Accueil > Mars 2011 / N°09

Grand Feuilleton - deuxième Épisode -À l’attaque de la Smart Valley grenobloise

Visite guidée d’une presqu’île austère

Le grand projet qui va guider le développement de Grenoble dans les vingt ans à venir possède deux noms et deux sites Internet : «  GIANT » (Grenoble Isère Alpes Nano Technologies) pour son aspect de développement technologique ; et «  Grenoble Presqu’île  » pour son aspect de développement urbain. Car ce qu’on appelle encore le Polygone scientifique, ce territoire coincé entre l’Isère et le Drac, rempli de centres de recherche et de locaux d’entreprises, est destiné à devenir l’extension du centre-ville de Grenoble.
Alors que ses promoteurs tentent de travailler sa «  convivialité  », Le Postillon vous propose une visite des lieux, entre caméras, clôtures, barbelés et réacteur nucléaire.

Début décembre 2010, Jacques Attali, célèbre conseiller mitterando-sarkozyste, rend une visite de courtoisie à «  Giant / Grenoble Presqu’île  ». Accueilli par le directeur du CEA Jean Therme et la nano-députée Geneviève Fioraso (présidente du comité de pilotage du projet), Attali découvre avec joie les plans de ce qui est appelé à devenir le futur centre-ville de Grenoble. Et se permet quelques conseils, que Geneviève Fioraso gobe la bouche ouverte et recrache dans Le Daubé (10/12/2010) : «  Il y aura des changements sur tout ce qui concerne les formes urbaines et les lieux de convivialité. Et c’était le deuxième message de Jacques Attali qui nous conseille de faire davantage de lieux de rencontres. Si quelqu’un d’aussi cérébral dit cela, je pense qu’il faut savoir l’entendre  ».

Voilà donc où en sont les responsables du développement de Grenoble. A attendre que «  quelqu’un d’aussi cérébral  » que Jacques Attali dise qu’il faille «  plus de lieux de rencontres  » pour se mettre à travailler sur la convivialité. Pour mémoire, rappelons que Jacques Attali, c’est celui qui a «  soudé entre eux la gauche qui capitule, les patrons qui plastronnent et les médias qui mentent  » (Le Plan B, janvier 2008), celui qui préside la sarkozyste «  Commission pour la libération de la croissance française  », celui qui symbolise par sa carrière l’asservissement de la politique à la finance et le ralliement de la gauche aux lois du marché, et celui qui va, avec ses amis patrons, politiques et journalistes, se goinfrer aux dîners mensuels du Siècle [1]. Quelqu’un qui en connaît donc un rayon en matière de lieux de rencontres et qui est bien placé pour parler de convivialité.

Rendons-nous compte de la chance que l’on a eu. Si «  quelqu’un d’aussi cérébral  » qu’Attali n’était pas passé par Grenoble [2], Geneviève Fioraso ne se serait jamais intéressé à la convivialité et Giant, le «  futur centre-ville de Grenoble  » aurait eu peu - ou pas du tout - de lieux de rencontres. Encore une fois, Attali nous a sauvés d’une catastrophe. Quel grand visionnaire.

