Accueil > Été 2025 / N°77

Pas mal de tracas, pas mal de blabla : SSA

Un goût sacrément amer. Le lancement en grande pompe de la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) par la ville de Grenoble a été critiqué, comme attendu, par toutes les oppositions… Mais il ne passe pas non plus chez des partisans de la SSA : ils ont le sentiment de s’être fait balader dans un fumeux « processus participatif » biaisé dès le départ par la volonté municipale d’aboutir à tout prix à un résultat avant les prochaines échéances électorales – et de justifier ainsi la hausse polémique de la taxe foncière. Si les partisans de la solution adoptée défendent la nécessité « d’expérimenter » et « d’avancer », le résultat n’a plus grand-chose à voir avec les principes de la SSA.

Pendant la présentation du projet de sécurité sociale de l’alimentation (SSA) au conseil municipal du 24 mars 2025, il y a quelque chose qui a spécialement sonné faux. C’est quand Antoine Back, adjoint à la ville aux nouveaux concepts ( « risques et résilience territoriale – prospective, évaluation et nouveaux indicateurs - relations au monde académique – stratégie alimentaire ») a présenté l’historique du projet grenoblois de SSA et prétendu que le résultat était le fruit d’un « travail collectif associant associations, syndicats, agriculteur-ices et citoyen-nes  ».

Cette prétention leur est complètement restée en travers de la gorge. Eux, ce sont des partisans de la SSA, ayant passé des centaines d’heures à bosser sur le projet grenoblois, à « travailler pour rien  » comme ils disent aujourd’hui. Peu importe leur nom, leur structure : aujourd’hui tout ce qu’ils veulent c’est qu’en-dehors de la propagande municipale, une autre version de l’histoire soit racontée. Leur version, non parasitée par les enjeux d’une prochaine élection municipale.
Ils faisaient partie du collectif « Sécurité sociale de l’alimentation 38  » créé début 2022 et regroupant quantité d’individus et de syndicats, partis et associations (Confédération paysanne, Parti communiste, collectif Pas sans nous, Point d’eau, Réseau Salariat, Yapluka, FSU 38, Parlons-en, l’Atelier paysan, etc.).
Pendant deux ans, ce collectif s’est peu réuni et « pataugeait » un peu à tenter de construire une expérimentation de SSA à Grenoble. Début 2023, le volontarisme de la municipalité pour travailler à cette SSA dans le cadre de son « bouclier climatique et social » a permis de lancer une nouvelle dynamique. D’autant plus que la mairie annonçait le financement d’une initiative relevant de la SSA à hauteur de 1,4 million d’euros par an pendant trois ans, voulant justifier au plus vite les raisons du fort taux d’augmentation de la taxe foncière voté en 2023 (source de grandes tensions dans la majorité, aboutissant à l’expulsion du groupe majoritaire d’élus qui se sont seulement abstenus). Les premières tensions sont alors apparues au sein du collectif, pour savoir s’il fallait ou non se soumettre à l’agenda et au calendrier politicien de la majorité et à quel prix.

Pour lancer ce projet, après quelques réunions et prises de contact, la mairie lance une « étude de faisabilité ». Cette dernière, présentée à l’automne 2023 et réalisée par les bureaux d’études Tero et Terralim qui se sont penchés sur les expérimentations de SSA à Montpellier, Dijon ou Montreuil, insiste sur la nécessité de « prendre le temps de réussir les fondations ». Dans la présentation des différentes étapes nécessaires à l’aboutissement d’une SSA, les bureaux d’études parlent d’une durée comprise entre 34 et 62 mois. Soit entre 3 et 5 ans… Moins d’un an et demi plus tard, les élus voteront le lancement de l’opération.
Entre-temps, du blabla aura quand même coulé dans des réunions. Début 2024, trois « groupes de travail » sont lancés et onze « séances de travail » se déroulent, réunissant à chaque fois une quinzaine de personnes. Lors de ces séances, deux grandes conceptions s’opposent, à propos de la façon dont la caisse dépense les cotisations collectées. La première défend une « rémunération des points de vente par facture » s’appuyant sur une « logique de consommation qui va déterminer la production ». La seconde milite pour une « rémunération par forfait des producteurs et des distributeurs », ayant pour principe l’inverse de la première, à savoir « la production pour déterminer la consommation ». Pour départager ces divergences un poil obscures pour le commun des habitants, un vote est organisé. La première option obtient « sept gommettes » la deuxième en recueille treize, quand onze gommettes soutiennent une troisième proposant de construire un modèle « hybride  » entre les deux options. Mais au final, ce sera quand même bien la première option, n’ayant retenu que sept votes sur trente et un, qui sera choisie par la mairie. À l’époque, les élus assurent vouloir toujours « co-construire », en dirigeant quand même nettement la façon dont les choses doivent être faites.

