Accueil > Octobre 2009 / N°02

GRAND FEUILLETON - EPISODE 3

Pourquoi le Daubé est-il daubé ?

C’est une affaire entendue depuis des dizaines d’années : dans les bistrots, les ateliers, les salles d’attente ou les chaumières ; à Grenoble ou ailleurs, on appelle le Dauphiné Libéré le « Daubé ». Ce surnom lui va si bien, résonne tellement comme une évidence que personne ne se donne la peine de l’expliquer. D’où vient-il ? Un hasard, un mauvais jeu de mots ? On ne sait pas. Le Dauphiné Libéré est daubé, voilà tout. Pourquoi perdre son temps à le démontrer ?
Mais à trop se reposer sur cet acquis, on en ignore les enseignements. Car chercher à comprendre pourquoi le Dauphiné Libéré est daubé permet bien plus que de s’interroger sur le bien-fondé d’un surnom. Cela permet de faire un voyage au coeur de l’histoire de la Presse Quotidienne Régionale, de la presse en générale et de la vie politique grenobloise et d’en ramener des éléments de compréhension et de critique du monde dans lequel on vit. Tel est le but de ce feuilleton qui tâche d’étudier l’histoire, le développement et le fonctionnement actuel du Daubé.

Hurlant, comme beaucoup d’autres journaux, à «  la crise de la presse  », Le Dauphiné Libéré annonce au début des années 2000 qu’il va «  changer  ». Découvrons comment ce prétendu  changement  ne fut que communication et détails techniques, n’entraînant aucune amélioration de la qualité de l’information proposée.

Episode 3 : Corruption, quand tu nous tiens.

Mis en cause pour son soutien sans faille au système corrompu de Carignon, Le Dauphiné Libéré a été contraint de changer et assure avoir tiré les leçons de ces « affaires ». Découvrons pourquoi il n’en est presque rien et comment ses relations d’allégeance avec le pouvoir l’empêchent de jouer son rôle de contre-pouvoir.

Les «  vieilles affaires locales » c’est comme les vieilles lampes : c’est toujours intéressant de les dépoussiérer, cela permet d’éclairer l’endroit où l’on vit. Rappelez vous des «  affaires Carignon  », qui ont permis à Grenoble de gagner une réputation nationale de ville-laboratoire de la corruption. Des affaires, complexes, rebutantes au premier abord : on n’infligera pas ici au lecteur leurs détails(*). Rappelons simplement pour ceux se désintéressant de la vie locale, que ces «  affaires  » avaient vu Alain Carignon, maire de Grenoble de 1983 à 1995 et président du Conseil Général, profiter de ses positions dominantes pour bénéficier et faire profiter ses amis d’avantages matériels. C’est ainsi qu’il a renfloué de plus de 5 millions de francs son groupe de presse «  Dauphiné News  » grâce à la Lyonnaise des Eaux, pour laquelle il avait privatisé la gestion des eaux de Grenoble. Et qu’il a pu jouir, avec de l’argent sale, d’un grand appartement parisien, de voyages en avion privé ou d’une croisière sur la Méditerranée.

Le Dauphiné Libéré n’a pas été directement impliqué dans ce clientélisme. Mais après avoir facilité l’accession de Carignon au pouvoir, il l’a toujours soutenu et défendu. Attendant sept mois après sa mise en examen pour amorcer un léger recul critique. Les relations tissées par le monopolistique quotidien grenoblois avec l’ancien maire de Grenoble sont symptomatiques de sa conception de l’indépendance des médias vis-à-vis du pouvoir.

Alain Carignon comprit très vite tout l’intérêt qu’il pouvait tirer du Dauphiné Libéré pour lequel il avait réalisé des piges dans sa jeunesse, marchant sur les traces de son père qui y était journaliste. Outsider, donné largement perdant face à Hubert Dubedout en 1983, Carignon, du haut de ses 34 ans, réussit à vaincre le populaire maire sortant. Les relations proches nouées avec des journalistes du quotidien local et l’aide de professionnels de la communication, comme Robert-Jules Laurent, ancien rédacteur en chef du Dauphiné Libéré et rédacteur en chef des Affiches, n’y sont certainement pas pour rien.

