Éboulement monstre à La Rivière : ce n’est pas une catastrophe naturelle
Plus c’est gros, plus ça casse !
Elles ont bon dos, les catastrophes naturelles ! Alors qu’elles se multiplient, les autorités tentent de les rendre responsables de tous les désastres. Et ce, même quand les causes semblent bien plus humaines que naturelles…
Dernier exemple en date : le gigantesque éboulement du 25 Juillet sur la commune de La Rivière, où un million de mètres cubes de roches ont envahi la plaine et des hectares de noyers. Alors que la route départementale très fréquentée a été ensevelie sur 400 m et que la vie des riverains est depuis bien compliquée, les autorités tentent de faire croire que cette catastrophe serait juste « naturelle », comme la crue ayant rasé le hameau de la Bérarde. Le collectif d’habitants monté à la suite de l’éboulement est lui persuadé de la responsabilité des industriels Carron et Eiffage, qui exploitaient une carrière à l’endroit même où la montagne est tombée. L’enquête menée par Le Postillon vient apporter de l’eau à leur moulin.
« Je ne suis pas un expert, mais c’est quand même tombé nulle part ailleurs que sur une carrière. »
Ce lundi 7 septembre, c’est la première réunion ouverte du collectif « La montagne gronde, écoutons-là ». Les paroles d’habitants s’enchaînent, notamment pour rappeler ce genre d’évidences. Voilà un mois et demi que la montagne est tombée, que la route est coupée, que le village de La Rivière est un cul-de-sac, ses commerçants privés de clientèle. Si de plus en plus d’habitants rejoignent ce collectif créé quinze jours après l’éboulement (une quarantaine de présents ce soir-là), c’est pour peser face à l’inertie des autorités. Peser pour essayer de simplifier toutes les questions logistiques qui se posent suite à l’éboulement, notamment à propos des problèmes de circulation, de transport scolaire, d’enclavement de la zone et de gratuité de l’autoroute (voir encart). Et surtout : peser pour comprendre ce qui s’est passé, où sont les responsabilités et éviter que cela ne se reproduise. L’avis général, ce soir-là comme dans d’autres réunions, est résumé par François, un membre du collectif : « Tout ce que font les élus c’est de nous dire : “Ne faites pas trop de bruit, on s’en occupe” ». D’où l’envie de plutôt écouter ce que la montagne a à dire.
Ce 25 Juillet, le grondement a été effrayant. Aux alentours de 19 heures, tout un pan du coteau d’Artets, un contrefort du massif du Vercors, s’écroule sur la plaine en-dessous, recouvrant, sur une hauteur approchant parfois les vingt mètres, 400 mètres de route départementale entre La Rivière et Saint‑Gervais et s’avançant jusqu’à 300 mètres dans les champs de noyers en contrebas. 1,1 million de mètres cubes de pierres, de sable et de terre. La dernière fois qu’un tel volume s’était détaché d’une montagne dans le coin, c’était en 1994 à La-Salle-en-Beaumont, et c’était une catastrophe tout à fait naturelle. À l’époque, quatre personnes étaient mortes ensevelies.
Ce coup-ci, il n’y a officiellement pas de victimes, même si ça étonne beaucoup d’habitants. Cette route départementale est très fréquentée, 7 000 véhicules par jour en moyenne. Qu’il n’y ait personne dans les deux sens un jeudi soir d’été à 19 heures sur 400 mètres de long relève du miracle. Un automobiliste ayant échappé de justesse à l’éboulement assure être persuadé d’avoir vu deux voitures dans son rétroviseur (Le Daubé, 26/07/24).
Les heures qui suivent, la montagne continue de dégringoler pendant que les journalistes et officiels affluent aux alentours. Il y a notamment le préfet et le vice-président du Département en charge des routes, Bernard Perazio. Lui évoque aux journalistes un glissement « qui est partie sur une zone avec quelques pierres qui tombaient. Aujourd’hui, on n’explique pas ce phénomène. Il y a une carrière qui est juste à côté » (Le Parisien, 25/07/2024).
