J’ai un plaisir coupable que je n’arrive pas à arrêter : le chai latte. Et je dois dire que le Minimistan excelle dans ce mélange subtil de thé, d’épices et de lait. Une caricature de boisson bobo, je sais, mais c’est tellement délicieux. Alors l’année dernière, j’avais pris l’habitude de claquer mes quatre balles et de me poser dans cette magnifique cour. Assis, je scrutais le lierre qui grimpe les ailes de l’ancien couvent et les chaises multicolores fleurissant autour d’un arbre qui a sûrement vu passer les cérémonies des protestants. Et je vous parle même pas des toilettes dont les vasques rappellent que cette paroisse a déjà plusieurs siècles. Puis l’ambiance quoi ! Le tiers-lieu « à l’esprit guinguette » fait souvent le plein, des centaines de personnes en même temps, jusqu’à 600 places assises. Les plats du jour ne sont pas très chers et puis le soir, c’est la fête. DJ set, concerts, milongas, ateliers danse, stand-up, tournois de jeux vidéo, matchs d’impros, ateliers de dessins, soirées swing, théâtre, friperies, ateliers cocktails, marchés de vin, soirée militante organisée par le comité local des Soulèvements de la Terre : à peu près tous les concepts de réjouissances ont déjà eu lieu au Minimistan, alors qu’il n’a qu’à peine deux ans.
Au départ, il y a l’appel à projets Gren de projets de la ville de Grenoble. En 2017, la municipalité, exsangue financièrement, décide de faire un appel à candidatures pour gérer six lieux emblématiques de son patrimoine immobilier anciennement religieux. Le lauréat sélectionné jouit ensuite d’un bail emphytéotique de 45 ans en échange de prendre en charge les travaux et l’entretien du lieu, qu’il s’engage à ouvrir au public. Selon les prétentions municipales : « Il ne s’agit pas seulement d’une modalité de mise en vente ou en location de certains biens, c’est un état d’esprit, une philosophie : faire la ville sur la ville, une ville intense, d’échanges et d’ouverture, une ville qui mutualise chaque mètre carré vacant, une ville qui met en valeur l’histoire et le patrimoine grenoblois. » Huit ans plus tard, un seul projet a pour l’instant complètement abouti : c’est le couvent des Minimes, devenu donc le Minimistan pour « faire la ville sur la ville ». Selon son site internet, tout a l’air merveilleux : c’est « plus qu’un lieu : le pays des possibles ». Mais encore : « Un lieu infini, dans le sens de non-fini, sans fin. (…) Confrontés aux défis immenses de notre époque où les transitions écologiques et sociales peinent face à la domination de l’économie marchande, aux replis identitaires et à l’autoritarisme, il est urgent d’espérer. Nous avons créé un lieu pour ça. » Wahou.
C’est sûr que le bâtiment a de quoi faire rêver : 3 740 m2 en plein centre-ville et a priori la plus grande cour privée de Grenoble avec 1 000 m2. L’équipe du Minimistan n’était donc forcément pas la seule à postuler à Gren de Projets. Parmi la dizaine de candidats, il y avait une équipe lyonnaise avec derrière des géants du privé comme Bouygues ou Vinci, qui semblaient avoir beaucoup d’argent mais pas vraiment de projet. Un autre concurrent avait pour le coup un véritable projet social : Hôtel du Monde. Montée par des associations du quartier Alma-Très-Cloîtres, la candidature portait sur l’insertion professionnelle et la médiation culturelle avec les habitants du quartier mais aussi leur logement au travers d’une résidence gérée par un bailleur social. À l’inverse, il y avait bien un projet mais pas suffisamment d’argent autonome, ce qui était rédhibitoire pour la ville qui ne voulait pas de projet dépendant des subventions publiques. Alors la ville a préféré choisir le mastodonte économique qu’est le Minimistan, porté par Les Minimes. Cette société n’est pas reliée à des multinationales mais a tout l’écosystème des start-up et de la French Tech in the Alps, les cofondateurs étant les responsables du célèbre Cowork in Grenoble, déjà deux fois honoré dans Le Postillon (n°30 et n°56). Ils semblent d’ailleurs toujours avoir une dent contre le premier article, réalisé sur le mode de l’infiltration et ayant beaucoup circulé sur internet. Dans l’échange Signal évoqué dans le chapeau, ils vannent notre journal « qui vient faire un reportage sans parler à personne ». Pour cette fois, j’évolue à découvert, et demande même un entretien aux cofondateurs du lieu.