Une fois élu, il continua de s’appuyer sur le quotidien pour faire passer ses idées, n’hésitant pas à s’ingérer directement dans les affaires du journal, notamment au moment du rachat par Hersant. Ainsi les auteurs du livre Le système Carignon expliquent que « pour se défendre de l’affaire Dauphiné News [NDR : journal pro-Carignon financé grâce à la corruption] Alain Carignon fera cette curieuse réponse au juge Courroye : « Je me suis moins impliqué dans Dauphiné News que je ne l’ai été dans le cadre de la reprise du Dauphiné Libéré par monsieur Hersant (...) Toutes ces interventions ont été effectuées au titre de maire et de président du Conseil Général. » Après le rachat du Dauphiné Libéré par Hersant, les lecteurs n’ont pas tardé à compter quotidiennement les photos du nouveau maire. » (*)

C’est peu dire que Carignon aura pu, pendant ses deux mandats, s’appuyer constamment sur le quotidien grenoblois. Il intégrera d’ailleurs complètement le journal dans sa stratégie de communication. Le lancement en kiosque d’un magazine d’informations municipales «  Grenoble Mensuel  » se pense en complémentarité du Dauphiné Libéré.«  Le quotidien local fera la promotion des activités de représentations traditionnelles du maire, tandis que le nouveau magazine municipal permettra de construire l’image d’un entrepreneur dynamique et d’un gestionnaire rigoureux. […] Grenoble mensuel ne peut servir à accréditer l’image de la modernité qu’à partir de l’instant où d’autres supports lui sont complémentaires, et assurent la visibilité des actions du maire, pour les faire connaître et reconnaître. La propagande n’en sera que plus efficace dès lors qu’elle ne repose plus de prime abord sur l’organe de la mairie mais sur le quotidien local.  » [1]

Le Dauphiné Libéré devient donc – tout en gardant l’apparence d’un journal d’informations - l’organe de propagande officieux de la mairie. Toutes les semaines, Alain Carignon recevait en tête à tête Thierry Polliot, qui couvrait alors la politique municipale dans les pages du Dauphiné Libéré et s’empressait de diffuser la bonne parole du maire. Mais la supercherie est parfois bien facile à déceler. «   La fidélité au texte de référence tourne parfois au cocasse comme en 1989 dans un article consacré au logement : Le Dauphiné publie sans le dire, ni le laisser entendre, un texte rédigé soit par le maire soit par l’adjoint à l’urbanisme. Après la présentation d’une convention passée avec l’Etat, on peut ainsi lire : «  j’ai personnellement veillé à inscrire en premier lieu le conventionnement...  » Et, un peu plus loin : «  En collaboration étroite avec la CAF, la DDE et les représentants élus des associations de locataires, nous avons travaillé à la mise en œuvre de cet accord...  » (*)

Le maire saura récompenser cette fidélité, en offrant des postes à des membres du journal. Des places éligibles ; à Robert-Jules Laurent, ancien rédacteur en chef du Dauphiné libéré, et Gautier Audinot, président du conseil de surveillance du journal. Ou des emplois, à Bernard Saugey, responsable du groupe Dauphiné Libéré, devenu rédacteur en chef des publications du Conseil Général de l’Isère, ou Noëlle Roy, chargée des articles politiques au Dauphiné Libéré, promue responsable d’une association mise en place par le Conseil Général, l’Institut des Risques Majeurs, puis en 1992, conseillère régionale sur une liste proche de Carignon. Une fidélité également récompensée par des décorations. Alain Carignon distribua les médailles à tours de bras, profitant de son passage au ministère de L’Environnement (1986 - 1988) et au ministère de la Communication (1993 - 1995) pour décorer en tant que Chevalier de l’Ordre National du Mérite plusieurs membres du journal, dont Claude Muller, journaliste, Xavier Ellie, président du conseil de surveillance et PDG du groupe Dauphiné-Progrès, Charles Debbasch, directeur général et éditorialiste (voir encart). Le même honneur fut fait à Georges Avallet, rédacteur en chef du journal, Hubert Perrin, directeur de la rédaction ou François Chardon, journaliste.

Ces bonnes relations entretenues à coup de récompenses ont joué leur rôle à merveille. Quand les affaires commencent à bousculer dangereusement la mairie, le journal se tait. Les rares fois où il évoque les affaires, c’est pour prendre position en faveur du maire. Le quotidien, ne relèvera rien de compromettant pour Carignon, sa fidélité obtuse se transformant en soutien au système corrompu. «  La plupart des «  affaires  » grenobloises ont donc été révélées par les journaux nationaux, parfois sans être reprises, même en bref, dans le quotidien grenoblois. Les «  informateurs  » de toutes origines ont rapidement compris qu’ils ne pouvaient pas compter sur les journalistes de ce quotidien car, souvent à leur grand dépit, ceux-ci ne pourraient «  rien faire  » des «  révélations  » qu’ils pouvaient connaître, à moins de les transmettre à un confrère ou à un journal parisien.  » (*)