En réalité la carrière n’est pas « juste à côté », mais dans l’éboulement. Alors que le bon sens incline à penser qu’elle doit y être pour quelque chose – « c’est la carrière qui est tombée, ce n’est pas un éboulement » résumera un membre du collectif – les jours et semaines qui suivent l’effondrement, les autorités et les médias firent tout pour minimiser, voire invisibiliser, les responsabilités de la carrière et de ses deux exploitants : Carron et Eiffage. Carron est le principal carrier de la région grenobloise : sa branche travaux publics qui compte environ 250 salariés, auxquels s’ajoutent des carrières dans le nord Isère, des activités de revente de carburant ou encore une co-entreprise avec... Eiffage ! Un groupe de travaux publics qui est lui dans une autre dimension, nationale voire internationale : 70 000 salariés, 18 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Ce sont deux entreprises que connaissent bien les autorités et élus locaux, vu qu’elles assurent la plupart des gros chantiers du département. Ce sont notamment elles qui ont réalisé les gigantesques travaux (à 300 millions d’euros) d’agrandissement de l’autoroute A480 (le long de Grenoble) avec quantité de matériaux provenant de… la carrière de la Rivière (voir encart).
Le soir même de l’événement, les autorités évoquent encore, mais prudemment, la présence de la carrière. Outre Bernard Perazio déjà cité, le préfet réagit ainsi : « On a été prévenus ce soir à 19h qu’il y avait un éboulement qui part au dessus d’une carrière qui est a côté de nous. Événement majeur en termes de quantité, de roche, de boue qui descend » (Le Daubé, 25/09/2024). Mais les jours d’après, la carrière s’efface au profit de la thèse de la « catastrophe naturelle » (voir encart). Ainsi, dans les médias, en dehors des quelques articles relayant la parole du collectif, ce sont plutôt les problèmes de mobilité et de saturation des parcours alternatifs qui seront évoqués, au point que La Tribune, le 2 août, ne fait plus mention de la carrière. Pareil pour Isère Mag (septembre-octobre 2024) où des photos montrent La Bérarde et le « glissement de terrain de La Rivière », sans que la présence d’une carrière ne soit même mentionnée.
Deux mois après l’éboulement, quelle est la version officielle ? Le Département nous a renvoyé vers la préfecture, qui nous a répondu le 3 septembre : « Pour le moment les études des différents services experts sont toujours en cours, il est donc trop tôt pour parler des causes de l’évènement. Concernant la reconnaissance de l’évènement en catastrophe naturelle, la demande a bien été faite [par les communes, incitées par la préfecture, NDR], la commission devrait se prononcer dans les prochains jours. » Faire une demande de reconnaissance de catastrophe naturelle, c’est déjà disculper les industriels…
Et eux, justement, qu’en disent-ils ? Au Postillon, ils n’ont pas voulu répondre, malgré quantité de relances. Le soir même de l’éboulement, les avocats d’Eiffage étaient sur place pour se dédouanner de toute responsabilité. Le jour d’après l’éboulement, ils assuraient au Daubé (26/07/2024) : « Les études indépendantes régulièrement menées sur le site, afin d‘établir notamment une synthèse géologique et structurale, n’ont relevé aucune anomalie qui aura pu laisser présager l’événement intervenu hier soir en amont de la carrière. » Le préfet avait repris peu ou prou cette version : « La question de la carrière, des signes avant-coureurs ? En réalité beaucoup d’études ont été faites là-dessus, y compris, on l’a évoqué hier, par les experts mandatés par RTM (Restauration des terrains de montagne). Il y a eu des signes de fragilisation mais qui ne permettaient pas de penser à un événement comme celui-ci. C’est-à-dire que si vous allez n’importe où en montagne vous avez régulièrement des risques de petites failles, des risques de petits éboulements et, en l’occurrence, les phénomènes détectés ne permettaient en aucun cas d’imaginer un phénomène de cette ampleur. » (Le Daubé, 26/07/0224)
De simples « petits » signes de fragilisation ? Des « petits » éboulements ? Rien qui puisse laisser présager l’évènement ? À en croire les industriels et les autorités, cet accident est presque une totale surprise. Pourtant quantité de faits auraient dû les alerter.