Ainsi à l’été 2024, la mairie met la pression pour créer une structure associative adéquate, rapidement, pour qu’une subvention de fonctionnement puisse être votée en septembre. Pourtant dans l’étude de faisabilité, les bureaux d’étude préconisaient que l’association soit à « l’initiative des associations et des citoyens (pas une initiative de la ville)  ». Il était aussi clairement stipulé : «  L’association, suffisamment indépendante de la collectivité, la sollicite pour cofinancer le projet global dans une optique de solidarité territoriale et de démocratie alimentaire. » Ou encore : « L’octroi de la subvention donne lieu à une convention qui doit être rédigée avec précaution, notamment en ne posant pas des exigences trop techniques de la part de la collectivité sur le projet. L’association se fixe elle-même des objectifs qualitatifs et quantitatifs. »

On vous passe les détails rocambolesques du montage de l’association. Des dizaines d’heures de réunion finissent par aboutir à la création de l’association Graal (Grenoble agricultures et alimentation locales) puis à la réalisation de la demande de subvention selon les directives imposées par la municipalité (contrairement donc à ce qui avait été préconisé dans l’étude d’impact). Pour construire un collectif solide, travailler les divergences, il aurait fallu du temps, mais la mairie n’en a pas : elle veut aboutir à quelque chose de communicable le plus vite possible. Une « assemblée citoyenne de l’alimentation » le 12 octobre 2024 réunissant une centaine de personnes permet d’annoncer déjà que Grenoble «  fera partie des villes pionnières » de la SSA (Place Gre’net, 15/10/2024).

Mais en dehors de la communication, l’organisation concrète est très laborieuse. « On avait le sentiment de courir toujours après la mairie. Si on voulait que ça aboutisse, il fallait faire exactement ce qu’elle demandait » confie un de nos déçus. Dans une réunion du 22 octobre, une élue hausse la voix pour imposer les conditions municipales, en annonçant une subvention finalement très réduite (22 000 euros au lieu des « entre 80 et 100 000 euros » annoncés début octobre et des 1,4 millions d’euros évoqués au début).

S’ensuit un gros débat au sein de l’association sur la stratégie à suivre. Quatre structures votent pour accepter les conditions de la municipalité. Une pour refuser cette subvention. Et sept pour accepter la subvention, avec pour objectif que l’argent serve à mieux structurer l’association. À la majorité, c’est donc cette solution qui est adoptée.

Cette décision provoque la démission des quatre structures ayant voté pour la solution municipale. La ville, voyant que la structure Graal lui «  échappe » et que les plus grosses structures sont parties,
décide de changer de stratégie : mi-décembre, elle lance finalement un AMI (appel à manifestation d’intérêt) pour désigner la structure porteuse de la future SSA. Devant la complexité du dossier, et la multiplication des défections suite aux exigences municipales, l’association Graal décide finalement de ne pas postuler. Alors fin janvier, seul un dossier – de 280 pages (!) – est déposé, regroupant les structures démissionnaires du Graal et porté par l’union des mutuelles de France Savoie, dont le directeur est Glen Kergunteuil, également président de la mutuelle Entrenous, la gestionnaire de la toute nouvelle « mutuelle municipale » de Grenoble...