Le Dauphiné Libéré aurait bien défendu Carignon ad vitam aeternam s’il n’avait pas finalement compris que ce soutien le plomberait commercialement. Fin 1994, alors que les preuves se multiplient, Denis Huertas, alors directeur de la publication du journal, décide de renvoyer le rédacteur en chef de la rédaction grenobloise, Hubert Perrin, jugé trop proche de la mairie. Il le remplace par Jean Enkaoua, connu pour son opposition à Carignon et sa proximité avec Michel Destot, candidat du P.S. Enkaoua finit par publier un janvier 1995, 7 mois après la mise en examen de Carignon un éditorial intitulé «  Tournant  », dans lequel il affirme qu’à présent le sérieux des accusations ne peut désormais plus être mis en doute, façon de légitimer la posture de prudence empruntée par le journal jusqu’alors.

Cet édito marque le début de l’opération «  sauvetage de dernière minute  » lancée par la direction du quotidien, sentant le discrédit s’abattre sur le journal. Afin de restaurer son image, une partie de la rédaction grenobloise consacre beaucoup de temps aux «  affaires  ». Une journaliste suit de près l’instruction du dossier à Lyon, un autre réalise un feuilleton «  les proches d’Alain Carignon face à la tourmente  ». Denis Masliah et Didier Chalumeau, spécialistes des faits divers, réalisent même une enquête sur la gestion douteuse des sociétés d’économie mixte à Grenoble, coupant l’herbe sous les pieds de la justice et des quotidiens nationaux.

La volonté de la direction est claire : montrer que le journal a changé, qu’il a tiré les leçons de l’affaire Carignon, devenant indépendant du pouvoir et remplissant son rôle d’investigation. De fait, le quotidien «  dégainera  » beaucoup plus rapidement par la suite pour les affaires «  politico-financières  » post-Carignon : les mises en examen du maire de l’Alpe d’Huez RPR Cupillard en 1996, du député Cazenave en 1998 et 2000 et du maire PC de Villard-Bonnot Soto en 1998 seront traitées aussi rapidement dans Le Dauphiné Libéré que dans les médias nationaux.
Mais les enquêtes sont rares pour ne pas dire inexistantes. Si les journalistes relaient, commentent, ou confrontent les démêlés judiciaires, ils ne font pratiquement jamais de travaux d’investigation.

C’est que Le Dauphiné Libéré n’a pas pour buts l’enquête, la recherche de la vérité ou le combat contre l’injustice. Ces idéaux sont bien loin de sa raison d’être : réussir économiquement. Son revirement vis-à-vis des «  affaires  » apparaît comme opportunisme commercial et n’entraîne pas de changements profonds dans ses relations particulières avec les autorités. Rien n’a changé depuis les années 1970 : «  Le Dauphiné Libéré, qui est, à Grenoble, un pouvoir et une institution, a le plus grand respect pour les autres pouvoirs et institutions.  » [2]

Aujourd’hui encore, le quotidien entretient des relations cordiales avec les autorités. Le journal fait son beurre des communiqués de la Mairie, de la Métro, du Conseil Général et de la Préfecture. Une photo de telle inauguration par ci, une brève reprenant tel communiqué du cabinet du maire par là. Aujourd’hui, aux échanges d’amabilités entre le journal et la mairie s’ajoute l’échange de salariés. Eric Angelica, ancien journaliste au Dauphiné Libéré, a ainsi rejoint en 2008 l’équipe de communication de la Mairie de Grenoble. De communicant officieux à communicant officiel... le boulot ne change pas trop.

Quand le journal «  sort  » des infos, ce n’est pas à la suite d’un long travail de recherche indépendante, mais après avoir laissé traîner des oreilles au bons endroits. «  C’est vrai qu’ils apparaissent comme bien documentés sur certains dossiers, mais ils n’ont fait aucun boulot. Ils ont fait leur boulot de boire un pot à côté de l’hôtel de Police avec le mec des Renseignements Généraux qui leur balance deux trois trucs en échange de quoi eux, ils donnent une info quand ils en ont une sur tel truc ou tel truc  » témoigne Raymond Avrillier dans un mémoire s’interrogeant sur les raisons de la frilosité politique du Dauphiné Libéré. [3]

Si l’affaire Carignon avait entraîné une réaction d’orgueil de la part de certains journalistes, notamment celle de Denis Masliah et Didier Chalumeau avec leur enquête sur les SEM, ce feu de paille n’a pas duré. Ces deux journalistes sont de nouveau rentrés dans la routine de leur rubrique «  faits divers et questions judiciaires  ». Le premier toujours au Dauphiné Libéré, l’autre à Nice Matin. Denis Masliah, en termes d’enquêtes, se contente aujourd’hui de donner les versions policières des faits divers, de raconter ses balades en montagne et de dénigrer les mouvements contestataires.

