Accueil > Printemps confiné 2020 / N°55

Maintien des activités indispensables

Le deal fait (pour l’instant) de la résistance

À en croire certains articles de presse, le coronavirus aurait réussi là où les flics échouent depuis des décennies : le confinement serait la solution magique pour enrayer le système mafieux de deal de drogue. Et pourtant, malgré le confinement, le trafic semble rester bien vivant à Grenoble. En attendant une crise de l’approvisionnement qui n’était pas encore advenue début avril, les dealers suivent la première règle du capitalisme : s’adapter.

« D’la moulaga au tcheks, venez pécho avnt qu’il soit trop tard !! (sic) ». C’est ainsi que la réclame se déclame sur Snapchat [1], ce jeudi 2 avril, dans une prose qu’on pourrait traduire comme « du shit au quartier, venez vous approvisionner avant qu’il ne soit trop tard  ». La publication provient des dealers installés dans le quartier de la Buisserate, à Saint-Martin-le-Vinoux. Le lieu de deal, qu’on appelle aussi turf, lové dans un petit parc tout proche du Néron, apparaît en photo sur l’application. « Le présidant (sic) a décidé de confiner tout le monde, mais nous serons quand même ouvert !!!  », crânent-ils en annonçant se mettre à la livraison à domicile et en exhibant leurs sachets colorés et pop. Alors que la ville est bouclée et que les flics vérifient les autorisations de sortie, les commerçants de shit du nord de l’agglomération sont bien présents pour satisfaire une clientèle enfermée qui ne souhaite pas réduire sa consommation. Depuis le début du confinement, le réseau publie quotidiennement un message sur Snapchat, annonce les horaires (10h à minuit), rappelle les tarifs et communique sur ces produits variés disponibles, comme de «  la Moonrock », un mélange de trois produits issus du cannabis, réputée très forte.

À la mi-mars, peu de fumeurs auraient parié sur la persistance des lieux de deal. Comme les paquets de papier toilette qui disparaissent des étals des supermarchés, les barrettes de shit et les grammes d’herbes se vendent comme des petits pains les jours précédant le 17 mars, début du confinement. Les livreurs traversent la ville sans arrêt pour livrer des quantités plus importantes que d’ordinaire. « Dans notre coloc, on a pris 10 grammes d’herbe, ce qui est plus que d’habitude. Quand il est arrivé, le dealer était exténué. Il n’avait pas arrêté de la journée  », témoigne un jeune Grenoblois prévoyant. 

À Mistral, l’un des lieux de vente les plus connus, les dealers répondent aussi présents. Sur Snapchat, MistralConnect (le nom du compte) propose tout un tas de différentes herbes dont celle au goût fraise, décrite ainsi : « Cette herbe savoureuse vous ramènera dans l’enfance. » Quoi de mieux pour lutter contre le blues de l’enfermement ? 

« Pendant les premiers jours, les dealers faisaient même respecter les gestes barrières et notamment la distance d’un mètre dans la queue aux acheteurs. Étonnant !
 », note Claude Jacquier, président et directeur de l’ODTI, association installée juste à côté du lieu de deal du quartier de l’Alma, dans le centre-ville de Grenoble (voir Le Postillon n°52). Les dealers apparaissent masqués et gantés, comme des vendeuses de supermarché. De même, le réseau de Mistral diffuse une vidéo présentant les gestes barrières, et prévient aussi du risque de l’utilisation des anti-inflammatoires dans les cas de symptômes de la Covid‑19 – tout comme le ministre de la Santé l’a fait le 14 mars. Qui a dit que les dealers isérois ne prenaient pas soin de leurs concitoyens ?

Dans la même publication, les dealers de Mistral exposent leur travail en cours – photos de découpage des plaquettes en lamelles à l’appui – pour envoyer un message : tout se passe comme d’habitude au quartier. Excepté l’apparition d’un numéro de téléphone, mis en place avec le confinement, pour les commandes d’un montant plus élevé.

Au milieu du confinement, rendez-vous est pris grâce à ce numéro sur Whatsapp, qui permet aux dealers d’indiquer un lieu pour la livraison du produit sur le quartier. Ils minimisent ainsi les risques pour les clients, qui ne patientent pas, et pour eux-mêmes – le livreur dispose de peu de drogue sur lui, et se déplace vite. 