Il faut dire que pour l’instant, le territoire de «  Grenoble Presqu’île  » n’a rien de convivial. Mais alors rien du tout. Vous ne connaissez pas les lieux ? Suivez-nous pour une petite visite.
Commençons par la petite impasse du Vercors située à l’extrémité sud du territoire de Giant, en bordure du quartier Berriat. La moitié des maisons de cette ruelle a été détruite il y a quelques mois, celles qui restent connaîtront le même destin sous peu. Pourquoi ? Pour laisser la place aux bâtiments haute technologie des projets autour du CEA (Commissariat à l’Energie Atomique) et du pôle Nanobio (pôle d’innovation en micro et nanotechnologies appliquées aux sciences de la vie). D’ailleurs le chantier a déjà commencé, les palissades bordent un côté de l’impasse et à une centaine de mètres de là, le long de l’avenue Félix Esclangon, Clinatec sort de terre. Clinatec ? C’est un «  centre de recherche biomédicale, dédié aux applications des micro et nanotechnologies pour la santé.  » C’est-à-dire un endroit où, sous couvert de médecine, on va travailler à développer «  l’interface homme-machine  », l’humain augmenté et, en clair, la fabrication de cyborgs. Le tout dans la plus grande opacité et le plus grand secret : les élus verts, pourtant très procéduriers, ont tenté d’avoir des informations mais n’ont réussi qu’à en tirer un dossier intitulé «  Clinatec, la santé publique classée secret industriel.  » Cette «  clinique du futur  » sera inaugurée - heureux hasard - au mois d’août prochain, au moment même où beaucoup de grenoblois, et notamment les contestataires anti-nano et autres empêcheurs d’inaugurer en rond, fuient la cuvette. Ce sera sûrement un événement très convivial.
Ce qui est sûr, c’est que Clinatec sera un bâtiment très surveillé. Alors que le bâtiment est encore en construction, deux caméras «  dôme 360°  » ont été récemment installées à proximité. D’ailleurs, des caméras, il y en a déjà partout sur la presqu’île, spécialement autour du CEA. Lors de notre ballade, nous en avons compté pas moins d’une soixantaine, dont une trentaine de «  domes 360°  ».
Les caméras ne sont pas le seul dispositif sécuritaire présent sur le site. Juste après Clinatec, toujours sur l’avenue Félix Esclangon, on tombe sur une des entrées du CEA, matérialisée par des portiques (un pour les piétons, l’autre pour les cyclistes) ne s’ouvrant qu’avec un badge. Impossible pour le simple quidam de rentrer. D’ailleurs, des portiques et des barrières il y en aussi partout dans ce futur centre-ville. Le site du CEA est entièrement entouré par deux rangées de grillages surmontés de barbelés. Sur toute la presqu’île, hormis les axes de circulation, il n’y a aucun espace accessible aux personnes ne travaillant pas ici.


Clôtures autour du CEA-Grenoble

À côté de cette entrée du CEA, se trouve le bâtiment de «  Minatec Idea’s Laboratory  », l’endroit où l’on cherche des idées pour trouver une utilité aux «  innovations  » sortant des proches centres de recherche.