Avec mauvais esprit, on pourrait souligner que l’épouse de Jean-Guy Cupillard (ancien maire de l’Alpe d’Huez «  tombé  » avec Carignon pour corruption et abus de biens sociaux), Hèlène Pilichowski, est toujours une des «  grandes  » du Dauphiné Libéré, réalisant depuis Paris éditos et chroniques politiques. Mais bien entendu ceci ne signifie rien – et surtout pas que le journal garde les mêmes vices depuis les années 1980 - et l’on se gardera donc d’accuser le quotidien de corruption.

Les travers actuels du quotidien sont plus complexes et renvoient à l’organisation de la société, notamment grenobloise. Dans la cuvette les responsables des médias ont les mêmes intérêts que les entrepreneurs ou les élus. Ils n’ont donc aucun intérêt à fouiller dans les dossiers fumeux, et à «  mettre la mauvaise ambiance  ». Leur intérêt est d’apporter de l’information «  positive  », pour que la région se porte bien, que les entrepreneurs leur payent leurs encarts publicitaires et que les élus les aident docilement à remplir les pages de leur journal. La révélation de la corruption ne rentre donc pas dans les plans de l’unique quotidien local car elle n’est pas rentable. La dépendance financière du journal vis-à-vis des institutions ne les incite pas à les déranger.

Les autres médias marchands locaux n’étant guère plus critiques, il manque cruellement de contre-pouvoirs prêts à «  enquêter  ». Surtout quand les rares personnes qui l’ont fait rejoignent les structures du pouvoir pour mettre leur savoir-faire au profit de la communication politique. Ainsi d’Eric Merlen, journaliste au Canard Enchaîné et à L’Evènement du Jeudi, très actif dans la dénonciation du sytème Carignon, ce qui lui valut menaces physiques et bousculades. Il a depuis rejoint l’équipe de Michel Destot en tant que «  conseiller presse  ». C’est-à-dire responsable de la propagande, le genre de poste qui fit les grandes heures du système Carignon. Bien entendu, comme ses collègues journalistes locaux, il n’a rien à redire au «  système Destot  ».

Le Dauphiné Libéré, en s’inscrivant dans ce système de connivences, de mariages d’intérêts, d’arrangements entre amis, ne peut pas remplir le rôle à priori dévolu à la presse de «  contre-pouvoir  ». Voilà la troisième raison qui nous incite à affirmer que Le Dauphiné Libéré est daubé.

Charles Debbasch, du Dauphiné Libéré à la Françafrique en passant par le détournement d’art.

En dehors du cadre de l’affaire Carignon, certains membres du Dauphiné Libéré ont connu des déboires juridiques. Ainsi de Charles Debbasch, directeur général et éditorialiste du journal dans les années 1980, pendant le règne de Carignon. Après des années de procédure, il a été condamné le 11 mai 2005 à deux ans de prison - dont un ferme - pour un détournement d’œuvres d’art d’un montant estimé à plus de 400 000 euros au détriment de la Fondation Vasarely. Il n’a pas encore purgé sa peine, vivant pour l’instant un exil de luxe au Togo. Il faut dire que l’ancien doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence a beaucoup fait pour le dictateur de ce pays, Faure Gnassimbé, lui écrivant une constitution sur mesure et facilitant son Coup d’Etat institutionnel. Ce juriste acharné n’en était pas à son coup d’essai. Il a auparavant donné des coups de main au roi du Maroc Hassan 2, à des présidents ivoiriens et au dictateur gabonais Omar Bongo. Pour beaucoup Charles Debbasch symbolise une nouvelle espèce françafricaine, celle des mercenaires juridiques en col blanc.
Bien entendu, si Le Dauphiné Libéré a évoqué quelques épisodes des déboires de Debbasch, il a malencontreusement omis de préciser ses anciennes responsabilités au sein du journal.

Portfolio

Notes

[1Mémoire de Catherine Benzoni, La communication politique locale. Le cas de Grenoble, 1983 – 1994, cité dans Le système Carignon.

[2soulignait déjà en 1979 Pierre Frappat, conseiller municipal Pierre Frappat, Grenoble le mythe blessé, Alain Moreau, 1979.

[3Yann Quételard, Quelle liberté d’expression au Dauphiné Libéré ? : la dépendance financière du journal comme frein à la révélation de la corruption, IEP de Grenoble, 2002