À la tête du Minimistan, il y a un duo : Marie Pesenti et Mathieu Genty. La directrice générale est une manageuse : ancienne « communication and foundraising manager » à l’université catholique de Lyon, elle a aussi été « partnership manager » à Grenoble école de management et « space manager » à Cowork in Grenoble.
Quant au « président du Minimistan » Mathieu Genty, il se présente comme un self-made man touche-à-tout. Selon sa légende personnelle, il a de multiples casquettes : hypnothérapeute, écrivain sur les cueillettes, distillateur, photo-reporter. Mais sa véritable passion semble plutôt être l’entreprenariat. Dans la candidature de Gren de projets, il se dit « prendre conscience de sa qualité première » qui est de « créer les conditions du succès pour des groupes humains ». Entre les ApéroEntrepreneurs, le Fonds d’investissement pour start-up qu’il a créé et le lancement de Cowork in Grenoble, Mathieu Genty se met surtout au service du succès des « groupes humains » de la start-up nation. Toujours est-il qu’il a accepté de papoter avec moi.
Ce qui m’interroge, d’abord, c’est d’où vient l’argent. Car pour démarrer le projet, une première levée de fonds a atteint 1,5 million d’euros en à peine deux semaines : on est loin des appels à dons du milieu associatif. Mathieu Genty tient à me préciser que c’est le résultat de « 12 ans et 15 jours » de développement « bénévole » de son réseau. Sur Linkedin, il précise que ça va de ses « voisins » à ses « élèves de Grenoble école de management » en passant par son « ex-femme ». Parmi les 248 donateurs, il me donne l’exemple d’un investisseur habitué de la French Tech qui a préféré cette fois-ci mettre ses 10 000 euros dans ce lieu. Avec ce genre de profils et quelques prêts de banques, il n’a pas fallu longtemps pour atteindre 6,4 millions d’euros et lancer les travaux afin de – notamment – effacer les traces du passé de ce lieu emblématique de la ville.
Le maire Piolle présentait l’ambition de Gren de projets comme une volonté de « réveiller des bâtiments aujourd’hui endormis, sous-utilisés, insuffisamment mis en valeur ». Endormis et sous-utilisés ? D’après les archives de la Ville, le couvent des Minimes était en grande partie occupé en 2023. Pourtant, à l’intérieur du Minimistan, sur la frise chronologique représentant « 400 ans d’histoire du Couvent des Minimes », on passe directement du monastère en 1707 au tiers-lieu qui réside dans le couvent depuis 2023. Comme si pendant trois siècles, il ne s’était rien passé.
En 1919, un « foyer de l’Étudiant » fondé par l’université ouvre ses portes et occupe les deux ailes du couvent. Gérant pendant plus de 100 ans une centaine de lits dont 50 % sont destinés aux étudiants internationaux d’une trentaine de nationalités différentes, cette organisation à but non lucratif ferme de force quatre ans après la fête de son centenaire d’existence, pour laisser place au Minimistan. Dans un article du Daubé (12/03/2018), la directrice du lieu s’indigne de n’avoir jamais été prévenue de leur future expulsion, comme si pour la Ville « les lieux étaient vides ». L’un des gérants du foyer précisait à l’époque que « la Ville l’avait racheté [le couvent] en 1979 à la faculté de droit à un prix dérisoire » à condition que « le foyer y demeure ». Quand Mathieu Genty a voulu se rendre sur les lieux, il précise s’être fait « envoyer chier par leur avocat ». Il reconnaît pour l’expulsion rapide une attitude « un peu cavalière » de la Ville, mais réfute toute responsabilité. Le même sort fut réservé aux trois autres associations occupant le couvent, pour certaines dans leurs locaux historiques depuis 30 ans.
Et aujourd’hui ? Le « pays des possibles » permet-il aux habitants de ce quartier assez populaire (voir encart) « d’espérer » ? Pour l’un des membres du conseil citoyen et habitant du quartier d’Alma-Très-Cloîtres « dubitatif » au lancement, le tiers-lieu évolue dans le bon sens depuis plusieurs mois. Il note une participation aux réunions mensuelles qui rassemblent des acteurs locaux, des prêts de salle comme pour le restaurant voisin l’Atypik, des visites au Cabinet de Curiosités, l’embauche d’une salariée sur le projet social du tiers-lieu ou encore une récente exposition d’un photographe du quartier.