Ce «  labo des idées  » travaille à l’acceptabilité des nouvelles technologies, c’est-à-dire à rendre les innovations plus «  cool  » et «  conviviales  ». Un créneau porteur depuis que les nanotechnologies subissent le fameux «  syndrome OGM  » - c’est-à-dire une défiance croissante dans l’opinion - suite à leur contestation menée par le collectif Pièces et Main d’Oeuvre (PMO). Cette offensive pour faire accepter ces nouvelles technologies s’étend d’ailleurs à toute la ville : en ce moment, deux expositions, une au Musée Dauphinois sur les robots, l’autre au CCSTI (Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle) sur les nouvelles technologies, développent le côté «  ludique  » de ces innovations, en plaçant le visiteur devant le fait accompli de leurs existences.
Mais poursuivons la visite. En continuant sur cette large avenue Félix Esclangon, on longe des bâtiments de GEG (Gaz Électricité de Grenoble). Mais que font d’aussi grands locaux ici ? «  Depuis 1979 Grenoble était alimentée par neuf postes sources. Pour faire tourner les labos et les salles blanches, en 2005 GEG a dû en ajouter un dixième, le plus important (90 tonnes, 7 m. de haut, 8,5 m. de long, 4,5 m. de large). Le monstre est implanté sur le Polygone scientifique. Il est alimenté en 225 000 volts qu’il transforme en 20 000 volts (20 kV). (…) « Le site Minatec absorbe, à lui seul, 15 % de l’énergie consommée par Grenoble  ! » (GEG Infos )  » [3].
Les promoteurs de GIANT se targuent d’un projet «  à la pointe de l’écologie  » afin «  d’inventer la ville de demain.  » On voit avec ces chiffres de consommation électrique que les technologies développées ici sont très énergivores et inventent surtout un futur (ir)radieux au développement du nucléaire.
Juste après GEG, on arrive devant Minatec, le fameux premier pôle européen pour les micro et nano technologies. Hormis le premier bâtiment «  Phelma  » (qui accueille certains des étudiants de l’INPG), le reste des locaux est clôturé et très bien surveillé. Juste à l’entrée trône l’avenir des technologies «  éco-sécuritaires  » : une caméra alimentée par panneau solaire (voir photo). Alors que l’on avait fait dix mètres à l’intérieur de l’enceinte pour photographier cette «  innovation  », un vigile est immédiatement arrivé pour nous demander de partir, prétextant l’interdiction de toute photo sur l’ensemble du site. De quoi donner une idée de la «  convivialité  » des lieux.
Après avoir quitté Minatec et aperçu, de l’autre côté de la rue, un camp de gens du voyage prochainement expulsables, on parvient au début de la rue des Martyrs, la «  colonne vertébrale  » du futur quartier. Pour l’instant c’est une route droite, large de 50 mètres, surchargée de voitures et de cyclistes pressés pendant les heures de pointe, et presque déserte le reste du temps. En tous cas on y croise très peu de piétons.
A gauche de cette rue des Martyrs, c’est le domaine du CEA, qui est – comme on l’a déjà dit – inaccessible, double-clôturé, barbelé, et vidéosurveillé.
A droite, on trouve tout d’abord les seules habitations actuelles du site. Quelques petites maisons, trois petites barres d’immeubles. Un premier habitant rencontré sur les lieux «  résidant ici depuis 1964  », nous dit ne pas vraiment connaître «  Grenoble Presqu’île  » : «  On ne sait pas très bien ce qui va arriver. Je fais partie de l’union de quartier, mais on n’a pas beaucoup d’informations surtout que les projets changent tout le temps. Au début ils devaient détruire une partie des immeubles, maintenant c’est plus d’actualité je crois. Voilà. Je peux pas vous dire grand-chose de plus  ». Un peu plus loin, une mère de famille nous confie «  n’être au courant de rien  » : «  Oui il paraît qu’ils veulent construire des immeubles et des tours à côté. C’est une voisine qui m’a dit ça mais moi je sais pas  ».
L’information des habitants n’est pas la priorité des promoteurs de «  Grenoble Presqu’île  ». S’il y a eu quelques réunions publiques à la mairie, toutes les dernières évolutions du projet ont été présentées bien loin de Grenoble : à l’université du Medef ou au salon de l’immobilier d’entreprise à Paris, devant la Commission Européenne à Bruxelles ou prochainement à Cannes pour le salon mondial de l’immobilier. Ce projet est avant tout une vitrine pour la ville et les instituts scientifiques, une manière de vendre la «  technopole grenobloise  » à de riches investisseurs extérieurs. Et les habitants qui désirent savoir ce qu’il adviendra de leur quartier n’ont qu’à aller à l’université d’été du Medef.


Caméra solaire devant Minatec

Une fois passés les immeubles, sur la droite de la rue des Martyrs, on longe des bâtiments détruits ou prochainement détruits (entrepôts de la SNCF, locaux d’entreprises,...). C’est ici que seront construits la plupart des milliers de logements et des commerces attendus sur le site. Juste en face du site fermé du CEA et juste avant les locaux d’entreprises, inaccessibles eux aussi, de Polytech ou de Corys.
Nous voilà bientôt au bout de la presqu’île. Après le CEA, on peut observer les parkings et les clôtures d’autres centres de recherches ou entreprises : le CNRS, STMicroélectronics, l’Institut de Biologie Structurale (IBS), le Synchrotron ou le réacteur nucléaire Institut Laue-Langevin. Réacteur nucléaire ? Oui, oui, vous avez bien lu, il y a un réacteur nucléaire sur la presqu’île et même s’il est moins puissant qu’une centrale, il induit des risques qui obligent les proches habitants de Fontaine à faire des exercices de «  simulation d’accident nucléaire  » tous les trois ans et à posséder toujours des pastilles d’iode «  au cas où  ». C’est à ce régime que devront également s’astreindre, en toute convivialité, les futurs habitants de la presqu’île. [4].
Après le Synchrotron, il nous reste à prendre un chemin de terre qui longe un centre de tir et parcourt une bande de terre jonchée d’arbres se rétrécissant de plus en plus avant la jonction des deux rivières, le Drac et l’Isère. Cet endroit, le bout du bout de la presqu’île, pourrait être sympathique. Malheureusement, une ligne THT (Très Haute Tension) passe juste au dessus et ne donne pas plus envie de s’éterniser ici que dans un four micro-ondes.

