Accueil > Automne 2020 / N°57

Premiers sur le rap, derniers sur la Rep

Quand les médias nationaux parlent du quartier Mistral à Grenoble, c’est toujours à propos de trafic, d’armes, de violences, de descentes de flics et de clips de rap. Mais jamais on ne parle des enfants, de leur vie dans un tel contexte de misère et de violence, de leur éducation. Jamais on ne parle de l’école Anatole France qui n’est pas classée en Rep (réseau d’éducation prioritaire) à cause d’une absurde règle administrative. Jamais on ne parle des instits qui se battent pour aider ces gamins, mais qui souffrent du manque de moyens et de reconnaissance. L’occasion de leur donner la parole.

En cette fin d’été, le quartier Mistral a encore fait la une des médias nationaux. En cause : des images sur les réseaux sociaux où l’on voit des hommes armés en plein jour. Même si les armes étaient factices, et que les images ont en fait été utilisées pour un clip de rap, cela n’a pas empêché la plupart des commentateurs médiatiques ou facebookiens de donner leur avis sur un quartier où 99 % d’entre eux n’ont jamais mis les pieds. Même le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’en est mêlé, ordonnant sur «  instruction directe » une opération de police ayant magistralement abouti à la saisie de deux scooters.

Un tel emballement médiatique s’était déjà produit en mars 2019 suite à la mort de deux jeunes en scooter poursuivis par la police ayant entraîné plusieurs journées et soirées d’émeutes.

En 2014, 2015, 2016, 2018, etc, des faits divers avaient déjà provoqué quantité d’articles et d’indignation et il y a fort à parier que d’ici quelques semaines, mois, ou années, ça recommencera, avec toujours les mêmes faux débats sur le manque de vidéosurveillance, le règne de la violence, le laxisme de la mairie et les coups de menton du ministre de l’Intérieur. Les faits-divers glauques sont du pain bénit dans la course au buzz que se livrent les médias et les réseaux sociaux. Et le quartier Mistral est une bonne « marque » pour gagner des points chez les businessmens du clic.

Forcément, ces polémiques brassant du vent sécuritaire dépitent plus d’un habitant ou acteur du quartier. Parmi eux, il y a l’équipe enseignante de l’école élémentaire Anatole France.

« On est très attaché à cette école, on s’y investit beaucoup. Il nous est arrivé plusieurs fois de remuer ciel et terre pendant des jours pour trouver des solutions lorsqu’une famille est dans une situation dramatique. » Peu importe l’identité de celui ou celle qui témoigne. Quand j’ai rencontré les instits de l’école Anatole France, elles et ils ont voulu témoigner collectivement. L’équipe enseignante est soudée, et c’est ce qui aide chacun à tenir.

Ce qui les aide moins, c’est une stupidité administrative. Depuis dix ans, leur école n’est plus classée en Rep (Réseau d’éducation prioritaire), parce que le collège dont elle dépend, qui s’appelle Aimé Césaire, ne l’est plus non plus. Le classement en Rep dépend d’un «  indice social  », calculé à partir de plusieurs facteurs parmi lesquels le taux de catégories socio-professionnelles défavorisées, le taux d’élèves boursiers, le taux d’élèves résidant dans une zone urbaine sensible (Zus) et le taux d’élèves ayant redoublé avant la sixième. Ce statut de Rep permet d’avoir des classes allégées, des moyens supplémentaires et une reconnaissance financière pour l’équipe enseignante afin de compenser leur surcharge de travail et de les fidéliser.

Si le collège Aimé Césaire n’est plus dans le dispositif Rep, c’est parce que depuis dix ans il accueille plus d’élèves du quartier des Eaux-Claires, bien moins défavorisés que les habitants de Mistral. « Cette mixité est très positive pour le collège, mais chez nous par contre la situation sociale n’a pas changé.  »

Le quartier Mistral est en effet un des plus pauvres de la ville et de toute la cuvette. Ses indicateurs sociaux sont plus bas que ceux de la Villeneuve dont toutes les écoles sont classées « Rep + ». Selon les chiffres datant de 2012 de «  l’atlas commenté des 3 Zus de Grenoble », il y a 99,5 % de ménages locataires HLM dans le quartier. Le revenu par unité de consommation moyen est de 8 443 euros contre 19 996 euros dans l’unité urbaine grenobloise. 40,5 % des jeunes de 18‑24 ans de Mistral sont scolarisés contre 67,1 % sur l’unité urbaine grenobloise. 28,2 % de ménages sont concernés par une allocation chômage contre 15,5 %. «  Les niveaux de revenus restent très bas comparés à l’entourage immédiat de la Zus et à l’unité urbaine de Grenoble et ont tendance à baisser, au détriment de la population la plus en difficulté. »

Depuis 2012, les enseignants n’ont constaté aucune amélioration sociale. « De nombreuses familles sont dans une situation sociale compliquée et ont énormément besoin d’aide. En plus de la barrière de la langue, les deux parents sont souvent sans activité professionnelle. La communication écrite est difficile de manière générale, voire impossible avec plusieurs parents. Tout doit passer par l’oral, le “direct. »

« Les familles sont très peu équipées informatiquement, certaines ont au mieux un téléphone pour toute la famille. Pendant le confinement, on ne pouvait pas toujours envoyer de mails aux enfants, peu avaient de quoi imprimer, on les appelait beaucoup avec nos portables perso. La classe virtuelle ne touchait que la moitié des élèves dans le meilleur des cas. Il faut dire que l’angoisse était forte ; certains enfants n’ont pas mis le nez dehors pendant deux mois. L’attestation écrite n’a pas été claire pour tout le monde, on a aussi répondu à cette demande d’explication.  »

La seule chose qui change dans le quartier, ce sont les bâtiments. Depuis une quinzaine d’années, les habitants vivent au rythme des destructions et des « réhabilitations », rejoints depuis plusieurs mois par les
travaux très bruyants de jour comme de nuit de l’autoroute A480 voisine. Les autorités investissent des centaines de millions d’euros afin « d’ouvrir le quartier » sans que cela n’améliore pour l’instant les conditions sociales.

