E n quoi consiste ton travail au quotidien ?
Je reçois des enfants en thérapie une ou deux fois par semaine, certains depuis longtemps. Il existe aussi une prise en charge plus institutionnelle, les enfants viennent deux demi-journées par semaine, sur des temps scolaires. C’est souvent des enfants qui ont un intérêt pour les apprentissages mais pour qui les journées d’école sont très longues. On les accueille sans volonté pédagogique, pour leur proposer toutes sortes d’ateliers en prenant en compte leurs particularités. Ça les soulage, eux, et les écoles aussi.
Et ça marche bien ?
Pour ceux qu’on peut accueillir je trouve que oui. Mais on souffre, comme tous les autres secteurs médicaux, d’une importante diminution d’effectifs. Par exemple dans les Centres médico-psychologiques (CMP), avant, on recevait les gens sur simple prise de rendez-vous, mais les listes d’attente étaient extrêmement longues, jusqu’à deux ans et demi ! Pour tenter de résoudre ça, il y a deux ans, l’Agence régionale de santé a mis en place un autre système d’accueil avec des critères de sélection pour être reçu par le service. Ça a diminué la liste d’attente, mais je pense que ça laisse de nombreux enfants sur le carreau. Les politiques publiques semblent en ce moment se concentrer sur les états de crise, les décompensations et les moments de grande fragilité. Il y a eu un certain nombre d’ouvertures de centres pour les cas les plus graves, comme le centre ambulatoire intensif adolescents, qui vient s’ajouter à l’unité d’hospitalisation complète pour adolescents Tony Lainé. Je pense que c’est intéressant d’avoir des lieux comme ça, mais, à la sortie de ces lieux, où est-ce qu’ils vont les ados ?
Dans plein de situations ça nécessite une prise en charge à plus long terme, mais la saturation est la norme. Pour un de mes patients, par exemple, qui est tout simplement très fou pour ainsi dire, les aménagements permettaient que ça n’aille pas trop mal jusqu’à l’école élémentaire : il pouvait être parmi les autres, où il a appris, dans son style, à lire, écrire, compter... Ensuite il aurait dû aller en institut medico-éducatif (IME) mais ça fait cinq ans qu’il attend une place. Au collège ordinaire, il n’a pas tenu le coup : ça l’a fait décompenser et depuis il n’arrive plus à sortir de chez lui.
On a l’impression d’assister à une certaine dégradation du système…
Dégradation ? Je ne suis pas sûre que je choisirais ce mot. Certes ça me questionne, par exemple dans le CMP, la saturation et le fait qu’il y ait des critères de sélection qui sont forcément aussi des critères d’exclusion. Mais ce qui m’interpelle beaucoup plus, c’est que je trouve qu’il y a une sorte de nouvelle idéologie, ou un retour en arrière par rapport à la manière dont sont pensés les troubles et les symptômes. Il y a quelque chose autour de la norme qui est très féroce et qui revient, en parallèle avec la mise en avant des problèmes neuro-développementaux, génétiques, organiques.
Par exemple, je reçois pas mal d’enfants qui sont dans un Centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada). Ils peuvent venir consulter chez nous et avoir des soins conséquents même s’ils n’ont pas de papiers. Chez eux, le diagnostic de trouble du spectre autistique (TSA) est beaucoup donné, mais pour moi ça résonne comme un déni de la situation dans laquelle se trouvent ces familles. On met ces noms sur les manifestations des enfants alors qu’ils sont dans des situations dramatiques, vivent souvent dans des lieux insalubres et ne maîtrisent pas la langue. Les mères, qui ont souvent été prises dans des réseaux de traite des êtres humains, sont généralement cassées. Donc réduire le problème à « c’est un TSA » me semble un peu limité... Tout comme les préconisations de prise en charge rééducative ou de médication.
On cherche trop à régler ces « troubles » par des médocs plutôt qu’en travaillant sur les situations sociales, c’est ça ?
