Bétonneurs, écoutez bien notre conseil santé
Mangez de la terre, pas des puces
Dans la vallée du Grésivaudan, il n’y a pas que l’usine de semiconducteurs STMicroelectronics qui s’agrandit : il y a aussi sa voisine Soitec. En avril dernier, juste après une manifestation de 2 000 personnes « De l’eau, pas des puces ! », on apprenait la suspension de l’extension de Soitec. Une « victoire » pour les opposants de StopMicro, contestée par la direction de Soitec, qui évoquait une décision due à un marché des semiconducteurs moins dynamique que prévu. En tous cas, le « répit » aura été temporaire : cet été, l’extension a repris, même si elle n’est plus officiellement portée par Soitec, mais par Isère Aménagement (voir encart). Conséquence directe de cette extension : la bétonnisation prévue de onze hectares de terre agricole, et peut-être l’expropriation d’une ferme. Le Postillon a rencontré l’une des victime directe de cette nouvelle artificialisation.
Le grand-père de Michel travaillait les terres où ont poussé les usines : « À la place, c’était du marais, du marais sauvage même, plus humide que la zone qui est classée humide. Gamin, j’allais chasser le faisan là-bas… Avec ces usines, ça a changé de tout au tout. » En fait, Michel ne s’appelle pas vraiment Michel, mais il ne désire pas mettre son patronyme en avant, juste faire connaître la triste histoire de la ferme familiale, qu’il a reprise depuis une vingtaine d’années en cultivant des céréales et des noix. La première expropriation a eu lieu avec l’arrivée de l’usine de STMicroelectronics, en 1992. Depuis, ça ne s’est jamais arrêté : presque tous les ans, le béton grignote un peu de terres agricoles. « À chaque fois que les usines s’agrandissent, on perd des terres, pour les bâtiments industriels ou pour les autres équipements nécessaires. Entre Crolles et Bernin, j’ai perdu des terres cinq ou six fois en une dizaine d’années. J’ai même dû déménager ma ferme, une fois. Là, aujourd’hui, il y a le pont de Brignoud, plus la gare. La nouvelle extension m’ampute de 3,5 hectares, plus les parkings de la gare, ça fait 7-8 hectares. »
Chez tous les agriculteurs avec qui nous avons échangé, il y a un fatalisme compréhensible. Car on ne leur laisse bien sûr pas le choix : « c’est soit on traite à l’amiable, soit on est exproprié », explique Michel. La plupart des projets sont classés d’utilité publique, ce qui permet – outre d’utiliser l’autorité du préfet pour se saisir des terres – de se passer de certaines lois contraignantes, comme la loi Zéro artificialisation nette (ZAN) [1] ou encore les réglementations concernant les zones humides.
« Ils sont tous liés, bien sûr. Il y a une grosse hypocrisie : si on prend le projet de la gare de Brignoud, c’est la SNCF qui négocie les changements de place de la gare. Après c’est le Smmag [autorité des transports métropolitains] qui négocie le parking. Et là c’est Isère Aménagement qui négocie l’extension de Soitec. C’est-à-dire qu’ils nous disent “mais nous on ne prend pas grand-chose”. Le Smmag nous dit “nous on prend rien”, la SNCF nous dit “mais attendez c’est pas beaucoup quand même”. Et Isère Aménagement va dire exactement la même chose. Donc on a plein d’interlocuteurs, mais finalement c’est toujours le même sujet. Parce que si la gare change de place et évolue, c’est pour alimenter les usines en trafic humain. »
Force est de constater que le sort s’acharne. « Déjà mon grand-père se battait contre les expropriations, et ça n’a jamais rien donné. Alors aujourd’hui, moi je vous dis, ça sert à rien » nous explique un autre agriculteur de Crolles.