Première alerte importante : il y avait déjà eu un éboulement cinq ans auparavant, en mars 2019. Suite à un « incident de tir » (Rapport de contrôle de l’inspection du 30/09/2019), quelques centaines de m3 de roches se sont détachés de la montagne. Une petite quantité par rapport à ce qui est tombé cette année mais qui a impacté grandement l’exploitation de la carrière par la suite. Déjà parce que cet incident a empêché les industriels d’accéder au site par le bas, comme ils le faisaient auparavant. L’éboulement a « libéré » une dalle inclinée, surplombant toute la partie droite de la carrière et d’où tombent régulièrement quantité de blocs. À partir de cette année, les habitants proches observaient souvent cette dalle inclinée pour voir l’évolution des éboulements ayant lieu très régulièrement.
Le travail « par le bas » étant devenu trop dangereux, les industriels décident de passer par en haut. Frédéric habite le mas d’Artets juste au dessus de la carrière : « Suite à l’éboulement de 2019 qui a libéré la dalle ils ne pouvaient plus travailler dessous. Pour passer par en haut, ils ont utilisé le chemin communal, puis ont dû passer par les parcelles chez moi. Depuis, entre l’hiver et la fin du printemps ils venaient travailler par le haut quand il n’y avait pas assez de matériaux de tombés en bas. Il y avait une pelleteuse et une foreuse dans mes terrains à demeure. Ça s’arrêtait l’été parce que, avec le vent, il y a trop de poussière qui se répand… »
Aucune leçon de sécurité n’a donc été tirée de ce premier incident, les industriels se sont juste adaptés pour continuer leur exploitation. Le plus surprenant, c’est qu’en même temps le permis d’exploitation était en train d’être renouvelé. Une procédure commencée en août 2017 et terminée en mai 2019, soit deux mois après l’éboulement. Pour éclairer la préfecture et ses services sur la pertinence de renouveler le permis d’exploiter, l’analyse de cet éboulement aurait été intéressante… Mais les industriels ont préféré taire l’évènement, contrairement à la procédure qui impose de déclarer sous quinze jours tout évènement de ce type-là. Les services de la préfecture ont appris l’existence de cet éboulement de manière fortuite, juste après le renouvellement du permis d’exploiter, accordé le 9 mai 2019. Une inspection a eu lieu le 24 mai, qui a rendu un rapport édifiant, publié le 12 juin 2019 : « L’exploitant n’a pas informé l’inspection des installations classées de cet incident grave comme cela est prescrit par l’article 2 - Chapitre 6 de l’arrêté préfectoral d’autorisation du 9 mai 2019. L’exploitant a commencé la création d’une piste de substitution sans effectuer un porter à connaissance du préfet […]. L’inspection des installations classées n’a reçu aucune information sur la stabilité de la partie supérieure de la carrière. Plusieurs plans de glissement sont visibles sur la partie supérieure de l’exploitation, créant un risque d’instabilité d’un volume indéterminé. Les conclusions de l’étude géotechnique ne semblent pas avoir été prises en compte par l’exploitant (surveillance et suivi, attention aux aléas géologiques). »
Devant ces manquements accablants, les industriels ont-ils eu une mise en demeure, une interdiction d’exploiter, une sanction ? Pas du tout. Un laxisme sécuritaire qui ne peut qu’étonner… Pour rectifier le tir, la préfecture se contente de publier un nouvel arrêté le 5 août qui complète celui du 9 mai en interdisant l’accès à la zone du dessous, affectée par l’éboulement, et en demandant à l’exploitant de réaliser une étude géotechnique de stabilité afin de faire les travaux.
