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Que se passe-t-il à l’institut de biologie et de pathologie ?

Les mystères des malaises de l’hôpital

C’est un grand bâtiment où on réalise des millions d’analyses pour dépister et soigner les maladies. Mais, ironie du sort, c’est au sein du personnel même de ce bâtiment que surviennent depuis six ans des problèmes de santé dont on n’arrive pas à retracer l’origine. Alors que l’Institut de biologie et de pathologie (IBP), collé à l’hôpital de Grenoble, emploie 400 personnes, sa direction innovante s’est vantée d’avoir installé les machines les plus modernes et automatisées. Mais pendant six ans, elle n’a pas fait grand chose pour résoudre les centaines de cas de malaises inexpliqués (pouvant aboutir aux urgences) et a même tenté de les faire passer pour une « psychose collective ». Le détective du Postillon est parti sur les traces de ce mystère...

Cet article publié dans le numéro 76 a été bouclé le 20 février 2025. Nous analyserons les nouveaux éléments survenus depuis dans notre prochain numéro, à paraître début juin 2025.

Depuis bientôt six ans, des émanations inconnues hantent le bâtiment de l’Institut de biologie et pathologie (IBP) de l’hôpital de Grenoble, désormais appelé Chuga (centre hospitalier universitaire de Grenoble Alpes Métropole). Elles apparaissent irrégulièrement et se déplacent de manière aléatoire, mais touchent notamment le rez-de-chaussée et le deuxième étage. Une odeur d’œuf pourri, ou d’acide, ou un goût métallique dans la bouche annoncent souvent, mais pas toujours, leur présence. Ensuite, on ne sait pas très bien ce qui peut se passer. D’ailleurs ça dépend des personnes. Des fois il ne se passe rien. Souvent c’est une irritation des voies respiratoires et des yeux. Ou des fourmillements dans les mains et les jambes. Ou les deux. Plus grave : elles peuvent déboucher sur des maux de tête généralisés ainsi qu’une sensation de mal-être qui se poursuit après le travail. Dans les cas les plus extrêmes, c’est une sensation d’ébriété au point de ne plus tenir debout et un passage aux urgences.

Ceci n’est pas un scoop : ces faits ont été traités à plusieurs reprises par la presse locale, avec des articles donnant la parole aux agents racontant leurs malaises et à la direction insistant sur ses efforts constants pour trouver une solution. Article après article, la solution n’arrive pas et le mystère demeure : je devine qu’il y a d’autres choses à raconter.

Un matin de janvier, je poireaute devant l’entrée réservée au personnel de l’IBP sur le parking visiteurs de l’hôpital Michallon. Certains n’ont pas grand chose à dire, comme ce jeune homme avec qui je papote un bon moment mais qui me dit d’emblée : «  Avec l’hygiène de vie de merde que j’ai, si je me sens mal au taf, je ne vais pas mettre ça sur le compte du bâtiment. » D’autres expriment clairement qu’ils n’ont pas le droit d’en parler. Mais finalement je tombe sur un groupe de femmes assez loquaces. Tout de suite, elles me parlent des malaises, les anecdotes fusent de partout en s’entrecoupant :
«  C’est un malaise général, comme un malaise vagal, comme si on avait les jambes en coton. » « Moi je sentais pas mes mains et après j’ai eu du goût métallique dans la bouche. »
«  J’ai fini aux urgences, j’avais l’impression d’être complètement bourrée. C’étaient des symptômes assez impressionnants, on se demande ce qui se passe. J’ai été arrêtée une semaine. »
«  On prend la voiture dans ce genre d’états ! Quand j’ai fini aux urgences, les deux autres personnes qui étaient dans la même pièce que moi ont eu des malaises mais dans la voiture. Une collègue ne se rappelait plus être allée chercher son enfant au collège.  »
«  Sur le chemin du retour chez moi je ne me suis pas sentie bien du tout, j’ai failli me retrouver par terre toute seule dans un parc.  »
« J’ai une collègue, elle est arrivée sur un terrain vague avec sa voiture. En fait elle ne savait pas pourquoi elle était là. »