En février, la mairie organise un jury pour valider le choix du seul candidat. Sur les trois membres « extérieurs » de ce jury, une personne, artisane de la SSA à Cadenet, refuse de venir en envoyant un mail critiquant notamment « les objectifs fixés en termes de délais (…) contradictoires et contre-productifs (...) au regard de l’impératif du temps long de l’appropriation démocratique » ou regrettant que ce soit la mairie et pas des « assemblées d’habitant.es » qui fixent « les objectifs en termes d’action de l’usage des moyens financiers de nos caisses ».

Là non plus, ces arguments ne feront pas dévier la municipalité de sa ligne : aboutir au lancement de sa SSA avant les prochaines municipales. Le 24 mars 2025, une subvention de 229 000 euros est votée. En juin prochain, l’expéri­mentation de la SSA sera lancée avec cinquante premiers foyers participants. Ils devraient être 300 à la fin de l’année et potentiellement un millier d’ici 2028. Concrètement les membres cotiseront selon leurs revenus et auront droit à des bons d’achat dans certaines épiceries, magasins bios ou au marché de producteurs d’Europole. Le choix de ces lieux, dont certains font partie du consortium ayant gagné l’AMI, soulève quelques questions de conflits d’intérêts.

Parmi ces structures, il y a le Bar radis, resto et « maison de l’alimentation et de l’agriculture » implantée sur un toit-terrasse du quartier Flaubert. Lény, un des co-gérants du lieu, rejette tout potentiel conflit d’intérêt. « Pour lancer une expérimentation, il fallait bien des lieux prêts à l’accueillir... Notre implication dans la SSA a toujours été bénévole, pour l’instant on fait partie des lieux préconventionnés pour lancer quelque chose mais par la suite ce sera au comité citoyen qui est en train d’être mis en place de décider si ces lieux conviennent et/ou s’il faut en chercher d’autres. »

Lui n’est forcément pas d’accord avec la vision des « déçus  » de la SSA grenobloise : « La mairie était obligée d’aller vite parce qu’après c’est impossible de débloquer un budget à moins d’un an des municipales. Il y a eu presque trois ans de discussions : c’est déjà assez long. Le Graal était un mariage forcé entre deux groupes qui n’arrivaient pas à s’entendre, mais les autres auraient aussi pu postuler à l’AMI… Par ailleurs, le territoire est suffisamment grand pour avoir plusieurs expérimentations. »

Bref. Si cet argent municipal sert à des personnes dans le besoin pour acheter de la nourriture de qualité, à tendance bio et locale, tant mieux. Il ne s’agit pas ici de blâmer les futurs bénéficiaires de ce dispositif, ni les lieux partenaires (quoique les liens de dépendance financière et d’allégeance à la mairie soient questionnables), mais d’interroger la logique de la solution mise en place.

En étant un financeur majeur de la caisse locale, la mairie dénature complètement l’idée politique de départ de la SSA, qui implique un financement par la cotisation (et non par l’impôt) pour se prémunir des revirements politiques. Quitte à débloquer tout cet argent, il aurait pu être utilisé différemment : 1,4 millions d’euros permettent de financer 280 000 repas à 5 euros ou l’équipement sobre de 28 petites fermes maraîchères... Surtout que d’autres expérimentations ont révélé les potentiels vices de cette « usine à gaz ». À Montpellier, où le même type d’expérimentation est mené, un bilan de 2023 révèle que sur 300 000 euros d’argent engagé (70 000 de cotisations, 100 000 euros de financement privé et 130 000 euros d’argent public – toutes ces sommes sont arrondies), seuls un peu plus de 100 000 euros ont effectivement servi à des achats alimentaires par la caisse. Dans le budget prévisionnel de l’expérimentation grenobloise, les « frais de gestion » représenteraient 60 % (160 000 euros sur 271 000) de l’argent engagé...