Mais d’autres témoignages d’habitants sont plus critiques. J’ai pu consulter un travail d’enquête de terrain, non public, réalisé sur plusieurs mois autour du lieu. La plupart des habitants rencontrés confient ne pas trop comprendre ce qui se passe dans ce lieu : on parle de club privé, de mariage ou de fête. Mathieu Genty le concède : « De l’extérieur, je comprends que les gens ne se sentent pas les bienvenus. »
Et peut-être même à l’intérieur… Ainsi un médiateur logement d’une association intervenant dans ce quartier prioritaire de la ville affirme que « ce lieu n’est pas fait pour les habitants du quartier » avec des « bulles sociales » qui sont très proches géographiquement mais très loin socialement. Plusieurs personnes rencontrées parlent de ces deux mondes. Celui du Minimistan descend en partie des beaux-quartiers et des communes huppées de l’agglomération, passe par Notre-Dame pour aller au tiers-lieu mais ne s’aventure jamais plus loin dans la rue Très-Cloîtres. Dans ce même travail d’enquête, plusieurs habitantes parlent d’un « monde fermé » amenant avec lui des galères en plus, à commencer par les problèmes de stationnement. Si la création du tiers-lieu semblait au départ réjouir certaines personnes du quartier, une considération semble aujourd’hui partagée : il est devenu mission impossible de se garer. Et quand le Minimistan conseille sur son site de « chiller » dans « une atmosphère où la détente et la joie règnent en maître », les inquiétudes du quartier (comme l’augmentation des loyers ou un renforcement du point de deal de la place Edmond Arnaud par la clientèle du Minimistan) dénotent. Des craintes qui ne passent que très rarement les grilles du portail.
Et au niveau des commerçants ? Si certains apprécient le lieu ou n’ont pas grand-chose à en dire, d’autres l’ont plutôt mauvaise, notamment à cause du « deux poids deux mesures ». Un commerçant du coin me raconte une réunion avec la mairie d’octobre 2022 à propos des droits de terrasse. Le consensus s’établit sur l’idée d’éviter d’avoir de grandes terrasses, à la fois pour préserver l’espace public et pour freiner les monopoles de clientèle… Et pourtant, dans le même temps, le permis d’exploitation est délivré au Minimistan qui fera de sa cour privée la plus grande de Grenoble a priori... Il en va de même pour la proposition de patinoire sur la place Saint André refusée alors que le Minimistan a sans problème fait un marché de Noël dans sa cour. Mathieu Genty le confirme : « Jusqu’à la grille on est chez nous, la ville n’a pas à venir contrôler notre terrasse. Ça c’est un avantage ». Michel du café des Halles parle de la « concurrence déloyale » dont font les frais certains restaurateurs et débits de boissons. Des frais qui s’additionnent avec le loyer mensuel qu’ils payent, a contrario du Minimistan. Le tiers-lieu bénéficie d’un statut de « quasi-propriétaire » qui lui permet de négocier les rénovations contre un loyer nul (Mathieu Genty a par contre assuré payer une taxe foncière « à hauteur de 35 000 euros » pour l’instant). Michel tient à préciser qu’il n’a pas le privilège du loyer nul quand lui doit effectuer des travaux dans son bar. Quand un futur restaurateur pense que « Grenoble n’est pas assez gros pour avoir un lieu comme ça », le jugement du gérant du Bacetto, sur la place Saint André, est sans appel : « Ce lieu vampirise tout. »
La vampirisation a aussi été entreprise dans le domaine musical avec une profusion de concerts. Mais les conditions d’accueil ont marqué nombre de groupes, en mal. Un groupe grenoblois a vu passer son devis de 700 euros à 150 euros pour trois artistes, cinq heures d’installation et désinstallation (sans aucune aide malgré les promesses) et six heures de performance. Mathieu Genty dément : « Le deal c’était qu’on partage la buvette. » D’après des preuves mails des membres du groupe, ce « deal » a été imposé après la soirée dont le nombre d’entrées n’a pas été celui espéré. Qui plus est, le groupe ajoute qu’une des responsables de l’équipe du Minimistan s’est montrée « très agressive, humiliante et irrespectueuse » lors d’un entretien en visio, suivi d’un mail où sont notamment listés avec mauvaise foi tous les coûts liés à l’évènement jusqu’à la location de leur propre cour à hauteur de 800 euros ou du temps de travail des salariés du Minimistan pour 450 euros. Mathieu Genty se défend en leur reprochant d’avoir « voulu absolument le faire un dimanche » et refuse toute responsabilité en prétextant que le groupe est venu « au début » quand « [ils] n’avaient pas d’argent ». Mais plus d’un an après cette affaire, une autre artiste témoigne d’une « enveloppe de 200 euros » à la place des 1500 euros convenus pour son groupe de cinq personnes. Au moins, ironise-t-elle, « les frais d’essence ont été couverts pour une personne du groupe ». Pour Mathieu Genty, ces crasses envers les artistes ne sont que des « rumeurs dont les gens ont plaisir à croire ». Face aux faits, le co-fondateur du Minimistan agite le totem de la jalousie. Mais insiste sur le « respect » qu’il répète avoir envers les artistes.