Mais c’est l’heure de manger et elles doivent filer. Je leur donne mon téléphone et leur demande de me contacter pour bien comprendre ce qu’elles racontent, d’autant plus que je sens une franche envie de parler. «  Pas de problème, moi je m’en fous, je n’ai rien à cacher  » me dit haut et fort l’une d’elles. Mais les jours passent et personne ne me contacte. Je les croise un autre jour, mais leur attitude a changé du tout au tout, elles me fuient ostensiblement. Quand j’ai commencé à tourner autour de l’IBP, on pouvait lire, sur deux affiches derrière les vitres, « Labo en colère ! Juste besoin d’air ! » « Sauvons des vies, oui,mais à quel prix ?  » Quelques jours plus tard elles ont disparu. Comme si le problème n’existait plus. Les syndicats me diront plus tard que ma présence au pied de l’IBP avait été bien remarquée.

La direction, pour sa part, ne m’a pas permis de visiter les locaux et a préféré communiquer avec moi par mail. « Toutes les démarches entreprises depuis 2019 n’ont pas encore permis d’identifier totalement l’origine de ces phénomènes, ni de les caractériser. (…) De nombreuses interventions ont été réalisées, elles ont permis de sécuriser plusieurs locaux mais n’ont pas pu éradiquer ces phénomènes. (...) Face à cette situation, il a été décidé de poursuivre et d’amplifier les démarches de recherche des causes des émanations et de protection des personnels », notamment en réalisant un audit complet et global du bâtiment par une entreprise spécialisée... six ans après l’apparition du phénomène. C’est l’étude Eolia sur laquelle je reviendrai.

Pour avancer dans mon enquête, je fais un détour par le passé, pour comprendre les logiques à l’œuvre dans la création de l’IBP. Inauguré en 2011, ce bâtiment de cinq étages et 27 500 m2 est attenant au CHU Michallon. Il regroupe l’ensemble des laboratoires autrefois dispersés dans l’hôpital et permet «  la mutualisation des moyens humains dans un environnement de travail moderne  » selon la note de presse du CHU de l’époque. Laquelle vante aussi « le plateau technique de biologie médicale le plus important de l’agglomération grenobloise et de l’arc alpin », à la fois « centre d’analyses médicales, centre d’évaluation des nouvelles technologies et centre de formation.  » Les échantillons arrivent sur « une chaîne robotisée de grande taille » avec une « cadence de 400 tubes/heure. » Puisque le labo tourne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, ça fait potentiellement 3,5 millions d’analyses par an... Cet « outil exceptionnel au service de la recherche scientifique et de l’innovation  », qui fait travailler environ 400 personnes, a coûté 55 millions d’euros.

Vu de l’extérieur, c’est un bâtiment de cinq niveaux aux allures modernes avec sa double peau en mailles métalliques inoxydables sur une partie des façades. Chaque étage est consacré à un type d’analyses. Par exemple un des deux rez-de-chaussée, le bas, s’occupe principalement de l’analyse des tissus et parties d’organes. C’est le département d’anatomie et cytologie pathologique. Les premier et deuxième étages s’occupent des analyses les moins courantes, comme celles de génétique, toxicologie et des enzymes. Le plus gros des analyses est réalisé au rez‑de‑chaussée haut, sur un grand « plateau technique » automatisé chargé de faire le premier tri des échantillons et d’envoyer vers les automates d’analyse ceux qui peuvent suivre ce chemin.

