On trouve de tout sur Snapchat
Le marché noir au bout du doigt
À l’époque de la numérisation généralisée, le marché noir s’adapte et se virtualise. À Grenoble comme ailleurs, on trouve de tout sur Snapchat. Le réseau social, où les messages s’effacent automatiquement au bout de quelques minutes, est un discret marché à ciel ouvert bien pratique pour conserver l’anonymat des utilisateurs. Shit, coke, clopes, fausses cartes de stationnement, pronostics sur les courses de chevaux, paniers de fruits, dentifrice, etc. Plongée dans le Snap de la « bicrave » [1] azimuts.
Francois [2] est un grand amateur de courses de chevaux. Depuis des années, il cherche à percer le mystère qui entoure les paris sportifs. Ses connaissances « sont basées sur [son] expérience, ça prend du temps à mettre en place. Puis je me suis lancé sur Snap », explique l’homme sur l’appli, contacté en septembre. Depuis, il monnaie sa capacité à bien parier. Sur son compte, il propose justement à ses clients de miser de l’argent pour eux. « Pour trois pronos sur une journée, ça coûte 20 euros », explique l’homme pour qui l’activité n’est pas professionnelle – « je travaille dans le domaine du déménagement », complète-t-il. S’il est amateur, sa connaissance du bourrin a l’air solide. Francois publie ses statistiques qui valident ses paris : plusieurs des chevaux qu’il choisit ont bien gagné. Grâce à cette activité, il revendique 10 à 30 clients par mois.
L’éventail de la « bicrave »
S’il a choisi ce réseau, c’est « parce que les clients sont nombreux ici. Sur Instagram par exemple, le marché est plus restreint », conclut François. En effet, Snapchat est très populaire chez les jeunes, de 18 à 30 ans. Comme lui, d’autres vendeurs utilisent le réseau en amateur, comme Isa qui propose des produits ménagers à prix cassés : lessive concentrée, en rupture, adoucissant et dentifrice à 3 €, tout comme des parfums d’ambiance pour bagnole.
Ali a un profil d’opportuniste. En juillet, il propose un canapé usé, un ensemble de pneus de voiture et des Rolex de contrefaçon – le premier prix est à 250 € quand le deuxième modèle, issu des usines Noob et JF, atteint les 1 000 €. Plus récemment, il filme l’arrière d’une camionnette remplie de moteurs pour portail électrique, ainsi qu’un robot-tondeuse « Landroid ».
Mais il y a aussi de nombreuses entreprises proposant des services. Usein, qu’on a rencontré virtuellement, dirige justement une société de chauffeurs et s’est inscrit sur le réseau dès la création de sa boîte. « Je suis présent sur Snap, car je vise une clientèle jeune. Pour les plus de 35 ans, il faut aller plutôt sur Facebook », assure-t-il. Évidemment, ses revenus ont baissé pendant le confinement, « mais cela commence à reprendre », espère l’homme. En attendant, il a créé d’autres petits business sur Snap, sur lesquels il souhaite garder une certaine discrétion. Et ça tombe bien, la boîte de messagerie de Snapchat efface automatiquement les échanges, au bout de quelques minutes.
Ainsi, en surfant sur Snap, il est facile d’acheter des produits de contrebande de toutes sortes. Parmi les plus courants, on trouve le paquet de clope. Majib, qui tient l’un de ces comptes, le vend à 5 euros, et va jusqu’à 1350 euros pour 30 cartouches. Comme il l’explique, son fournisseur remontait durant l’été des cigarettes « BB » (ces paquets neutres sont illustrés de la photo d’un enfant fumant une cigarette), mais le produit change. Il écrit : « Le team, désolé on a eu un problème avec le fournisseur. C’est plus les bébés, c’est Marlboro rouge ! tres tres bonne qualité. (sic) »
Le professionnalisme est aussi affiché par les innombrables vendeurs de tabac à chicha. Gérard, l’un d’entre eux, assure des livraisons en sept jours. « Aucune raison de se faire prendre par la douane, je travaillais avec la même société de livraison avant le confinement, et j’envoyais à tout va... », garantit-il. Un autre grossiste, Khaled, est spécialisé dans le textile. Dans ses vidéos, il expose des fringues de luxe entassées sur de longues étagères. Les sacoches siglées Louis Vuitton occupent la majeure partie de l’entrepôt. Pour rassurer le client final en cas de contrôle de douane, Khaled précise que les paquets sont expédiés de manière anonyme : « Aucun moyen de remonter jusqu’à vous », conclut-il en désignant les colis entièrement couverts de scotch marron.
Amendes et billets de train gratuits
Les produits contrefaits sont nombreux sur la plateforme et Farid est l’un des grands receleurs grenoblois. Sur son compte, il propose toutes sortes de services : il peut diminuer de 50 % le prix d’une amende, obtenir le Code de la route (pour 700 euros), modifier le nombre de kilomètres sur votre voiture (à partir de 150 euros). Il vend aussi des cartes sous emballage plastique – dans une vidéo, on entend : « Là, on est tranquille avec cette petite carte de stationnement, on se gare partout », vante le vendeur. Cette carte est très facile à contrefaire, et si l’utilisation de cette carte peut valoir cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende, dans la réalité, très peu d’utilisateurs se font attraper.