Le 30 septembre 2019, l’inspection des installations classées repasse et constate que toute la zone de l’éboulement a été « nettoyée », sans que l’étude géotechnique (devant être réalisée auparavant) n’ait été réalisée… Pour éclairer notre lanterne sur les habitudes dans l’exploitation des carrières, nous avons discuté avec un technicien en sécurité dans le milieu des carrières : « Dans la carrière où je travaille on ne nous a jamais demandé d’études géotechniques... Si nous on estimait qu’il y avait une faiblesse, on faisait venir un géotechnicien ou un géologue, sans que la préfecture ne nous le demande. J’ai déjà vu des exploitants de carrières équiper des pans avec des filets comme dans les autoroutes, le faire eux-mêmes sans être obligés, par prévention. Avec d’autres collègues, on se disait que la carrière de La Rivière présentait des risques parce qu’à l’inverse des autres couches de roche du front de taille, celle d’en haut était inclinée dans le sens de la pente… Ce n’était pas rassurant. » Une autre personne du milieu s’étonne de la mansuétude de l’inspection des installations classés : « C’est quand même la police des entreprises à risques. Comment est-il possible qu’ils passent à travers des trucs comme ça ? » Mais aucune sanction pour les exploitants, qui poursuivent tranquillement leur exploitation les cinq années suivantes, en se passant même de leur obligation de déclarer les tirs de mines et de suivre leurs vibrations (voir encart). Par rapport à l’éboulement du 24 juillet dernier, ce même interlocuteur ajoute : « Si ça n’avait pas été Carron et Eiffage, si ça avait été un petit, le directeur serait déjà en prison. »
Suite au nouvel éboulement, un nouveau rapport géotechnique est demandé par arrêté préfectoral à la carrière d’Eiffage et Carron. Il aurait dû être rendu début septembre à la direction départementale de la protection des populations, mais nos questions à cette dernière sont restées sans réponse.
Sans demander autant, quantité de « signes de fragilisation » et autres « éboulements » auraient pu contraindre les autorités à, au minimum, faire fermer le site juste avant l’éboulement de juillet dernier. Contrairement à ce que prétendent le préfet ou le vice-président départemental aux routes, ces signes n’étaient pas « petits ».
Le versant boisé juste au dessous de cette dalle de la carrière est un lieu fréquenté par les chasseurs et ramasseurs de champignons. Ce sont eux qui se sont aperçus les premiers des grosses pierres tombées et des énormes failles dans cette zone, aux alentours du 18 ou 19 juillet. Des failles de « plusieurs mètres de largeur » ayant même fait chuter de nombreux arbres. Suite à ces signalements, les services préfectoraux de RTM sont intervenus et ont rendu un rapport. Le 24 au soir, un mail d’alerte est envoyé aux mairies de La Rivière et de Saint‑Gervais. Le lendemain, le 25 juillet à 17 heures, soit deux heures avant l’éboulement, le rapport entier est envoyé par mail.
De nombreux autres « signes » ont annoncé l’éboulement. Une habitante du hameau du Lignet, juste à côté de la carrière, a entendu deux éboulements la nuit du 24 et un autre la matinée du 25, comme d’autres habitants du coin. « Depuis 2019, des pierres tombent de la plaque inclinée mais là c’était plus important... Avec d’autres copains on est allé voir ce que ça avait fait cette fois. Il n’y avait plus personne qui travaillait à la carrière à ce moment là. »
Les salariés de la carrière voyaient bien que la montagne bougeait de plus en plus. D’après plusieurs sources, ils savaient depuis une semaine qu’il y avait une grande instabilité dans la zone au-dessus de la dalle et auraient exercé leur droit de retrait le jour de l’éboulement. Contrairement aux autres jours, personne n’est passé sur le terrain de Frédéric pour accéder à la carrière par le haut. Les mêmes sources assurent que tous les engins de la carrière avaient été retirés du pied de la falaise, ce même jour. Ni Carron ni Eiffage n’ont voulu répondre à nos questions sur ces points. Il faut dire que leurs salariés l’ont échappé belle : l’éboulement, parti à 19 heures, aurait tout aussi bien pu arriver à 10 heures ou la veille... En tout cas, on veut bien croire que les propriétaires de la carrière et les autorités aient été surprises de l’ampleur de l’événement. Mais non de sa survenue.