La plupart des analyses, notamment les sanguines, sont aujourd’hui réalisées de manière automatisée par des machines. Il faut imaginer ce plateau technique comme un grand tapis roulant qui distribue les échantillons dans différentes machines. Ces machines prélèvent les quantités nécessaires de l’échantillon, ajoutent les réactifs, puis lisent et transcrivent les résultats, le tout étant tracé constamment par un code-barre.
Ce n’est pas propre à l’IBP, c’est comme ça dans tous les grands laboratoires d’analyses. Le Chuga, puisqu’il est à Grenoble, essaye juste d’être plus innovant et plus performant que les autres. N’empêche que tous ces procédés, plus ou moins modernes, entraînent des rejets de fluides.

Ce n’est pas très ragoûtant, mais il faut que je vous en parle un peu. Car, peut-être l’avez-vous deviné, ce sont les premiers suspects dans les mystérieuses émanations de l’IBP. Première question sans réponse : pourquoi à l’IBP et, autant que je sache, pas dans d’autres structures similaires ?

Les analyses médicales nécessitent de la chimie, ou de la biochimie, ou encore de la culture cellulaire, c’est à dire, principalement, des réactifs chimiques. Une fois les analyses réalisées, les réactifs et le substrat biologique analysé ne servent plus à rien : il faut donc les rejeter. Il ne faut pas une grande quantité de réactif pour chaque analyse, mais à l’IBP le volume est tel que ça fait tout de suite une belle quantité de rejets des divers fluides corporels et bouts de personne mélangés à des substances chimiques. D’après la CFDT, 14 000 litres par jour de rejets spécifiquement biologiques sont recueillis dans un réseau dédié, séparé des eaux usées normales.

Ce type de rejets est encadré par des conventions avec la Métropole, qui demande, avant de les jeter dans le réseau, de s’assurer de l’élimination de tout risque biologique. C’est ainsi que les rejets biologiques de l’IBP vont d’abord dans des cuves, où ils sont neutralisés avec d’autres produits chimiques avant de rejoindre tous les autres rejets de l’IBP, puis ceux de Michallon en général, pour se déverser dans le réseau principal chemin Fortuné Ferrini et quai Yermollof, le long de l’Isère. Normalement des rejets qui contiennent des éléments chimiques devraient faire l’objet d’une déclaration ICPE, s’étonne le militant écolo Raymond Avrillier, ce qui n’est pas le cas ici. Mais probablement l’engagement à la neutralisation de l’IBP suffit pour obtenir une autorisation de la Métropole, qui se contente de l’autocontrôle réalisé par l’IBP.
Voilà pour le contexte de ce bâtiment inauguré en 2011. Mais les odeurs et les malaises n’ont commencé qu’à partir de mi 2019. Que s’est-il passé cette année-là ? La logique élémentaire impose de commencer à chercher ici.

En matière d’automatisation et d’innovation on peut toujours faire mieux. L’Essor 38 (16/01/2018) explique clairement les priorités du système de santé dans la Cuvette : «  Alors que le Chuga traverse une crise humaine sans précédent due en partie à des restrictions budgétaires, la structure de santé publique continue d’investir dans des équipements plus performants. » Dans un premier temps, une nouvelle chaîne automatisée et numérisée de microbiologie, c’est-à-dire des cultures microbiennes ou fongiques, est mise en fonctionnement en 2018 au troisième étage. Les cultures, qui normalement étaient examinées en présentiel par les techniciens de laboratoire, sont examinées maintenant par écran – et potentiellement, bientôt par intelligence artificielle. Les éloges ne manquent pas dans la com’ institutionnelle des entreprises participantes, où on parle de « projet de grande ampleur qui fait de l’IBP un site précurseur, parmi les tout premiers établissements en France ainsi équipés ».