On a aussi rencontré des (futurs) acheteurs sur Snap, comme Eli, qui nous a parlé de plein d’autres produits merveilleux, comme la carte TGV max. « Un ami a acheté une carte TGV Max sur Snap. Habituellement, l’abonnement coûte 80 euros par mois. Là, le vendeur proposait la carte à seulement 100 €. Mon ami l’a utilisé et ça fonctionne », assure Eli qui songe à s’en procurer une, rassuré par l’expérience de son ami. Un autre utilisateur grenoblois, Hervé, explique le business mis en place par un autre compte Snap : « Mon frère a fait appel au service de ce mec : il propose de lui faire parvenir une somme d’argent (disons 150 euros) par carte prépayée en bureau de tabac. Ensuite, le vendeur promet de doubler cette somme, et de faire suivre à son client un bon d’achat de 300 euros, utilisable dans une grande surface. Ça a fonctionné, donc j’imagine que c’est un hacker… » Des services tous plus étonnants les uns que les autres. Mais qui virent parfois à l’arnaque.
Ainsi, le principe de la carte prépayée est utilisé par de faux dealers. Ils sont nombreux sur Snap, comme Weed9196. Contacté, le compte propose une longue liste de cannabis divers. Après le choix, le dealer commence les explications. « C’est très simple. Il faut que tu achètes une carte prépayée Transcash ou Neosurf. Derrière, il y a un code. Tu me l’envoies, et une fois que j’ai vérifié, je t’envoie l’herbe », explique le dealer derrière le compte. Le plan sent fort l’arnaque, et les forums sur internet le confirment. De ce point de vue, il vaut mieux préférer les transactions humaines.
Cocaïne et gaz hilarant
Pour acheter du cannabis à Grenoble, il faut plutôt faire confiance à Farès. Il propose aussi de la livraison à domicile de shit, mais n’évoque pas la carte prépayée. « Livraison de shit à partir de 50 euros », clame-t-il par contre sur son compte. En consultant la liste des produits stupéfiants, essentiellement de la résine de cannabis, des noms défilent : « Kara », « Bob Marley » ou « jaune mousseux ». Pour savoir si le produit existe ou non, on contacte Farès. « On est ouvert », assure-t-il de bon matin, dans un audio envoyé sur la messagerie. Comme pour le réseau Mistral (Le Postillon n°51), le compte de Farès est en fait composé d’une organisation bien rodée. D’abord, Farès réceptionne les commandes sur le compte Snap, puis mandate un livreur, qui traverse la ville à bord d’un petit utilitaire blanc. Muni de l’adresse et du numéro de téléphone de l’acheteur, le livreur prévient de son arrivée quelques minutes en avance. La camionnette anonyme s’immobilise devant la porte de l’immeuble, on descend réceptionner le sachet rose qu’il cache dans l’habitacle. L’échange dure une seconde, le temps de valider la qualité du produit, et le livreur repart vers sa prochaine commande, un billet en poche. Pour fidéliser ses nouveaux clients, Farès prend toujours des nouvelles de ses clients, pour un retour sur la qualité du produit d’un « c’était bon frero ? »
Depuis le confinement, de nombreux comptes sur Snap proposent ces prestations qui permettent d’éviter aux acheteurs de se faire attraper (et d’éviter l’amende forfaitaire de 200 €), tout en sécurisant les vendeurs.
Parmi les plus actifs du réseau, il y a toujours les dealers de Mistral (qui ont sans doute inspiré nombre d’autres vendeurs de shit sur Snap). L’auto-proclamé « meilleur turf de la Région Rhône-Alpes » s’est pourtant vu supprimer son compte en juin, le fameux « Mistral Connect ». Il leur a fallu recréer leur communauté de fumeurs sous une nouvelle bannière : « TPMT 38 », pour « Touche pas à mon turf » (en référence à l’émission de Cyril Hanouna Touche pas à mon poste). Avec grandiloquence, ils écrivent : « Mistral renaît de ses cendres, comme le phénix. Ils ont supprimé notre compte, ils n’auraient pas du faire ça, maintenant on va tout baiser. »
Pour recréer une audience sur internet, quoi de mieux qu’un plan de communication solide ? Fin août, la polémique autour des images d’hommes armés et du clip de rap (voir ici) a mis un gros coup de projecteur sur ce compte. De quoi refaire parler du lieu de deal jusqu’au ministre de l’Intérieur et attirer de nouveaux clients en nombre. D’autant que le compte promeut désormais des produits très diversifiés. Outre les produits de cannabis habituels (l’herbe au goût Haribo et Cookie), Mistral vend maintenant de grosses bouteilles remplies d’un gaz : le protoxyde d’azote. À la mode chez les jeunes, ce produit chimique sous forme de cartouche se consomme en gonflant un ballon de baudruche, puis en respirant le produit. Il provoque un fou rire de courte durée, et de petits effets de distorsion auditive et visuelle – une drogue légale.
Mais les Mistraliens se positionnent aussi de l’autre côté du spectre de la came, en créant un deuxième compte, nommé Snif 38, sur Snap. Son nom est équivoque, et c’est une première pour Mistral : le compte vend de la cocaïne, directement sur le réseau. En vidéo, la poudre blanche apparaît, brillante dans sa capsule colorée. On lit les prix (50 euros pour 0,5 g, 80 pour 1 g) et la com’ qui vante la pureté et les origines colombiennes de la poudre. Enfin, les dealers proposent la carte de fidélité ornée du visage de Tony Montana, héros du film Scarface. Comme son héros cinématographique, Mistral est visiblement prêt à « tout baiser », et notamment le marché de la dope grenobloise.