« Le premier jour, Jordan se tapait la tête sur le goudron et tout ce que j’arrivais à faire c’était mettre ma main entre la tête et le goudron. » [1] J’avais demandé à Sandra de me raconter un peu en quoi consistait « la maltraitance institutionnelle des élèves qui découle de la pénurie organisée des moyens » comme c’était écrit dans le tract d’appel au rassemblement. Je voulais des exemples concrets de cette « école publique à bout de souffle, particulièrement dans les quartiers populaires », sujet de plusieurs mobilisations des équipes éducatives depuis trois mois.
Pour le concret, j’ai bien été servi. Sandra m’a raconté Jordan donc, dont la place devrait être en IME (institut médico-éducatif) plutôt qu’en grande section mais qui reste à l’école parce que la demande de placement ne peut se faire qu’à partir de cinq ans et qu’en moyenne « il y a entre quatre et cinq ans d’attente avant d’avoir une place ». Elle m’a raconté aussi Marco, qui est lui en CM1, avec une demande d’IME depuis le CP. « Il n’a jamais suivi un seul cours, est incapable de rentrer dans une classe. Quand il est là, je traîne avec lui dans l’école, on va à la salle de motricité de l’école maternelle, on fait de la pâte à modeler, on écoute de la musique. Il ne parle pas du tout mais a seulement une demi-heure d’orthophoniste par semaine. J’ai réussi à lui apprendre un mot : chatouille. » Avant, Sandra n’avait jamais travaillé dans le handicap et là elle doit se débrouiller, sans aucune formation, pour faire au mieux avec ce cas lourd d’autisme pendant neuf heures par semaine. « Ce qui est cocasse, c’est que légalement un enfant est sous l’autorité de l’instit’ donc il doit être dans la classe. Mais là, on ne peut pas faire autrement. »
Avec Amadou, ça n’a jamais été très simple, mais au début ça allait. « Et puis un jour la maîtresse donnait des choses aux élèves pour qu’ils les ramènent à la maison et je l’entends répéter “tout cassée la porte, les affaires dans l’ascenseur” “tout cassée la porte, les affaires dans l’ascenseur”. Il avait été expulsé il y a deux mois, sa famille dormait dehors. Alors il est devenu de plus en plus ingérable. » Depuis, Amadou a droit à des heures d’AESH mais « c’est très dur de l’accompagner. Il a des troubles de l’opposition, il ne supporte pas qu’on lui dise “non”, et nous on n’est pas formés pour savoir comment faire ». Pas formés non plus pour savoir comment faire progresser les enfants « non-verbaux » : « Dans une classe de petite et moyenne section, sur une vingtaine d’élèves, il y avait sept “non verbaux”, ne parlant pas du tout. Certains arrivent en grande section en ayant à peine dix mots. »
Je commençais à bien voir ce que ça signifiait « la maltraitance institutionnelle », mais Sandra a continué, en évoquant Rita : « On l’appelait Dieu. Dès la toute petite section, elle était capable de retourner une classe, de pleurer pendant quatre heures d’affilée, de renverser en vingt secondes toutes les boîtes à Légo ou de billes de la classe. » Et puis après il y a eu l’histoire d’Ahmed : « Lui pouvait vraiment être violent. Un jour j’ai retrouvé une collègue couchée sur lui, désemparée qui me disait “je sais pas quoi faire”. On a décidé de le mettre dans le jardin fermé de l’école mais avec un bâton il s’est mis à déterrer des cailloux pour les lancer sur les vitres. » Il a fallu de nombreux mois pour qu’Ahmed ait une place dans un institut thérapeutique pédagogique et social (Itep) et entre-temps, presque tout le monde est allé en arrêt-maladie, la directrice, les Atsem, l’instit, les remplaçants d’instit’… « Les remplaçants qui arrivaient dans sa classe ne revenaient pas le lendemain. Il y en a un qui n’est même pas revenu l’après-midi : il s’est barré le midi. »
Ça fait quelques années que Sandra est assistante d’élèves en situation de handicap (AESH) dans une école de l’agglomération. Depuis plusieurs mois, elle participe au mouvement parti des écoles de la Villeneuve « pour un service public d’éducation de qualité pour tous les élèves », qui a organisé un premier rassemblement en février, un autre le 10 avril et un troisième le 5 mai. Ce jour-là, près de soixante établissements scolaires (essentiellement de l’agglomération) étaient en grève, et près de 500 personnes se sont regroupées devant le rectorat, venues pour certaines en cortèges depuis différents quartiers de la ville. Sur le parvis du bâtiment regroupant toutes les autorités locales de l’Éducation nationale, les prises de paroles énergiques se sont enchaînées dans ce mouvement soutenu par les syndicats mais parti d’en bas, des petites mains du service public de l’éducation.