Petit à petit, les terres disparaissent sans que des compensations soient trouvées. Les agriculteurs sont alors forcés d’abandonner leurs activités agricoles, et de plus de se reposer sur leur deuxième activité, lorsqu’ils en ont une. « À chaque fois, il faut se remettre en question, essayer de faire quelque chose d’autre… Mais bon aujourd’hui je commence à avoir des problèmes de santé, je ne peux plus trop me diversifier, là c’est dur. Les surfaces ils nous les prennent, mais ils ne trouvent jamais de solution. » Michel a aussi perdu un hectare de noyers au profit d’une usine à béton dans la région de Montmélian. Béton qui servira probablement à artificialiser d’autres terres pour d’autres projets de la microélectronique. Quand vont-ils s’arrêter ? « La vallée n’est pas extensible. On perd des surfaces toutes les années, et on est coincé entre des montagnes. Ce qui est perdu est perdu, on reviendra pas en arrière. »
Alors, comment voit-il l’avenir ? « Le mal est fait pour moi. Ma vie professionnelle est plus derrière moi que devant, heureusement. Autrement je me ferais plus de souci. Mais à force d’avoir ces désagréments, je suis tombé dans la dépression… J’essaye de me faire soigner, mais c’est pas simple. En fait moi ce que je voudrais c’est que ça aille vite, que ce soit classé et puis qu’on n’en parle plus. M’en aller où ? Je sais pas… Ici il n’y a plus vraiment d’intérêt à rester. »
Dans Le Postillon n° 69, nous avions détaillé le « parcours du combattant » que devaient affronter les jeunes paysans souhaitant s’installer dans le Grésivaudan, la « Silicon Valley » française, à cause de la pression foncière que subit la vallée avec l’agrandissement des usines de microélectronique. Directement ou indirectement, le développement de ces industries « stratégiques » grignote les terres très fertiles de la vallée, complexifiant toujours plus d’éventuelles ambitions d’autonomie alimentaire, qu’elle soit réalisée par des « vieux » paysans en conventionnel comme Michel ou par des jeunes en agriculture biologique. Des ravages qui se prêtent bien au détournement de la citation (apocryphe) de Sitting Bull : « Quand ils auront coupé le dernier arbre, pollué le dernier ruisseau, pêché le dernier poisson, bétonné le dernier champ, alors ils s’apercevront que les puces ne se mangent pas. »
Chassez une extension par la porte, elle revient par la fenêtre ! En avril dernier, on apprenait sur le site de la Commission nationale du débat public (CNDP) que Soitec « suspendait » son projet d’extension, qu’elle portait avec l’opérateur Isère Aménagement. Cet été, la CNDP ouvre une nouvelle consultation, à propos de « l’extension de la zone d’activité économique (ZAE) du parc des Fontaines de Bernin ». Le nom de Soitec n’apparaît plus, ne figure que celui d’Isère Aménagement. Même dans les « objectifs » du projet, on ne parle plus de la multinationale, mais « d’accueillir des implantations et/ou extensions d’entreprises issues de la filière nanotechnologie, semi-conducteurs ». C’est un peu alambiqué pour signifier « extension de Soitec ». On dirait que la multinationale ne veut plus se retrouver en « première ligne » face aux opposants, mais laisse les structures parapubliques faire le « sale boulot » avant d’avoir tous les droits pour bétonner tranquille. |
Notes
[1] En avril dernier, on apprenait par le ministère de la Transition écologique que les extensions de STMicro et Soitec faisaient partie des « projets d’envergure nationale ou européenne » qui seront « épargnés » par « le dispositif de lutte contre l’artificialisation des sols ». Voilà le résultat d’un intense lobbying des élus du Grésivaudan qui ont déclaré dès l’annonce de l’extension de STMicro vouloir s’affranchir des contraintes légales pour bétonner au maximum, que ce soit pour agrandir les usines ou pour accueillir les nouveaux équipements ou habitations (Le Postillon n°66 et n°68). Pour « épargner » les sols très fertiles de la bétonnisation, les élus sont par contre beaucoup moins actifs.