Que dit le rapport de RTM, remis aux mairies deux heures avant l’éboulement ? Nombre d’habitants auraient bien aimé le consulter, mais le maire de La Rivière ne leur a pas permis. Jeudi 19 septembre, nous avons pu y avoir accès à la mairie de Saint-Gervais. Qu’y apprend-t-on ? Que les « quelques pierres qui tombaient » dont parle M. Perazio sont en fait des blocs de plusieurs mètres, dont un de 7 m3, soit le volume d’une Twingo. Le « phénomène de glissement de terrain actif rocheux » a lieu « sur une surface de 2,5 hectares »… Quid des causes ? Avec toutes la circonspection propre aux experts, les rédacteurs notent que « toute exploitation de carrière peut créer des déstabilisations qui peuvent être aggravés par d’autres facteurs », comme la pluie ou les séismes. Mais ils notent, immédiatement après, que le terrain est peu propice à la rétention d’eau (contrairement à ce que dit le maire – voir encart) et que, de toutes manières, le dernier grand orage a eu lieu un mois avant, quand les fissures datent, elles, de 7 à 10 jours maximum. Pour les séismes, le rapport n’en parle même pas, personne ne prétendant que les quelques mini-séismes enregistrés tous les jours en France puissent être la cause de la catastrophe du 25 juillet. Les autres facteurs semblent donc à exclure, ce qui fait conclure poliment les experts : « La proximité de la carrière en pied de versant et son exploitation peuvent donc être une cause ou avoir participé à la déstabilisation des terrains plus en amont. » Comme ce « phénomène de glissement non reconnu jusqu’à présent peut à priori impacter aussi bien la carrière que la route départementale ou que les sentiers de la chapelle », ils conseillent d’informer rapidement l’exploitant, d’évaluer le risque pour la route départementale et de restreindre l’accès aux sentiers qui montent vers le sommet du coteau d’Artets. Des conseils arrivés un peu tard aux mairies, mais qui montrent que – contrairement à ce que prétendent les autorités – un éboulement majeur était bel et bien prévisible.
Suite à l’éboulement, les services de RTM se déplaceront de nouveau sur le terrain. Le rapport du 31 juillet est toujours écrit avec beaucoup de précautions (un peu comme un médecin qui diagnostique un cancer à un patient mais qui peine à affirmer que c’est à cause de l’usine à côté de laquelle il vit, vu que ce patient a aussi fumé pendant deux mois dans sa jeunesse...), mais encore une fois, la responsabilité de la carrière est assez clairement exposée : « Le scénario évoqué dans le rapport du 25 juillet 2024 d’un glissement banc sur banc au niveau des fissures situées en amont de la carrière (au Sud) s’est produit, provoquant un écroulement rocheux de grande ampleur. […] Les causes de cet écroulement peuvent être multiples et sont difficiles à déterminer. L’analyse structurale réalisée ici avec les éléments en notre possession démontre cependant que les pans rocheux en place, conformes à la pente, et la suppression progressive de la butée de pied liée à l’exploitation de la carrière, sont des éléments favorables à la survenance de glissements rocheux bancs sur bancs. » Malgré ces éléments, la préfecture continue en septembre à dire « qu’il est donc trop tôt pour parler des causes de l’évènement » et à militer pour la reconnaissance d’état de catastrophe naturelle…
D’où le trouble des membres du collectif « La montagne gronde, écoutons-là », en colère après avoir appris que les deux communes de La Rivière et de Saint‑Gervais avaient fait une demande de reconnaissance d’état de catastrophe naturelle. « Si c’est naturel, alors tout le Vercors est dangereux. C’est un risque sur l’ensemble du territoire... Cela semble être l’avis de Perazio. Si on suit ce raisonnement, cela va affecter les prochains plans locaux d’urbanisme, on ne pourra plus construire. C’est la mort du territoire... » nous livre Marie (le prénom à été changé), habitante de La Rivière. La mairie n’accompagne pas du tout le collectif, refuse de lui prêter une salle pour se réunir, le maire s’étant même énervé de leur présence trop importante dans la presse.