Si les places en IME et autres instituts spécialisés font cruellement défaut, c’est le résultat de choix politiques. En 2021, des parents d’enfants handicapés manifestaient contre la suppression de 200 places en IME en Isère (Place Gre’net, 16/12/2021). Au niveau national, les chiffres annoncent plus de 10 000 places manquantes pour les IME.
En 2005, la loi pour l’égalité des droits et des chances voulait garantir la scolarisation normale à un maximum d’enfants en situation de handicap, justifiant par la suite la suppression de places dans les instituts spécialisés. Mais vingt ans après, force est de constater que l’application de cette loi partant d’ambitions louables est plutôt défaillante… notamment faute de moyens suffisants pour les AESH, en sous-effectifs, mal payées et non formées. Sandra analyse : « Pourtant, je pense que c’est important que tous les enfants, même ceux dans des instituts spécialisés, puissent passer un peu de temps dans leur école de quartier. Parce que si on sépare dès la petite enfance les personnes en situation de handicap des autres, les gens vont avoir encore plus peur du handicap. L’inclusion sur le long terme fait du bien à la société à condition de pas le faire n’importe comment. »
Alors une des nombreuses revendications du mouvement actuel est l’amélioration du statut des AESH. Pendant les rassemblements, j’ai papoté avec de nombreuses personnes qui me racontaient des histoires faisant écho à celles de Sandra. Il y avait pas mal de mamans en colère contre le manque de moyens disponibles pour prendre en charge leur enfant handicapé. Amina, la fille de Maria, scolarisée dans une école de la Villeneuve, devrait bénéficier de 15 heures d’AESH pour ses troubles de l’attention : elle n’en a que 3. À Anatole France, Yauyau, hyperactif s’est vu notifié 12 heures d’AESH, mais n’est accompagné que 6 heures par semaine. Le fils de Samira, scolarisé à l’école Malherbe, a normalement droit à 18 heures par semaine d’AESH. Mais faute de moyens, il n’en a eu que 11 et encore, depuis le début de l’année scolaire, l’AESH est presque toujours absente. Résultat : le gamin n’est allé que 23 jours à l’école.
Etc, etc. Faute de moyens, la plupart des enfants n’ont pas droit aux heures d’AESH qui ont été notifiées par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Dans chaque école, ce sont plusieurs dizaines d’heures qui font défaut. Dans l’agglomération, « il manque 400 heures d’AESH par semaine », selon un calcul fait par une instit’ mobilisée. 400 heures si tout va bien… Parce que, comme déjà évoqué, si une AESH est absente, elle n’est jamais remplacée.
Pour qu’un enfant ait des heures d’AESH notifiées par la MDPH, il y a parfois déjà un délai d’acceptation des parents. « Il faut des fois plusieurs années avant que les parents acceptent de faire des démarches… raconte une instit’. Et ces démarches ne sont pas simples, il faut s’accrocher. » Une responsable de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) qui accompagne des familles (adhérentes ou pas) résume l’injustice de classe : « Il y a de grandes difficultés des familles des quartiers populaires à remplir les dossiers, alors que dans les quartiers plus aisés les familles parviennent plus facilement à avoir leurs droits... » Et même une fois que ces dossiers sont correctement remplis, il y a encore pas mal d’attente – on m’a parlé de huit, neuf mois ou un an – avant d’avoir théoriquement droit à des heures d’AESH. Alors en plus de toutes les difficultés rencontrées avec les élèves n’ayant pas toutes leurs heures d’accompagnement, il y a aussi les nombreux élèves non-notifiés, qui souvent « posent le plus de problèmes » selon Sandra.