L’innovation ne s’arrête pas là. Fin juin 2019, un nouvel équipement de biochimie médicale est installé au rez-de-chaussée haut. Comme le contrat de l’ancien plateau arrivait à terme, l’IBP passe à un produit plus grand et plus performant du même fabricant, Siemens. À en croire une thèse réalisée autour de l’installation de ce nouveau plateau technique, c’est par « besoin de renouvellement technologique dans un domaine en évolution constante pour améliorer les performances analytiques, les délais de rendu et les flux, réduire le nombre de tâches manuelles, augmenter la traçabilité… » On passe ainsi à un débit de 500 tubes à l’heure moyennant un investissement de 3 millions d’euros. « Grâce à des codes-barres, les tubes sont dirigés vers les modules adéquats et les prioritaires passent premiers. » Ce qui donne trois quarts d’heure en moyenne entre l’arrivée d’un tube et le rendu du résultat. Hervé Pelloux, chef du pôle de l’IBP, certifie que ces automates ne font pas disparaître le travail humain « puisqu’il y a toujours besoin de main-d’œuvre pour mettre en route et surveiller le fonctionnement de ces machines ».

Loin des déclarations techno-béates, le personnel se souvient néanmoins que cette nouvelle machine a été installée un peu rapidement, sans forcément bien anticiper : « Toutes les connexions et les réseaux, notamment de rejet, ont dû être mis à jour avec le changement d’automates. Il a fallu aussi réaménager et agrandir des salles ainsi qu’opérer un changement de volume pour lequel le bâtiment n’était pas forcement adapté », rapporte une déléguée de la CGT. Mais peu importe car selon ses promoteurs, la nouvelle chaîne « permet aux techniciens d’abandonner les tâches périphériques et de se concentrer sur l’expertise. Cela peut aussi prévenir chez eux l’apparition de troubles musculo-squelettiques. »

Sauf que, s’il y a moins de troubles musculo-squelettiques, il y a par contre l’apparition de «  troubles  » pour l’odorat et le système nerveux des travailleurs. Voilà un lien de causalité qui n’est jamais évoqué dans les articles parus : c’est à partir de la mise en fonctionnement du nouveau plateau technique que des odeurs d’œuf pourri commencent à se faire sentir dans le rez-de-chaussée bas, associées souvent aux malaises qu’on a évoqués. D’après une note interne du CHU le phénomène nouveau a eu lieu à une vingtaine de reprises entre mi-2019 et mi-2020 et depuis mi-2021, la fréquence s’est brusquement accélérée, avec cinq évacuations dans la journée du 13 juillet 2021. Fait étrange, les différents niveaux n’étaient pas forcément au courant de ce qui se passait plus bas ou plus haut, mais, après l’hospitalisation d’une secrétaire, le 24 juin 2021, un droit de retrait est exercé.

Suite à ce premier droit de retrait, et deux ans après les premières manifestations de ce phénomène, la direction du CHU semble se réveiller et pond un plan d’action. Pour l’odeur, on a tout de suite supposé qu’elles provenaient d’un gaz de décomposition des matières organiques, l’hydrogène sulfuré. La direction décide donc d’acheter des détecteurs de ce gaz, ainsi que des bouteilles pour aspirer les émanations au moment où elles surviennent. Un premier test relève des raccordements non-conformes entre le réseau des rejets biologiques et celui des eaux usées qui seront vite réparés. Une société est embauchée pour examiner les extractions d’air et des prélèvements urinaires sont réalisés. Surtout, mesure dans laquelle on place beaucoup d’espoirs, les cuves des rejets seront mises en dépression de sorte qu’une aspiration assure que rien ne s’en échappe. Une première partie des cuves est ainsi mise en dépression le 30 juillet et l’autre le 26 août 2021.

Sauf que l’hypothèse de l’hydrogène sulfuré est vite écartée puisque les analyses ne donnent rien. Pire, depuis la mise en dépression des cuves, les émanations, et donc les malaises, se sont répandus dans d’autres étages. De façon encore plus sournoise parce qu’ils ne sont plus toujours accompagnés d’odeurs sulfurées. Comme au rez-de-chaussée, le phénomène se déplace de manière aléatoire et imprévisible. Le Chuga essaie de voir le bon côté des choses. «  Il n’y a plus qu’une sortie [une évacuation d’étage] par semaine » déclare Yannick Jarret, directeur des travaux et des services techniques du Chuga le 29 août 2021. Les travailleurs ne semblent pas aussi optimistes et une première grève du personnel de l’IBP a lieu le 31 août, suivie d’une autre le 7 septembre de la même année.