Et puis, reste l’éternelle question : qui va payer ? « Si c’est déclaré catastrophe naturelle, s’inquiète Marie, c’est le contribuable qui paye pour les dégâts et pour la nouvelle route qu’il va falloir construire. » Parce que l’éboulement est presque impossible à dégager, non seulement par le volume d’éboulis, mais aussi à cause de l’instabilité de la montagne. Entre 300 et 600 tonnes de roches risqueraient encore de s’effondrer. « Personne ne parle pour l’instant d’assurance, tout porte à croire qu’on va indemniser avec de l’argent public le plus fort possible pour que tout le monde se taise. »
Cet incident pourrait bien se transformer en grand jackpot pour Eiffage et Carron. Il y a d’une part les bénéfices sur la hausse de fréquentation de l’autoroute, qu’Eiffage, à travers sa filiale Area, refuse de rendre gratuite (voir encart). Et puis, il y a la future exploitation des cailloux tombés pendant l’éboulement : c’est plus facile à venir chercher au bord de la route que dans la montagne... Enfin, les industriels devraient bénéficier du chantier de construction de la future route contournant cet éboulis. Si la thèse de la catastrophe naturelle continue à être défendue par les autorités, cet éboulement sera rétrospectivement un cadeau tombé du ciel pour les deux industriels…
Eiffage et le scandale de l’autoroute encore payante
« D’abord, le collectif se concentre sur des objectifs pratico-pratiques, notamment la circulation. Pour beaucoup de déplacements, notamment depuis Saint‑Gervais, Rovon ou Cognin‑les‑Gorges, ça rajoute 30 à 40 minutes de voiture, voir 50 minutes en heure de pointe pour ramener ses enfants des activités périscolaires qui dépendent de la communauté de communes de Saint-Marcellin. » La mobilité est un des principaux sujets du collectif « La montagne gronde, écoutons-là ». Logiquement, ils ont demandé, avec 46 maires des communes environnantes, la gratuité de l’autoroute A49 sur la petite portion Tullins - Vinay, longue d’à peine quinze kilomètres. Demande restée vaine... Area, la société concessionnaire de l’autoroute, a concédé, dans sa grande miséricorde, un tarif à moitié prix pour les habitants daignant prendre le badge. Or à qui appartient Area ? À Eiffage, bien sûr, l’un des deux exploitants de la carrière d’où est parti l’effondrement qui a entraîné la fermeture de la route départementale. Est-ce que pour eux, accéder à la demande de gratuité serait un aveu de culpabilité ? Espèrent-ils que la fable de la « catastrophe naturelle » les fasse passer pour des grands princes en proposant un demi-tarif ? Le fait que même dans ce cas là l’autoroute ne soit pas gratuite en dit long sur la cupidité, l’absence d’empathie et de sens de l’intérêt général de ces sociétés.