Au retour de cette balade, on passe par Europole, le quartier d’affaires qui ne fait pas directement partie de «  Grenoble Presqu’île  », mais qui le jouxte et préfigure certainement à quoi ressemblera «  le futur centre-ville de Grenoble  ». Grands immeubles de verre, Grenoble École de Management (GEM), palais de justice, places panoptiques, 10 enseignes de banques différentes en moins de 300 mètres, World Trade Center, dizaines de cabinets d’avocats. Dans les «  restaurants-brasseries  » (c’est bien plus chic que des bars) autour de la place Firmin Gauthier, on parle anglais et/ou affaires, les «  cravateux  » draguent les «  tailleurisées  » et personne ne tient le comptoir. A l’extérieur, les piétons ne s’arrêtent pas, personne ne traîne, si ce n’est pour une rapide cigarette à la pause de dix heures. Contemplateurs, passez vite votre chemin, de tout façon il n’y pas de bancs pour vous accueillir. La convivialité moderne dans toute sa grandeur.

Que retenir de ces pérégrinations ? Qu’il est soit inconscient, soit vicieux, soit les deux, de vouloir agrandir le centre-ville de Grenoble sur la presqu’île, tant ce territoire est austère et limité dans ses évolutions : les centres de recherche resteront, les zones secret-défense et les clôtures aussi. Et on voit mal comment le rallongement de la ligne de tram, le percement d’un tunnel sous la ligne de chemin de fer, ou l’entassement d’étudiants et d’habitants dans des gratte-ciels pourraient rendre l’endroit plus agréable. Vouloir construire des «  lieux de rencontre  » dans cet univers là, c’est comme mettre un pansement sur une jambe de bois.
Les travaux scientifiques développés ici n’ont rien de «  convivial  » ou «  sympathique  », d’ailleurs le simple habitant ne peut jamais rentrer à l’intérieur des enceintes, si ce n’est à l’occasion de rares conférences mornes. Les promoteurs de «  Grenoble Presqu’île  » ne s’y trompent pas : les évènements qu’ils annoncent sur leur site ne se passent presque jamais sur les lieux, et la plupart n’ont rien à voir avec le projet : le bal des Barbarins Fourchus au théâtre 145 pour le réveillon ; «  Pomme, poire, figue et pâte de fruit  » un spectacle de marionnettes au Théâtre Colbert ; «  L’eau, y est-tu ?  », une exposition interactive pour les 3-7 ans au CCSTI, etc.

Partout dans Grenoble, les lieux de rencontre se raréfient, la fameuse «  convivialité  » diminue. Grenoble-sud, en dessous des grands boulevards, est une immense zone résidentielle où la plupart des personnes ne font que circuler, avec peu d’interactions, si ce n’est pour aller consommer à Grand’Place. A Grenoble-nord, en dehors des zones marchandes, on passe, on va d’un endroit à un autre, mais on ne se rencontre guère. Passé 20 heures, l’ancien quartier populaire Saint-Bruno et ses bars fermés paraît bien mort et aussi triste qu’une banlieue résidentielle.
Au lieu de favoriser une vie de quartier intense et «  conviviale  » à l’endroit où la population habite, la municipalité préfère investir dans un nouveau centre-ville high-tech, entouré de laboratoires et d’entreprises. Un choix symptomatique de décideurs qui se préoccupent bien plus du bien-être des scientifiques et des industriels que de celui des habitants

Notes

[1Le dîner du Siècle réunit chaque dernier mercredi du mois le gratin politico-médiatico-industriel à l’hôtel Crillon, à Paris. Depuis trois mois, à l’appel du réalisateur Pierre Carles et du collectif Fini les concessions, des rassemblements tentent de perturber l’entrée des participants et dénoncent notamment la collusion entre les journalistes et les décideurs.

[2Jacques Attali est venu à Grenoble pour réaliser un caprice et faire semblant de diriger l’Orchestre Symphonique universitaire de Grenoble pour deux représentations.

[3Minatec survolté, énergie engouffrée, texte disponible sur www.piecesetmaindoeuvre.com.

[4Voir Les cowboys sauveront-ils les cobayes ? sur grenoble.indymedia.org.