En octobre, Jean-Marc Baïetto, directeur de l’IBP, garde la positive attitude. « J’espère que l’on voit le bout du tunnel. On n’a presque plus de signalements. On a encore des manifestations odorantes, mais depuis trois semaines, nous n’avons plus de malaise. Je reste prudent, je ne veux pas crier victoire. Mais aujourd’hui, on maîtrise le phénomène. Je suis un peu rassuré. » (Le Daubé, 21/10/2021) D’après leurs propres registres cette « maîtrise » semble toute relative, 2021 se finissant avec 160 incidents de ce type. En 2022, il y en aura encore 116.

Mais finalement, y-a-t-il véritablement un problème ? Fin 2022, un rapport d’études mené par le service « prévention et santé du travail » du Chuga et le centre de consultation de pathologie professionnelle et environnementale est présenté aux travailleurs. Après un rappel des derniers cas, vingt agents touchés en quinze jours dont sept arrêts maladie au 8 octobre, une hypothèse est enfin émise et – ô divine surprise – elle ne met en cause ni la direction ni les nouveaux équipements. Puisqu’aucune des recherches n’a trouvé de cause, les experts concluent à un « syndrome collectif inexpliqué tel que défini par Santé Publique France ». En clair : une sorte d’hystérie psychologique collective n’ayant aucune cause concrète.

Dans un guide publié en 2010, Santé Publique France documente le fait que, dans un certain nombre de lieux de travail, les travailleurs sentent de la fatigue, ou toute une kyrielle de sensations de mal-être telles que tête lourde, nausées, irritations, etc. Des fois ça peut être simplement des mauvaises conditions de travail et une aération déficiente. D’autres fois, ça peut recouvrir ce qu’on appelle le syndrome du bâtiment malsain, où ce sont les effluves de certaines peintures, vernis ou matières qui rendent malades certaines personnes et pas d’autres. Pour les experts, il pourrait y avoir un tel syndrome à l’IBP, vu que certains agents sont souvent touchés et d’autres jamais.

C’est comme si ce bâtiment était un bâtiment de travail classique, alors que des substances chimiques dangereuses y sont manipulées en grand nombre. En novembre 2019, un seul contenant mal rangé, cassé, avait provoqué l’intervention des pompiers et l’intoxication de quatorze agents (Le Daubé, 6/112019). Face à ce «  syndrome collectif inexpliqué  », les actions que propose de mener le CHU sont à la hauteur d’une telle analyse : « Rétablir une confiance méritée dans l’installation. Pas une confiance de principe, mais bien une confiance critique basée sur une bonne compréhension du fonctionnement des réseaux », à travers la proposition de visites organisées, l’écoute et l’intervention d’une inspectrice du travail et d’une psychologue du travail. Par contre il n’y a pas lieu de lancer de nouvelles analyses, ni de se questionner sur les nouvelles machines ou leurs raccordements ayant entraîné l’apparition des symptômes.

En somme, tout est dans la tête des travailleurs. Vous vous en doutez, mais cette sentence est assez mal passée chez beaucoup d’entre eux. Autant dire que ni la confiance dans l’installation ni celle dans l’institution ne se sont améliorées. Les délégués CFDT racontent : «  Le mal-être des agents avait été un minimum pris en compte au début. L’hypothèse du syndrome collectif les a découragés de se battre. Ça a été très mal reçu, ça a mis un grand coup au moral. Le syndrome collectif n’exclut pas une déclaration d’accident de travail, mais dans les faits ça s’est soldé par une diminution des demandes. » Même son de cloche de la part de la CGT : « Après le syndrome collectif de fin 2022, beaucoup d’agents ne déclarent plus quoi que ce soit aux cadres parce c’est censé être psychologique. Ils ne voient pas à quoi ça va servir, même si, nous, on leur dit que ça laisse une trace. »