Conséquence logique : les écoles craquent. À celle du Lac de la Villeneuve, il y a eu une période l’année dernière où les six instit’ titulaires étaient en arrêt-maladie, l’école presque incapable de fonctionner à cause du manque de moyens adéquats face à l’augmentation de gamins « ingérables ». Aurélie, qui enseigne dans une autre école de la Villeneuve, raconte : « Des fois on ne peut plus enseigner. Un enfant en vrac dans une classe suffit pour perturber tous les autres. On peut même pas faire les éduc’ vu qu’on n’est pas des éduc’. On se contente de gérer une espèce de garderie. » Elle raconte tous les efforts pour « bidouiller » des solutions. Comme quand cette élève autiste non verbale, restée en moyenne section alors qu’elle devrait être en grande, n’avait toujours aucune heure d’AESH alors qu’il lui en avait été notifiées 18. « On a “pris” des heures sur l’AESH mutualisé, c’est-à-dire qu’on en a enlevé à d’autres enfants… Six heures par semaine, elle pouvait venir à l’école grâce à cet arrangement » Mais depuis l’AESH est en arrêt maladie… « Alors ma collègue a été obligée de demander à ses parents de déscolariser cette enfant. Le rectorat donne maintenant ces consignes officieusement : même si l’école est obligatoire, face aux manques de moyens ils incitent à déscolariser. Concrètement nous on ne pouvait plus l’accueillir sans aide, sa place devrait être en IME. Mais le pire, c’est que maintenant c’est sa mère seule qui la gère, en plus de ses trois petits frères et sœurs. »
Des exemples de ce type, Aurélie en a également plein. Et aussi de nombreuses questions pour savoir quoi faire. « Ce sont des gamins chez qui tout est sujet au pétage de plombs… Des fois l’un d’eux part de la classe en claquant la porte. Qu’est-ce que je dois faire, moi ? Laisser les onze autres et partir à sa recherche ? Ou le laisser vaquer dans l’école et m’occuper des onze autres ? »
Quand Aurélie a commencé à enseigner ici, il y a quinze ans, il y avait déjà un élève « en vrac », difficilement gérable, dans sa classe. Puis aucun les années suivantes. Puis un autre cinq ans plus tard. Bref, ça arrivait de temps en temps mais ça n’était pas omniprésent. Le problème, ces dernières années, c’est que presque toutes les années, presque dans toutes les classes, il y a des gamins « ingérables ». Alors pourquoi cette multiplication des cas ?
Parmi les raisons évoquées par les personnes rencontrées, il y a des facteurs « globaux », les conséquences des confinements, les violences intrafamiliales, l’omniprésence des écrans, la paupérisation de plus en plus importante dans des quartiers comme celui de la Villeneuve. Et puis, surtout, face à ces causes potentielles, le manque de moyens des réponses éducatives. « Aujourd’hui, on se retrouve de plus en plus toutes seules pour tenter d’aider les familles, analyse Aurélie. Avant on pouvait beaucoup plus facilement se faire épauler par des assistantes sociales ou des enseignants spécialisés du Réseau d’aides spécialisé aux élèves en difficultés (Rased). »
Suite au plan d’austérité de la ville de 2016, il n’y a plus d’assistantes sociales dans le service de santé scolaire de la ville de Grenoble. Quant aux Rased, Gwenaelle, une enseignante spécialisée, raconte la détérioration de ce maillon essentiel des politiques sociales : « Normalement un Rased regroupe un psychologue et des enseignants spécialisés. Mais en 2008, de nombreux postes ont été supprimés… Aujourd’hui sur 70 Rased en Isère, seuls 23 sont complets. » Les conséquences de ce manque de moyens s’aggravent d’année en année. « Sur les quartiers du Village olympique et de la Villeneuve, un tiers des demandes d’aide reste sans réponse, les plus “petites” difficultés. Mais souvent ces “petites” difficultés se dégradent et deviennent de “grosses” difficultés » assure Gwenaelle, pour qui la pandémie a aussi « fortement augmenté le mal-être des élèves, à tous les niveaux et encore plus dans les milieux défavorisés, là où l’école est souvent le seul lieu de sociabilité. »
L’école, aujourd’hui, se retrouve de plus en plus seule pour faire face aux différents cataclysmes sociaux. « Tout se casse la gueule, mais l’école c’est comme l’hôpital : c’est la dernière institution encore ouverte » analyse Aurélie. D’où l’importance de la mobilisation pour améliorer les conditions d’accueil des enfants.