En quelque sorte… Les deux diagnostics qui sont les plus donnés à l’heure actuelle, le TSA et TDAH (trouble de déficit de l’attention et de l’hyperactivité), sont établis à partir du comportement de l’enfant. Pour le TDAH c’est l’agitation ou le fait qu’il ne soit pas attentif à l’école. Pour le TSA c’est le repli sur soi, le fait qu’il ne regarde pas dans les yeux, qu’il ait des mouvement répétitifs. Je pense par exemple à un enfant que je reçois en ce moment dont les deux parents ont des maladies graves. Ce gamin est très agité et ce qu’il vient me dire c’est qu’il a peur de se retrouver tout seul. Et c’est assez légitime dans sa situation, c’est pas juste fantasmatique. Il s’agite, mais je pense que ça le maintient en vie. Sauf que ça va être problématique à l’école. La solution à la mode, c’est de traiter cette agitation par un médicament. On donne très peu de dignité aux manifestations et aux symptômes des enfants. On se dit de moins en moins que le comportement est la manifestation d’un sujet qui traverse des choses, et que ça peut même être une manière de se protéger. On se focalise surtout sur l’effet que ça peut avoir autour de lui.
Et un peu plus tard, chez les ados, as-tu constaté aussi des changements dans les problèmes qu’ils peuvent présenter ?
On retrouve de plus en plus souvent des ados qui n’arrivent plus à aller à l’école et restent bloqués à la maison. Ils peuvent jouer en réseau toute la journée et toute la nuit, avec des gens de l’autre bout du monde, mais ils n’arrivent plus à sortir de chez eux pour voir de vraies gens. Depuis le Covid, ces comportements se sont multipliés.
Qu’est-ce qu’ils te disent ces ados ?
Des fois ils arrivent même à ne rien en dire. Un des mes patients dit qu’il y a trop de bruit, trop de monde, qu’il n’aime pas les gens. Un autre a fini par me dire qu’il a trop peur de tuer quelqu’un. Eux c’est vraiment des cas où l’autre est insupportable. Souvent le refus scolaire est tout simplement le refus d’être avec les autres, mais je ne sais pas si ce sont des cas qui viennent indiquer l’évolution de quelque chose... Ils ont des relations virtuelles, mais les relations réelles sont beaucoup moins investies. D’ailleurs, souvent, quand ils commencent à revoir leurs copains, ils recommencent à aller au collège pas longtemps après, ça réenclenche quelque chose. Ce ne sont pas les ados que je reçois le plus, mais ce qui me fait flipper, c’est que certains se voient toute la vie chez leurs parents à jouer en réseau devant leur écran d’ordi. Autant il y en a qui te disent : je n’arrive plus à sortir, je n’arrive plus à aller à l’école, mais je vais faire un effort. Autant d’autres, qui des fois vont à l’école et voient des copains, c’est juste qu’ils n’ont pas d’autres envies. Ils ont à manger, à boire, un écran, d’autres à qui parler à travers l’écran et voilà, ça leur va.
Est-ce tu as l’impression qu’il y a une continuité entre ces diagnostics de TDAH ou TSA qu’on donne à l’enfance et les comportements que tu vois à l’adolescence ?