À 10h, une première voiture se gare sur un parking du quartier, près d’un bâtiment en ruine. Immatriculé en Savoie, le client a parcouru 100 km aller pour se fournir, et autant pour le retour (ce qui démontre sans doute la pénurie dans différents départements français). Un autre véhicule se gare à son niveau. Le dealer, ganté et chargé de plusieurs colis, remet sa commande au client, emballée dans du papier bulle coloré. Récupérant le précieux chargement, le client demande avant de filer : « Il y a les feuilles aussi dans le paquet ? » 

Ce produit est l’un des arguments marketing du quartier. Les feuilles à rouler sont siglées Mistral (avec une photo des trois tours du quartier) comme la « carte de fidélité » et le pochon en plastique. Un nouveau slogan ironique – « sans arme, ni haine, ni violence  » –, est apparu sur le paquet. Grâce à ces quelques éléments, les dealers ont réussi à réunir une importante communauté de fans fumeurs comme le ferait une marque de fringue de sport ou une chaîne de kebab.

L’autre outil marketing du moment, et qui fait encore grandir le prestige du lieu de deal, est présenté par un jeune sur Twitter : « Ptdrrrrr psk tavu mistral ils ont snap pr leurs reseau et vsy abdel soulax que il ft des pubh24 ca ft c grave connue.  » La traduction : « Trop rigolo, les dealers de Mistral sont sur snapchat et tous les jours, Abdel Soulax leur fait de la pub. Ça fait qu’ils sont grave connus.  » 

Abdel Soulax est devenu l’ambassadeur du lieu de deal de Mistral. Cette petite célébrité d’internet affirme être comédien dans sa bio sur Instagram et revendique 150 000 fans sur ce réseau. Parmi ses faits d’armes, il apparaît dans le clip de Heuss l’Enfoiré (celui aux millions de vues, nommé «  Aristocrate »). L’homme explique avoir une vie de bandit derrière lui, a connu la prison et il faut lui reconnaître une certaine gouaille. Un atout qu’il met au service de différents clients. Le réseau de Mistral est l’un d’eux. En 2019, il était de passage en ville – sur Youtube, on peut le voir prendre des billets première classe pour le TGV Paris-Grenoble – au moins « 100 palots le billet » assure fièrement le comédien face caméra. Une fois à Grenoble, il réapparaît, ganté de noir, et s’adresse au procureur de la République pour dénoncer la mortalité due à l’alcool : « Moi j’ai un remède antiseptique qui apaise les esprits  », assure-t-il en évoquant le shit. Puis, il répète son texte : « Mistralconnect, c’est les meilleurs. Un accueil chaleureux vous sera réservé  », en brandissant une coupe de club de foot couvert de faux or. 

Cette vidéo d’Abdel Soulax a été vidéoprojetée, autour du 20 mars, sur le mur d’une des tours de Mistral. Les dealers ont filmé la projection, et publié le tout sur Snapchat : la mise en abîme est forte, et la prose d’Abdel Soulax résonne dans tout le quartier. Ses lunettes Cartier et sa doudoune mesurent une bonne dizaine de mètres.

Ce coup de menton symbolique confirme l’une des inquiétudes de Claude Jacquier, dans sa lettre hebdomadaire de début avril : « Le risque est grand de voir ce trafic s’affirmer encore plus et avoir le total monopole des activités. » Mais les dealers parviendront-ils à tenir la distance – le confinement étant parti pour durer longtemps ? 

Quelques jours après cette publication, Claude Jacquier est agressé. « À 19 h, les chefs des dealers ont cru intelligent de lancer contre moi un nervi pour me blesser aux jambes à coups de barre de fer. Après m’avoir frappé aux jambes à cinq reprises, la crapule stipendiée a fui courageusement par la rue de l’Alma et la rue Dominique Villard.  » Il estime que les dealers sont à cran à cause de la « pénurie de marchandise, la disparition de la clientèle friquée du centre-ville et de l’université, les PV dressés pour présence dans l’espace public, les contraintes auxquelles s’ajoutent les poursuites pour non-déclaration de revenus. (…) Beaucoup sont aux abois !  » 

Et effectivement, des signes de fébrilité commencent à apparaître. Le 25 mars, les prix mistraliens augmentent. Le bout de shit qui coûtait 50 euros passe à 60 euros. Idem pour les 100 grammes, qui passent à 600 euros. En parallèle, les légendaires horaires d’ouverture du lieu (ouvert 24h/24) passent à un rythme réduit de 10h à 20h30. Le réseau assure néanmoins avoir reçu une nouvelle livraison de shit. Par contre, depuis peu, l’herbe semble en rupture. De même, Mistral, qui ne fait pas de livraison à domicile, a averti ses clients des méfaits d’arnaqueurs se faisant passer pour eux. Plusieurs clients pensaient acheter du shit, c’était du bois. « Nous ne faisons aucune livraison. Ce n’est pas NOUS  » affirment-ils, toujours sans haine, ni arme, ni violence.

Notes

[1Snapchat est une application de partage des photos et vidéos éphémères.