D’après un témoignage recueilli auprès du personnel, cela a même entraîné des situations dangereuses : « Moi par exemple j’ai mis en danger une collègue qui était dans la même pièce. J’ai eu un goût métallique dans la bouche mais je me suis dit “c’est dans ma tête, il n’y a rien” et, en fait, tout de suite après elle s’est sentie pas bien du tout. »

Le syndrome de psychose collective était-il la bonne hypothèse ? Pour les années 2023 et 2024 les registres déclaratifs tenus par les cadres montrent des augmentations importantes de malaises : 324 pour 2023 dont 262 au deuxième étage et 68 qualifiés d’importants, 489 en 2024, dont 168 qualifiés d’importants. Soit beaucoup plus qu’en 2021 et 2022 alors que, si on en croit les syndicats et les témoignages, l’hypothèse du syndrome collectif aurait découragé beaucoup de monde de déclarer leur malaise : «  Face à l’hypothèse du syndrome collectif et aux menaces d’être envoyés ailleurs qu’à l’IBP, qui est le seul endroit où on peut travailler au Chuga en tant qu’agent de laboratoire, beaucoup d’agents se sont tus. » En tout cas, cela permet de relire avec du recul la déclaration du directeur d’octobre 2021 citée plus haut : « On n’a presque plus de signalements. (…) Aujourd’hui, on maîtrise le phénomène. »

C’est que la priorité de la direction semble être avant tout la rentabilité. Plusieurs agents nous ont raconté la pression sur les chiffres et les délais, les tableaux avec des listes de temps, et la nécessité que ça « tourne » au même rythme, même quand il y a moins de personnel. Par contre la sécurité « on s’en fout  », constate une déléguée CGT : «  La direction est de mauvaise foi : elle ne témoigne pas d’une réelle envie de trouver l’origine. Du moment que le travail est fait ils s’en foutent. »

Si les choses semblent avoir bougé dernièrement, avec l’expertise lancée l’automne dernier, c’est surtout grâce à la déclaration de danger grave et imminente (DGI) du mardi 1er octobre 2024. Ce jour-là, plusieurs personnes se sentent malades au rez-de-chaussée bas. Pendant l’intervention des pompiers, certains se sentent mal eux-mêmes, font sonner l’alarme d’incendie, ce qui entraîne l’évacuation du bâtiment. Les syndicats font alors une déclaration de DGI, document officiel qui oblige à une réunion avec l’entreprise sous 48 heures et qui est transmise à l’inspection du travail. Ensuite une grève est convoquée pour le 12 décembre, à laquelle participent 69 % des agents. C’est ce DGI cumulé à l’intervention de l’inspection de travail et à la grève qui semblent finalement avoir fait bouger la direction de l’IBP. Qui commande donc, six ans après les premiers symptômes, la première étude un peu sérieuse au cabinet Eolia.

Eolia a commencé par demander un listing de tous les produits chimiques utilisés dans l’IBP. D’après les représentants syndicaux, «  ils s’attendaient à devoir en lister environ 600, ils en sont déjà à 1 400 » ! Chaque produit a sa fiche « danger et sécurité  » qu’il faut demander au fournisseur et connaître. Pour être sûr que toutes les fiches sont là, il faut d’abord connaître les produits qui sont présents, mais un tel listing n’avait jamais été fait auparavant à l’IBP…