Le respect et la bienveillance, ce sont aussi bien entendu les mantras répétés à la vingtaine d’employés fixes du lieu, majoritairement à 39 heures par semaine. Là aussi, la réalité ne correspond pas toujours aux promesses. Un ancien serveur raconte qu’on lui a proposé « un 35 heures tranquille avec 100 à 150 places assises max » avant de se retrouver à devoir faire 42 heures par semaine avec des fois 500 à 600 places assises. Face à cette déferlante de clients, un autre employé témoigne de messages d’encouragement et de doses de dopamine fréquentes : « Vous avez fait 25 000 hier, vous êtes incroyables » ; « 160 couverts à midi, record battu. » C’est que le Minimistan est une « grande famille », que les dirigeants tentent de souder à base de brunchs et de séminaires de discussion.
Officiellement, on peut discuter de tout, et notamment ne pas hésiter à donner des idées de nouveaux concepts ou projets de business.
Quand il s’agit de régler des tensions internes, les messages sont moins fréquents, voire inexistants. Un des deux anciens employés n’hésite pas à parler de « propos racistes et sexistes » et de « harcèlement moral et professionnel », ayant subi selon lui des pressions de son ancien manager, ce qui l’a poussé à partir en arrêt-maladie. Pour Mathieu Genty, « le harcèlement moral, il n’y a que lui qui l’a vu ».
Pour ce qui est de la médiation entre les salariés, « l’entrepreneur militant » se défend : « Je me mêle pas du job des autres, je fais confiance aux gens. » Voilà, semble-t-il, comment est réfléchi le « vivre ensemble » que présente le lieu sur son site. C’est comme la famille : il faut l’accepter comme elle est. Sinon l’employé est accompagné vers la sortie avec une rupture conventionnelle.
Pour rentrer dans la « grande famille » du Minimistan, le plus simple est de venir coworker pour « travailler ensemble et autrement » et profiter d’« une communauté, qui te comprend et qui te ressemble. L’avantage d’avoir des collègues sans les inconvénients ! » Alors j’ai testé pour vous, en profitant de la gratuité de la première journée (c’est ensuite 20 balles par jour ou 220 balles par mois). Après avoir traversé des rangées d’ordis, je retrouve la space manageuse debout derrière son bureau surélevé. Son speech d’accueil terminé, elle propose une visite des locaux. Devant nous : une cuisine partagée où la règle principale est que « la dernière personne à terminer le café en refait », des salles de réunion réservées en priorité à celui qui paye et des bureaux privés. Derrière nous : mini-salles « think outside the box » (en français sortir des sentiers battus) et salle de sieste avec matelas et mezzanine. L’espace de coworking est immense et la com’ sur son site veut bien nous le faire sentir : « 60 postes, 600 m2, 6000 membres ». Et attention : la première newsletter que je reçois me dit qu’on travaille « chez cowork » au pire « à cowork » mais au grand jamais « au cowork ». Pour me faire sentir « chez » moi mais pas « au » boulot.
Je bosse quand même quelques heures d’arrache-pied à mon bureau, puis je décide de me faire un thé noir dans la cuisine. Je lance la bouilloire et tourne en rond jusqu’à m’arrêter devant un trombinoscope des co-workeurs du lieu. Comme me le vend le site du Minimistan, je m’attends à trouver des « pirates, gangsters et autres entrepreneurs informels » ou encore des « décrocheurs » et des « réfugiés ». Des gens « différents » quoi. À part un auto-entrepreneur qui veut développer le tourisme en âne et roulotte et un écrivain passionné d’alpinisme, c’est un peu plus ennuyeux que ça. Beaucoup s’affichent comme défenseurs de l’environnement : « Conseiller en déchet et chef de projet sur les sols pollués », « consultante en agriculture et alimentation durable », « chargée de projet en développement durable des montagnes », « consultant en éco-conception », « chargée de programme en résilience au changement climatique », etc. C’est dingue tout ce qu’on peut inventer comme métiers. Et puis enfin, il y a toute la plâtrée classique des technico-commerciaux. « Spécialiste en communication digitale », « engineer designer », « chef data », « coach en communication pour le marché US » (je vous épargne les traductions). Bref, loin des « pirates et gansters », les coworkeurs du Minimistan sont plutôt des autoentrepreneurs bouffant à différents râteliers de l’éco-start-up nation.
