À propos de l’utilisation de ses produits à des fins militaires, ST s’est toujours cachée derrière le double usage, civil et militaire. Si leurs composants sont utilisés par certaines armées ce n’est pas de leur faute, eux sont juste d’honnêtes commerçants. Le contournement de quelques règles de l’embargo envers la Russie (voir nos précédents numéros) s’est fait « à l’insu de leur plein gré ». Une « défense » qui ne pourra pas tenir longtemps… Il se trouve que STMicro-Crolles est à la tête d’un consortium de recherche militaire financé à hauteur de 12 millions d’euros par l’Agence de défense européenne. Son but ? Développer une puce électronique à usage militaire totalement européenne, ce qui permettra de ne plus dépendre des États-Unis pour l’approvisionnement et pour la commercialisation, en pouvant ainsi contourner les restrictions sur l’exportation des biens à usage militaire.
Ce consortium s’appelle Exceed, pour « trustEd and fleXible system-on-Chip for EuropEan Defence applications » (en gros « système sur puce fiable et flexible pour des applications de défense européenne »), et résulte d’une série d’appels à projets de l’Agence de défense européenne. L’objectif principal du fonds de défense européen est d’« améliorer la compétitivité et l’innovation de l’industrie de défense européenne ». Le consortium, mené par ST, a été sélectionné en octobre 2020 dans le but de jeter les bases d’une filière européenne de systèmes sur puce (SoC) à usage militaire.
Un « système sur puce » est ce qu’on obtient quand, sur un petit carré d’une plaque de silicium, on grave plusieurs types d’éléments différents, comme un processeur, de la mémoire, des processeurs graphiques, des contrôleurs de périphériques, des circuits radio comme le Bluetooth ou le Wifi, ou des capteurs. Soit l’équivalent d’un ordinateur en miniature, moins puissant, certes, mais très performant dans les tâches limitées qui lui sont dévolues. C’est lui qu’on trouve dans tous les systèmes électroniques embarqués qui remplissent maintenant notre quotidien : téléphones mobiles, horloges connectées, baladeurs, GPS, automobiles, trottinettes, appareils électroménagers, etc.
Sans surprise, ces systèmes se trouvent aussi partout sur les champs de bataille. La mission d’Exceed est donc de concevoir et mettre en place le processus de fabrication d’une puce de basse consommation, reconfigurable, sécurisée et capable de travailler dans les conditions extrêmes des missions sur le terrain : grands écarts de température, pluie, poussière, radiation… Elles pourraient servir à établir un réseau de communication radio sécurisé, à équiper les dispositifs électroniques portés par les soldats (radios, kits audio, terminaux de commandement tactique et de ciblage ou terminaux satellites portatifs, etc.), à crypter et assurer la communication entre les capteurs disséminés sur le terrain et les unités de commandement et de combat ou à permettre la « computation embarquée aéroportée », soit le contrôle de tous les capteurs et des commandes qui assurent la maîtrise du vol, le ciblage, l’identification et le pistage dans les drones et les missiles. Voilà tous les avantages du « progrès » : grâce aux puces électroniques, le distanciel et l’impersonnel ont aussi conquis l’art de donner la mort.
ST Crolles, à la tête d’un tel consortium, se chargera de tester puis fabriquer ce système sur puce, affranchie notamment des restrictions à la commercialisation qu’impose actuellement la réglementation états-unienne sur les produits à usage militaire issus de leurs usines. Dix-neuf autres entreprises européennes accompagnent ST dans cette belle croisade, dont une bonne moitié française. On y trouve, entre autres, le fabricant de fusées et satellites Ariane, Safran Electronics & Defense, deux filiales de Thalès et le fabricant de missiles MBDA.
S’il n’y a rien d’étonnant techniquement à ce que ST Crolles soit à la tête d’un tel consortium, on ne peut que s’étonner du manque de communication publique autour de ce genre d’applications, alors que, si on en croit les élus, la multinationale œuvre à « relever les défis du climat » et à fabriquer « un monde plus durable » (Magazine de la communauté de communes du Grésivaudan, avril 2023).
Pour en savoir un peu plus, on a tenté de contacter les deux référents de l’équipe de coordination de Exceed sur le site de Crolles, mais nos mails sont restés sans réponse. Les dernières traces trouvées sur internet informent d’un début de conception en avril 2022. Un an plus tard, une réunion du consortium a eu lieu à Paris afin d’anticiper et de préparer les étapes vers le découpage attendu de la puce. En septembre, un dépliant du programme Exceed décorait le stand de ST à l’European Solid-State Device Research Conference, un raout de fabricants de semi-conducteurs qui a eu lieu à Lisbonne. Si rien n’est communiqué sur ce programme dans le coin, la boîte s’en vante donc à l’extérieur. Un excès de modestie ?