Une « catastrophe naturelle » pour les autorités et les médias
Si juste après l’évènement la présence de la carrière dans l’éboulement est un peu évoquée par les autorités et les médias, les semaines d’après, la thèse de la « catastrophe naturelle » est constamment mise en avant. Le Daubé, dès le lendemain, essaye de rapprocher cet évènement avec une véritable catastrophe naturelle : « À peine plus d’un mois après La Bérarde, un nouveau glissement de terrain majeur s’est produit en Isère ce jeudi 25 juillet. » Les experts apportent leur pierre à l’édifice de disculpation des industriels. Dans Libération (26/07/2024), Serge Taboulot, président de l’Institut des risques majeurs, évoque d’abord des phénomènes météo : « Tout d’abord, la zone a potentiellement été fragilisée par un printemps et un début d’été pluvieux. Le calcaire était peut-être plein d’eau, les ciments de la roche “lubrifiés”. La reprise des fortes chaleurs ces derniers jours a pu aussi jouer un rôle. » Pareil pour Stéphane Guillot, ancien directeur d’ISTerre (Institut des sciences de la terre) et directeur de recherche au CNRS : « Pour moi, c’est a priori un phénomène naturel, possiblement lié à de fortes pluies au printemps, tout à fait anormales, qui ont engendré une accumulation dans les sols et des infiltrations » (TF1, 26/07/24) . Dans le même reportage, le maire de La Rivière Raymond Rolland insiste sur la pluie : « C’est plutôt du calcaire le Vercors et, c’est ce qu’on dit souvent, c’est un gruyère, il y a des poches d’eau qui se forment et donc, forcement, à un moment, ça peut éclater. » On découvre ainsi les pouvoirs magiques de la pluie qui, même un mois après la dernière goutte, peut faire tomber des montagnes. Durant les cinq semaines précédant le 25 Juillet, il y avait eu un seul jour de grosse pluie…
C’est Bernard Perazio qui fait le mieux l’amalgame entre le changement climatique et l’éboulement de La Rivière dans un entretien accordé à L’Essor (29/07/24) : « Les géologues de l’État et du Département travaillent encore et n’ont pas rendu leur rapport, on ne peut pas encore tirer de conclusions. Des enquêtes sont en cours pour voir s’il y a ou non un lien avec la carrière. On est dans une évolution climatique évidente qui nous pose problème sur tous nos massifs. » Suite à la perche que lui tend le journaliste en rapprochant La Bérarde et La Rivière, il n’hésitera pas à renchérir sur le problème, réel, de l’habitat en montagne et du changement climatique : « On est en train de vivre une évolution climatique qui ne nous épargnera pas, à quelque niveau que ce soit. (...) Ça va devenir de plus en plus difficile d’assurer la sécurité de tous. » Et si en plus de « l’évolution climatique », il y a les exploitants de carrière qui font n’importe quoi… Voilà comment, petit-à-petit, les autorités tentent d’imprimer la version de la « catastrophe naturelle », qui s’impose dans les médias. Le 11 septembre, FranceTV info fait un reportage sur des éboulements dans le massif du Mont-Blanc ou en Maurienne et affirme : « Mais dans certains cas les scientifiques attribuent les éboulements à la fatigue naturelle de la roche qui provoque une érosion. C’est ce qui a conduit à ce phénomène observé dans le Vercors en juillet dernier. » « C’est comme si on disait, ricane un professionnel du secteur, je n’arrête pas de te donner de coups de dynamite et pelleteuse mais, quand tu tombes, c’est parce que tu es fatigué. » Sans l’existence du collectif « La montagne gronde, écoutons-là » la responsabilité de la carrière dans l’éboulement aurait complètement disparu du Daubé et des autres médias.