C’est la pause dej’. Entre deux tupperwares réchauffés au micro-ondes, les coworkeurs parlent de jetlag à cause d’un retour en avion difficile d’Haïti, d’astuces pour faire du macramé et de techniques de grimpe pour la prochaine session d’escalade. Durant le repas partagé, l’un des coworkeurs se confie à moi sur le sentiment de solitude qu’il vivait en télétravail avant de rejoindre la grande famille qu’est le Cowork du Minimistan. Cette expérience lui a permis de « tisser du lien », lâche-t-il avec un sourire apaisé avant de partir avec d’autres faire de « l’endurance fondamentale ». De la course à pied lente quoi.
Ainsi va ce « pays des possibles ». Prétendant s’opposer à la « domination de l’économie marchande », il semble néanmoins bien en profiter, comme en témoignent les frais colossaux engagés pour faire une cuisine de toutes pièces (plus de 100 000 euros) ou pour l’installation d’un joli alambic (servant à distiller du gin, du génépi ou du pastis), qui aurait également coûté près de 100 000 euros. Au Minimistan, lieu fait par des winners et pour des winners, l’argent coule à flots pour créer sans cesse de nouveaux business. Le « monde de demain » qu’il prétend « préparer » ne devrait donc pas être très différent de celui d’aujourd’hui, si ce n’est quelques concepts de réjouissances en plus. Si la philosophie de Gren de projets de « faire la ville sur la ville » s’incarne dans ce lieu, alors il y en aura beaucoup qui n’auront pas leur place dans la « ville de demain ».
Moins de deux ans après le lancement du Minimistan, les deux cofondateurs sont déjà sur un nouveau projet : Happy Shelter. Associés à Etienne Tatur, fondateur de Moneythis qui selon ses mots est le « le booking des transferts d’argent » notamment depuis l’étranger (et qui en 2017 assumait avoir fui la France pour la Silicon Valley avec sa start-up parce qu’« on réfléchit avec notre cerveau, pas notre cœur »), ils viennent de racheter, en octobre 2024 le château d’Herbelon, situé sur la commune de Treffort. Mathieu Genty me décrit ce vaste bâtiment implanté au bord du lac de Monteynard dans le Trièves comme « un futur lieu de résidence pour hébergement à moyenne durée avec restauration bar et co-working ». Une version campagne champêtre du Minimistan quoi, même si trois mois avant l’ouverture, le co-fondateur du Minimistan assume s’y prendre « un peu à l’arrache » sans avoir « une vision très claire ». Mais je leur fais confiance pour y retrouver mon chai latte.
Très-Cloîtres, quartier populaire ?
Historiquement, Très-Cloîtres est un faubourg hors rempart qui accueille les exclus, dont les protestants, les migrants ruraux et les prostituées. Dans les années 1950 et 1960, de nombreux travailleurs immigrés algériens s’installent dans le quartier. Malgré l’abandon total des pouvoirs publics, les rues sont bien vivantes. Dans les années 1970, il y a environ 1 200 habitants et 80 commerces, dont 26 cafés-restos, la majorité étant tenue par des maghrébins [1]. Les logements font généralement moins de 35 m2, beaucoup n’ayant qu’une pièce sans douche ni baignoire ni WC. À cette époque, un chantier d’« innovation urbaine » est enclenché par le maire socialiste Hubert Dubedout. En réaction au délabrement du quartier populaire, il touche le bâti sans concertation mais aussi tout l’écosystème solidaire du quartier, à commencer par les plus pauvres qui ne peuvent plus payer le loyer. Ceux qui résistent se font couper l’eau et l’électricité, les ateliers d’artisans se transforment en bureaux. Environ quarante ans plus tard, le dernier petit café des anciens du quartier ferme et le Minimistan – « innovation urbaine » avec environ 500 places assises – fête ses un an. C’est sympa de boire un café et manger un bout à Alma-Très-Cloîtres : oui mais pour qui ?