on a dû manger nos cakes tout secs dans le froid.

[8Merci Sepúlveda. En attendant, la caravane était garée en pente, et je me suis faite écraser toute la nuit.

[9Une question fréquente et bizarre. Moi je l’ai eu, j’ai perdu le goût à ne plus distinguer le vin du vinaigre les yeux bandés (bon peut-être parce que c’était du vin en cubi), alors oui j’y « crois » plutôt bien à ce virus. On peut ne pas « croire » à sa grande dangerosité, mais comment ne pas croire au covid ?

[10D’ailleurs il y en a dans le Trièves qui ont peur des étrangers tout court, un passant nous a lâché : « Vous voyez l’église de Saint Andéol, et ben elle finira peut-être transformée en mosquée un de ces jours.  » Marcia y a cru et trouvait le projet sympa, naïve qu’elle est. Heureusement que j’ai un radar à fake news plus développé que le sien.

[11Il faut toujours qu’elle en fasse des caisses. Pour ma part, j’aurais volontiers accepté.

[12Oui, j’ai enfin réussi à la convaincre, et ça nous a pris 3 minutes.

[13Tous les prénoms ont été changés, et je tiens à souligner mon désaccord pour celui-ci : c’est pas parce que c’était des hippies du Trièves qu’on doit forcément renommer l’enfant Titouan.

[14Pour ma part, rencontrer ces gens m’a encore plus embrouillée. Je ne sais toujours pas quoi penser de ces grandes questions. J’ai eu le covid, donc je me sens moins vulnérable. Mais je comprends que les gens aient peur, je veux dire, la peur de la mort c’est tellement profond et ancré, ça crée des tensions énormes. Je pense que ce qui m’importe le plus au final, c’est de respecter l’envie de chacun de vouloir prendre des précautions ou pas.

[15C’est vrai que j’ai moins peur de mourir depuis que je ne bosse plus mais j’ai toujours pas envie de me faire ratisser par une bagnole. Du coup je mets un casque. Qui n’a jamais empêché aucun cycliste de se faire écraser par une voiture. En fait, toutes ces prises de tête, c’est une question de « curseur », personne ne veut mourir, mais on est prêts à prendre des risques différents.