Les journées de grève, réunissant de plus en plus de monde, ont commencé à porter leurs fruits. Le 5 mai, le rectorat annonçait que l’enseignant référent supervisant le parcours des enfants en situation de handicap, en congé maladie depuis 19 mois, allait enfin être remplacé – au moins jusqu’à la fin de l’année. Une semaine plus tard, le 12 mai, le nouveau recteur de l’académie de Grenoble a fait une visite surprise dans plusieurs écoles de la Villeneuve dans ce qui ressemble à une « opération désamorçage ».
Officiellement présent pour « prendre le pouls du terrain », il a fait plein de promesses de moyens supplémentaires pour la rentrée prochaine. « On l’a pris pour une petite victoire, raconte Célia, une autre enseignante mobilisée, même si c’était à l’image de tout ce que fait l’Éducation nationale : improvisé et imposé. » Comme ses collègues, Célia attend surtout de voir les résultats concrets de ces effets d’annonce, en préférant se réjouir pour l’instant des autres effets positifs de la mobilisation : « Des collègues ou des AESH qui n’avaient jamais fait grève ont plongé dans le mouvement, en faisant des pancartes originales ou participant aux assemblées générales. Ça faisait des années qu’il n’y avait pas eu une telle énergie contestataire, ça fait de bonnes bases pour la suite. »
La fabrique de cramés
Les situations décrites dans ces témoignages font écho à différents faits divers des derniers mois. Comme ces trois gamins, de 10 et 11 ans, arrêtés à Fontaine en février dernier après le saccage d’une école primaire où ils étaient rentrés pour « tout casser ». Comme ce jeune de 17 ans soupçonné d’être l’auteur de « l’attaque à la grenade » d’un bar du Village olympique en février dernier. Comme cet adolescent de 15 ans tué vers le point de deal de Hoche en octobre dernier.
Pour désigner ces (très) jeunes prêts à tout, le journaliste marseillais Philippe Pujol évoque les « cramés ». Dans son dernier livre Cramés, les enfants du monstre, il décrit des trajectoires d’adolescents livrés à eux-mêmes, sans aucune aide institutionnelle, et donc prêts à se faire avaler par le « monstre » du trafic de drogue et des règlements de compte. J’ai l’impression que certaines de ces trajectoires de vies d’adolescents « cramés » se jouent très tôt, dès la petite enfance, dès le manque de moyens dans les écoles maternelles ou primaires, que ce soit pour les élèves en situation de handicap ou pour les autres, en incapacité d’apprendre à cause, notamment, de l’échec des politiques d’inclusion.
Face aux conneries de plus en plus grandes des mineurs, on entend presque que des réponses sécuritaires, sans aucun bilan sur leur inefficacité pourtant patente. On entend très peu de sages paroles comme celles de Philippe Pujol :
« Vous aurez beau ramasser des milliers de gamins au pied de toutes les cités de France, vous aurez beau former des unités spéciales pour démanteler les réseaux de stups, vous pourrez communiquer au monde des kilomètres de statistiques, avec les saisies de drogue, d’armes, d’avoirs criminels, vous aurez beau déclarer encore et encore la guerre aux trafics en tous genres, vous n’arriverez à rien si tout cela ne s’accompagne pas d’un travail immense sur les vulnérables. Ce sont les faiblesses exploitables des populations qui permettent le crime ; et le crime n’a même pas à fabriquer ces vulnérabilités puisque notre société s’en charge. (…) Le monstre bouffe du vulnérable, et ça lui ouvre l’appétit. Toute une population meurtrie demande du réconfort avant toute chose. Et ceux qui n’en reçoivent pas, ou trop peu, ou trop tard, ou mal, se chargent du ressentiment. Ça ne se combat pas avec les flics, le ressentiment. (…) La vulnérabilité est la clef. (…) Commençons par prendre soin des faibles, des jeunes, avant que certains deviennent des diables et d’autres leurs subordonnés. »