Non, pas forcément. Le point commun serait ailleurs, dans un sujet qui n’est pas tant abordé que ça. Je pense que ces manifestations à l’enfance et à l’adolescence viennent dire quelque chose de la manière dont est pensée depuis toujours l’école et qui est en train de s’exacerber. Je veux parler de l’idéal de l’école pour tous : l’ensemble d’une classe d’âge qui suit le même parcours et apprend au même rythme. L’Éducation Nationale n’a jamais pris en charge une scolarisation spécialisée pour les enfants pour qui cette norme n’est pas la bonne. C’est le médico-social qui a pris le relais, sauf que c’est saturé de ce côté. On a mis en avant aussi l’école inclusive, avec des dispositifs comme les AVS (auxiliaires de vie scolaire) ou AESH (assistantes d’élèves en situation de handicap), précaires par ailleurs. Mais il y a des enfants pour qui ça ne marche pas non plus. C’est pour ça que des fois l’idéal d’inclusion joue de mauvais tours à beaucoup d’enfants. Je pense que ça serait nécessaire d’envisager des projets où c’est possible d’accueillir des enfants avec des particularités, de se dire que ce n’est pas dans le cadre ordinaire que c’est possible. C’est bien-pensant, c’est beau l’idée d’inclure tout le monde, mais des fois ce n’est pas possible. On ne considère pas suffisamment les impossibilités, ce qui provoque des drames.
Ça ne semble pas être un problème tout récent...
Sauf que je trouve que ce problème, qui est en effet vieux, est en train de s’aggraver autour, encore une fois, des considérations comportementales. Il y a toute une série de concepts et de mots qui sont nouveaux et qui circulent de plus en plus : réhabilitation, rééducation, habilités sociales, habilités parentales. Il y a même des formations qui s’appellent « groupes d’entraînement aux habilités parentales » pour « redonner le pouvoir d’agir aux parents ». Je trouve que c’est très idéologique. C’est l’idée qu’il suffit d’apprendre un truc, un protocole, puis de s’entraîner, pour supprimer les comportements problématiques chez certains enfants. Il y a des parents très volontaires qui suivent ces apprentissages, qui les mettent en place et qui reviennent après un peu énervés parce que ça ne change rien. À mon avis on devrait être juste plus modestes et considérer que, non, il n’y a pas tout le monde qui peut être dans le moule. La question est donc, pour moi, qu’est-ce que la société crée comme « à côté » pour les gens qui ne sont pas dans le moule et qui n’arrivent pas à être dans des lieux où tout le monde est accueilli.
Qui met en place ces « groupes d’entraînement aux habilités parentales » ?
C’est souvent à la charge des neuropsychologues de les mettre en place. Il y en a beaucoup de formés à l’heure actuelle : ce sont surtout eux qui évaluent les enfants et font les diagnostics. On considère de plus en plus, comme je disais au début que, s’il y a un trouble, c’est par rapport à un problème de développement du cerveau ou de génétique. Donc on forme des neuropsychologues à évaluer ces troubles, ils mettent en place des tests standardisés qu’ils font passer à plein d’enfants, puis projettent les résultats sur un graphique. Cela leur sert à déterminer un intervalle normal et des écarts à la norme. Dans la psychiatrie et la psychologie aujourd’hui, il y a comme une volonté d’étalonner, d’échantillonner, de compter – qui va de pair avec la logique comptable qui se met en place dans la médecine – et de trouver des mécanismes pour tout mettre dans la moyenne.
Quelles sont les conséquences de cette manière de faire ?
Ça produit, par exemple, que, dès l’école maternelle, on peut nous dire, très vite : « il n’est pas en position d’élève ». Ce sont des gamins de trois ans ! Il y a l’idée qu’il faut leur apprendre le plus tôt possible et en passant par certaines étapes qui sont les mêmes pour tout le monde. Sauf que, par exemple, il y a plein d’enfants autistes qui apprennent à lire tout seuls. Et ça s’aggrave au fur et à mesure de la scolarité. L’autre truc qu’on entend souvent c’est « il gère mal ses émotions ». Des fois on a envie de rétorquer « et vous, vous savez “gérer” vos émotions ? ». Un enfant doit « gérer » ses émotions ? C’est ce langage qui vient du monde du management, de l’optimisation des procédés, qui me pose problème. Souvent je me demande si tout ce qu’on voit chez les enfants et les adolescents, tous ces troubles et ces fuites du réel, ce n’est pas juste une résistance aux impératifs de la norme, de l’efficacité et de la performance.