Deuxième trouvaille : une surpression très importante dans les égouts où se déversent les rejets de l’IBP et du Chuga en général. Elle est tellement forte qu’elle ferait remonter par le réseau des eaux usées des effluves de tout ce mélange aux caractéristiques finalement inconnues. Eolia a également trouvé des formaldéhydes à des concentrations très importantes dans un certain nombre de pièces de l’IBP. Proviennent-ils des effluves qui remontent par surpression ? On ne le sait pas encore. A été également soulevée une mauvaise utilisation des hottes aspirantes, dites sorbonnes, qui doivent exister sur les postes où on utilise des substances volatiles dangereuses. Une déléguée syndicale explique : « Pour bien s’en servir, les portes des labos doivent être fermées, sauf que le bâtiment a été mal réfléchi. Ce sont souvent des pièces où il y a d’autres machines que les sorbonnes, et les agents doivent ouvrir et fermer la porte souvent pour accéder à d’autres appareils.  » Un certain état de délabrement du bâtiment est également rapporté par les syndicats. C’est aussi vrai par rapport au moral des travailleurs. « Il y a de la colère chez les techniciens, la lenteur de l’administration les dépasse quand ils voient que ce n’était pas des choses si difficiles à découvrir. En attendant, chaque mois est un mois où on respire on ne sait pas quoi. Ils y voient de la mollesse, de la mauvaise foi et de la lenteur. »

Eolia est donc peut-être en train de trouver les causes des malaises, ce qui reste à confirmer dans les prochains mois. Mon enquête aura par contre révélé les causes structurelles de ces dysfonctionnements majeurs. Car ce qui émane surtout de l’IBP, c’est l’incurie – mêlée au culte de l’innovation – des instances dirigeantes du Chuga. Alors qu’elles dépensent des millions pour augmenter la vitesse des analyses, elles font preuve de beaucoup de lenteur pour commencer à chercher les causes du mal-être des salariés.

Les potentielles maladies professionnelles seront-elles reconnues ?

Malgré les déclarations du Chuga, un certain flou règne toujours parmi le personnel par rapport à la marche à suivre pour déclarer un accident de travail, selon les représentants syndicaux interrogés. «  Le Chuga n’est pas dans une logique de prévention, d’anticipation, mais plutôt dans une logique de ne pas laisser de traces de ce qui est en train de se passer, comme pour l’amiante. Dans la mesure où il n’y aura pas de dossiers à la médecine du travail, on ne pourra pas faire reconnaître les liens de causalité et d’antériorité qui sont nécessaires pour la reconnaissance d’une maladie professionnelle ». « C’est une chose de ne pas connaître les causes, et une autre de ne pas prendre en compte ce qui se passe. Or, la direction semble mélanger les deux. La gestion du risque c’est la responsabilité des employeurs... » La CFDT rapporte même que certaines personnes à la retraite maintenant vivent aujourd’hui avec une forme de « chimicosensibilité  ». Un suivi à court, moyen et long terme serait la moindre des choses.


Le Chuga épinglé par l’inspection du travail

Le dossier du Chuga doit avoir été sorti des tiroirs de l’inspection de travail à l’occasion de la déclaration de danger grave et imminent du 1er octobre 2024, selon des échanges de mails entre l’inspection du travail et la direction du Chuga. C’est comme ça qu’elle s’est rendu compte qu’elle réclame, depuis au moins septembre 2023, les documents des centrales de traitement d’air de l’IBP. Ça n’a peut-être aucun rapport avec les émanations, mais toujours est-il que l’IBP ne les a pas réellement fournis. Pour vous conformer à la réglementation : « Vous devriez pouvoir nous présenter un dossier d’installation par centrale d’air et chaque système de captage à la source. » À cela le Chuga répondra en novembre 2024 avoir envoyé plein de documentation mais peut-être pas sous la forme demandée : «  La mise en forme et la présentation est en train de se faire et sera transmise, au plus tard à la fin de janvier 2025. » D’autres manquements lui seront reprochés, comme un stockage défectueux des produits chimiques et le non envoi du registre des signalements des émanations en temps et en heure.