Ainsi la majorité de l’argent destiné à améliorer l’accès à une alimentation de qualité et/ou à mieux rémunérer le travail des paysans locaux part en réalité dans des salaires d’animateurs et de rédacteurs de jolis rapports aux financeurs, des réunions de co-construction, un système informatique qui centralise les données, etc. Parmi les grands artisans de la solution municipale, il y a notamment Aequitaz, association se définissant comme des « artisans de justice sociale  » et assurément experts en blablas pseudo-participatifs en tous genres. Un de ses cofondateurs, Jérôme Bar, très actif dans les manigances grenobloises autour de la SSA, vend maintenant des stages pour « créer un collectif et agir pour le droit à l’alimentation » – 1 050 euros les trois jours. Vu comment le collectif grenoblois s’est déchiré, pas sûr que ça vaille le coup…

Le système mis en place à Grenoble peut-il se revendiquer de la SSA ? Lény reconnaît avoir « conscience qu’on ne répond pas à la vision SSA, mais n’empêche qu’on fait une expérimentation. Le projet n’est pas abouti, on va certainement faire des erreurs mais c’est important de commencer pour avancer. Les trois piliers de la SSA sont un peu dogmatiques. On fera le bilan de ce qu’on tente et ça pourra servir à d’autres expérimentations. »

Mais pourquoi donc avoir appelé ça SSA plutôt que – par exemple – « bouclier alimentaire municipal  » ou « caisse commune de l’alimentation » ? C’est que la mairie voulait avant tout nourrir son « récit » de « ville pionnière » avec « un temps d’avance », qui sur le sujet de l’alimentation, était clairement « à la traîne » par rapport à d’autres villes comme Montpellier ou Lyon.

Aujourd’hui, les élus peuvent communiquer à fond sur cette « expérimentation » en multipliant au passage les grandiloquences historiques pour vernir leur image : « L’accès à une alimentation de qualité ne devrait pas être un privilège, mais un droit inaliénable. S’inspirant de l’héritage du Conseil national de la résistance et des principes fondateurs de la Sécurité sociale, elle a mis en avant la volonté de Grenoble d’agir sans attendre une décision nationale. »

Dans la même veine, les élus de Grenoble en commun affirment que ce dispositif « renouvelle le statut de Grenoble comme ville pionnière en matière de justice sociale et environnementale ». Quant au statut de Grenoble comme pionnière du foutage de gueule démocratique, il en sort également – une fois de plus – largement renforcé.

En quoi consiste le principe de la Sécurité Sociale de l’Alimentation ?

En gros l’idée de base de la SSA, c’est qu’à terme, sur le modèle de la Sécurité sociale pour la santé, tout le monde ait une sorte de « carte vitale d’alimentation », représentant le droit de chacun à accéder à une production alimentaire socialisée et sortie des logiques marchandes et capitalistes. Riches et pauvres cotiseraient et auraient droit aux avantages de cette carte vitale. Les « produits conventionnés » seraient définis par des « caisses primaires gérées démocratiquement au niveau local » sur la base de «  critères environnementaux et sociaux ». En théorie, la SSA « permettrait ainsi à la fois aux plus modestes de mieux manger, aux agriculteurs de mieux vivre de leur métier, tout en réorientant le modèle agricole vers une agroécologie, soit un cercle vertueux ». En pratique, c’est un sacré bordel à mettre en place. Pour progresser dans cette direction, différentes expérimentations sont en cours au niveau local (en Gironde, à Cadenet, à Montpellier, etc.). Et donc maintenant à Grenoble, même si selon nombre de ses partisans, le projet voté n’a plus grand-chose à voir avec les grandes lignes de la SSA. Car selon le collectif national de la SSA, les trois « piliers » du dispositif sont l’universalité, le conventionnement organisé démocratiquement et un financement basé sur la cotisation sociale.