Une carrière stratégique
Le coteau d’Artets est un petit bout des contreforts du Vercors qui a donné de la pierre calcaire massive depuis longtemps : un bel urgonien jaune qui constitue le dallage des anciennes églises de Grenoble et de ses environs (celles de Saint-André et de Saint-Louis par exemple). À partir de 1860 la société de Carrières de l’Échaillon y exploite cette belle pierre dans une carrière à quelques centaines de mètres de l’actuelle. On peut trouver des blocs qui en sont issus dans les colonnes soutenant les galeries de l’ancienne bibliothèque du musée de la place de Verdun ou dans les gradins du maître-autel de l’église Saint-Joseph. Elle aurait même servi pour l’Opéra de Paris. La carrière ferme en 1967 et, sur ses restes, une école d’escalade est créée en 2001. Ironie du sort, un pan rocheux de l’ancienne carrière tombe la nuit du 24 juillet de la même année et l’école doit être fermée… À un jour près, la même date que le gigantesque éboulement qui aura lieu vingt-trois ans après.
La carrière qui s’est effondrée le 25 juillet 2024 a été ouverte en 1979 sur la face nord-ouest du coteau d’Artets. C’est une carrière verticale, ou un front de taille à grosses marches grignote peu à peu, à l’aide d’explosifs, le flanc de la montagne. Le 9 mai 2019, son autorisation d’exploiter a été renouvelée pour trente nouvelles années, jusqu’en 2054.
Le but des exploitants est d’en tirer un total de 15 millions de tonnes à un rythme de 500 000 tonnes par an. Cette production alimente principalement l’agglomération grenobloise : elle a notamment fourni une bonne partie des matériaux nécessaires à l’élargissement de l’A480 (de juillet 2018 à décembre 2022) ou aux nombreux aménagements sur les digues de l’Isère réalisés par le Syndicat mixte des bassins hydrauliques de l’Isère (Symbhi). Elle est ainsi stratégique pour quantité de chantiers locaux : des six carrières de roches massives calcaires de l’Isère, c’était la plus proche de l’agglomération et la plus importante. « Elle était la principale source d’approvisionnement des chantiers de la région avec près d’un million de tonnes extraites », d’après Bernard Converso, président de la fédération de BTP de l’Isère (France 3, 26/09/24). Cette pénurie à venir inquiète autant les professionnels du secteur que les municipalités.
Selon un spécialiste rencontré : « Aujourd’hui c’est compliqué d’ouvrir des carrières en France parce que les riverains sont en général contre pour des questions environnementales en dehors des nuisances que ça peut générer. Ils ont donc une volonté de maintenir les exploitations existantes pour éviter d’avoir à en rouvrir. » De quoi donc nourrir la volonté, pour l’instant non-officielle, de poursuivre l’exploitation de la carrière de La Rivière malgré l’éboulement. En plus, tous ces blocs déjà tombés seront d’autant plus faciles à exploiter, si le terrain parvient à être « sécurisé »... Un million de m3 déjà par terre, c’est ce que Carron et Eiffage pensaient sortir de la carrière en trente ans d’exploitation.
Une « mise en demeure » pour le registre des tirs
Normalement, les exploitants de carrière doivent tenir un « registre de tirs de mines », en plus d’effectuer des mesures de vibrations de ces tirs. Mais les exploitants de la carrière de La Rivière semblent avoir du mal à faire leurs devoirs... En février 2023, une mise en demeure est réalisée par la préfecture. Après l’éboulement du 24 juillet, faute de pouvoir inspecter quoi que ce soit pour le site tant que l’instabilité continue, un contrôle documentaire a été fait par l’inspection des installations classées. Constat : une partie des tirs de 2023 n’a pas été enregistrée. Pour l’année 2024, 22 tirs ont été réalisés entre février et avril, puis 2 tirs les 15 et 22 juillet 2024. À partir du tir du 12 mars 2024, « l’exploitant a décidé de ne plus réaliser cette prestation de suivi et d’enregistrement des vibrations ». Un an et demi après la mise en demeure et après un éboulement aux proportions inouïes, l’arrêté préfectoral du 9/09/2024 nous apprend que la carrière de La Rivière va écoper d’une amende de 6 500 euros pour les manquements aux registres des tirs. Quelle peine sévère pour des entreprises aux milliards d’euros de chiffre d’affaires !