Malgré ces réalités, l’école n’est donc pas classée en Rep à cause de cette stupidité administrative voulant que le classement dépende seulement de « l’indice social » du collège de référence. Depuis dix ans, l’équipe enseignante a essayé de faire changer cette situation injuste en multipliant les courriers au rectorat ou au ministère de l’enseignement, sans succès. « On a été reçu quatre ou cinq fois au rectorat. Au début on nous répondait qu’on exagérait sur la situation sociale et qu’on était libre de demander une mutation. Et puis finalement ça a évolué, on nous a écouté mais en nous répondant “désolé, on ne peut rien faire” car il y a une impuissance à changer les règles. Ceci dit, le rectorat est bienveillant depuis quelques années : il veille à ce que les effectifs par classe restent aussi bas qu’en Rep.  »

L’année dernière, les CP ont été dédoublés comme en Rep et cette année les CE1 sont à 17 par classe. Une victoire ? « Oui, c’est bien, mais rien n’est officiel. Comme on n’a pas le statut de Rep, chaque année on se demande si ça va être reconduit.  »

L’autre problème, c’est que pour l’instant les instits n’ont pas eu non plus la reconnaissance financière, entre 200 et 300 euros supplémentaires par mois selon que l’école soit Rep ou Rep +. Ça les gêne un peu d’insister là-dessus, comme si ce combat était juste pour leur pomme. « Le problème c’est la stabilité de l’équipe enseignante et le fait que la dureté du métier n’est pas reconnue.  » La dureté du métier ? « Nous prenons sur notre temps personnel pour rencontrer et échanger avec les assistantes sociales, les orthophonistes, les éducateurs... Par exemple, quand il s’agit de constituer un dossier pour un enfant en situation de handicap, nous assistons la plupart du temps totalement les parents pour qui écrire est une barrière.  » Un autre poursuit : « Il nous est arrivé plusieurs fois de nous cotiser pour aider des familles à la rue, de leur donner des affaires personnelles, de chercher avec elles un logement... Comment peut-on rentrer chez soi tranquillement quand on sait que trois de nos élèves vont dormir dans un parc, seuls avec leur mère ?  »

Travailler dans une telle école serait donc un sacerdoce ? « Oui et non. Ce travail de proximité est très prenant mais passionnant. Étonnamment le rapport aux familles est positif, peut-être même plus que dans des zones dites “favorisées” où certains parents n’ont aucune considération pour les profs. Ici, quand il y a des incompréhensions, on réussit presque toujours à dialoguer, les familles sont respectueuses de notre travail. C’est très lié au fait qu’elles connaissent depuis longtemps la moitié de l’équipe. Les familles mettent beaucoup d’espoir sur l’école, on ne peut que se sentir utile et notre travail est aussi une façon de s’engager dans cette société.  »

Alors bien entendu, il y a les réalités violentes du quartier. « Nous on n’a jamais été agressés, mais très régulièrement, il y a cinq camions de CRS ou des voitures de la Bac avec des policiers armés juste devant la porte de l’école, sous nos fenêtres quand on fait la classe. Quand il y a des évènements comme les émeutes, on récupère les gamins bien perturbés, qui n’ont pas dormi. De toute façon, cette tension très régulière, les gamins la sentent. Les violences, les descentes de police, les arrestations, ils connaissent ça par cœur.  » Les polémiques médiatiques caricaturent le quartier Mistral alors que «  si une poignée de gens alimente les violences, nous, on a plutôt l’impression que les familles subissent et aspirent à vivre tranquillement.  » D’où l’importance de l’école comme «  lieu-refuge ».

Y a-t-il d’autres lieux refuges dans le quartier ? « Il y a beaucoup de structures sociales avec des acteurs très investis : le Plateau, le Prunier sauvage, la maison des habitants, la maison de l’enfance. On ne sait pas combien de familles en profitent, ce n’est pas toujours facile de les mobiliser. La mairie fait son possible pour l’éducation dans le quartier, les animateurs, eux, sont rémunérés comme “animateurs Zus” et les élus soutiennent notre combat pour le Rep. D’où notre incompréhension quant à cette situation.  »

Sans reconnaissance financière, et même avec la satisfaction de se sentir utile, le risque, c’est le départ des piliers de l’équipe enseignante. « Il y a un certain épuisement moral à savoir qu’on est moins payés que nos collègues dans des quartiers équivalents et que notre avancée de carrière sera plus lente. Si la situation sociale n’évolue pas, certains risquent de quitter, eux aussi, le navire.  » Et de citer deux écoles grenobloises de quartiers difficiles non classées Rep, où les équipes tournent sans arrêt et « où enseigner devient de plus en plus difficile.  »

Malgré le départ de cinq piliers sur dix ces deux dernières années, l’équipe enseignante d’Anatole France est encore soudée et motivée, mais pour combien de temps ? « À Mistral, ça pourrait être hyper dur s’il n’y avait pas la volonté de s’accrocher et autant d’énergie déployée. On aimerait juste que ce soit reconnu pour nous donner envie de persévérer, c’est tout.  » Une demande simple, même si elle est moins spectaculaire qu’un fusil en plastique dans un clip de rap.