Tragiques suicides en psychiatrie ado
Le manque de moyens dans la psychiatrie vient d’être illustré localement par deux tragiques décès. Au Chai (Centre hospitalier Alpes Isère) de Saint-Egrève, il y a une unité spéciale pour les adolescents, nommée Tony Lainé, du nom d’un psychiatre pour enfants et psychanalyste. Une dizaine d’adolescents, entre douze et dix-sept ans sont accueillis dans ce lieu, pour quelques jours ou quelques mois. Mais en janvier 2024, puis en février 2025, deux adolescentes se sont suicidées, à l’intérieur même de l’unité, ce qui est rarissime dans ce type d’établissement et n’était pas arrivé depuis une quinzaine d’années en France. Bien entendu, comme pour tout suicide, les causes sont multifactorielles et difficilement démêlables. Il y a les histoires individuelles de chacune, il y a aussi peut-être le rôle des réseaux sociaux : ces derniers mois, sept familles françaises ont assigné TikTok en justice, en l’accusant de favoriser les comportements suicidaires, voire de donner accès à des « tutos suicide ».
Mais pour l’unité Tony Lainé, il y a aussi potentiellement une déficience de prise en charge. Depuis 2017, faute de candidats, il n’y a plus de médecin psychiatre chef de service. Les conditions de travail n’étant a priori pas attractives, la direction n’arrive pas à recruter un seul titulaire, alors qu’elle fonctionnait auparavant avec deux médecins psychiatres. Pendant des années, un interne, devenu ensuite médecin junior a pris en charge ce poste, tout en étant très esseulé. Mais le premier suicide l’a poussé à se mettre en arrêt-maladie, puis à démissionner. Depuis, les médecins changent chaque semaine et n’ont pas le temps de bien connaître – et donc d’accompagner de façon adéquate – les adolescents accueillis. Les parents non plus n’ont pas de médecin fixe auquel s’adresser. Qui pourrait imaginer aller consulter un psy différent chaque fois ?
Ce problème de manque de personnel n’est pas isolé : « Il devient de plus en plus systémique, à un niveau départemental comme national » comme l’analyse un membre de l’équipe soignante. Mais une autre déplore : « Suite à ces suicides, il n’y a eu aucune réflexion de fond mise en place par la direction pour que cela ne se reproduise pas, comme si cela ne pouvait pas avoir de rapport avec le manque de chef de service. Sans changement, on ne peut qu’avoir peur que ça se reproduise. »
Et maintenant, les salles de classe « intelligentes »
Fin mars, Le Postillon a reçu un mail de l’Université Grenoble Alpes (UGA) nous apprenant que nous avions été « soigneusement sélectionnés » pour « participer à une enquête à portée internationale » afin d’évaluer le projet Talisman (de l’UGA et de l’université de Poitiers) dont le but est le déploiement de « salles de classe intelligentes ». On ne sait pas si cette « sélection » est une erreur ou une blague mais en tout cas on ne s’est même pas donné la peine de donner une réponse tant elle est évidente : les salles de classe intelligentes, c’est de la merde. Jugez plutôt : « Ces salles de classes réelles technologiquement instrumentées (...) sont équipées de capteurs (par exemple des caméras, microphones, oculomètres, etc.) qui perçoivent et collectent des données issues des participants de la salle de classe (par exemple les mouvements, positions, postures, gestuelles, regards, etc.). (…) Ces données sont interprétées par le recours à des techniques d’intelligence artificielle (par exemple la vision par ordinateur) en mesure (attention, comportement, activité, états émotionnels) desquelles est déduite une prédiction en termes de performance probable de processus d’apprentissage ou d’enseignement. » On a montré le mail à notre psychologue : « Je trouve ça flippant mais très dans l’air du temps : étudier l’enfant ou l’ado avec des caméras pour que l’IA mesure sa performance et juste essayer de le ramener dans la norme. »