Accueil > Février / Mars 2016 / N°34

Après la crise au Centre national d’art contemporain

Le Magasin doit-il fermer boutique ?

Il paraît qu’Éric Piolle cherche à faire des économies. Résolument constructif, Le Postillon a décidé de lui donner des idées : pour ce numéro, nous lui proposons d’économiser les 200 000 euros que la mairie de Grenoble donne au bien nommé Le Magasin, le Centre national d’art contemporain.
J’avoue être un peu embêté : j’ai plusieurs amis œuvrant dans l’art contemporain. Je ne voudrais pas qu’ils prennent cet article pour une charge bête et méchante contre leur passion. C’est vrai, j’ai depuis longtemps plein de préjugés idiots sur l’art contemporain, du genre « oui ben ça un enfant de huit ans pourrait le faire », ou « art comptant pour rien, ahahah ». Mais ce que j’ai découvert en m’intéressant au Magasin va bien au-delà de mes préjugés : il s’avère que ce milieu est pourri jusqu’à la moelle. Bien loin d’une vision romantique de l’art, le Magasin est une des places fortes du marché de l’art, forcément en proie à des enjeux de pouvoir et de gros sous. La grève récente des salariés puis le licenciement du directeur montrent que depuis vingt ans, les problèmes de gestion du personnel dénoncés ne sont pas traités. Si le présent est pourri, ni le passé (une précédente directrice a détourné plus de deux millions de francs), ni l’avenir (le trésorier actuel fait aussi du business dans l’art), ne permettent d’affirmer qu’une telle structure ait un intérêt public qui justifierait les 1,2 millions euros d’argent public qu’elle reçoit. C’est bien loin de ce genre de lieu que l’art pourra être désirable et utile, c’est-à-dire questionner et critiquer la marche du monde.

Une grève dans un centre national d’art, ça pourrait être une belle « performance ». Mais ce n’est pas pour explorer de nouveaux chemins artistiques que les employés du Magasin ont cessé le travail pendant six jours l’automne dernier. Le Magasin-Cnac (Centre national d’art contemporain), c’est ce gros machin posé dans le quartier Bouchayer-Viallet, énorme bâtiment qui servait il y a soixante ans à construire des conduites forcées, et qui est aujourd’hui un des grands lieux de l’art contemporain en France. Si dix des quinze salariés de ce centre ont refusé de turbiner entre le 17 et le 23 septembre, c’est pour dénoncer leurs conditions de travail et l’attitude de leur directeur, Yves Aupetitallot.

« Comportement despotique culpabilisant voire infantilisant ; ignorance absolue du management ; favoritisme entre deux employés ; richesse artistique à démontrer ». Ces quelques mots semblent bien résumer les reproches des grévistes contre leur directeur. Et pourtant, ils ne sont pas issus d’un de leurs communiqués mais d’un rapport réalisé il y a presque seize ans par un certain Sylvain Sorgatto, régisseur du Cnac entre 1998 et 2000. En quittant son boulot après plusieurs CDD, cet artiste a pris soin de pondre 25 pages pour rendre compte de son expérience et alerter les tutelles des dysfonctionnements et du comportement autocratique du directeur. Certains passages sont accablants : « Après huit mois de présence, je souffre d’un déficit de communication avec Yves Aupetitallot. Je ne sais rien de son ‘‘projet artistique’’, ni comme directeur, ni comme programmateur, sa conduite du bâtiment est chaotique alors que les problèmes sont connus depuis longtemps. L’ambiance dans les bureaux est assez paranoïaque, on bruisse de commentaires, (…) tous sont convaincus qu’il écoute aux portes, fouille dans les tiroirs et les poubelles en plus d’anecdotes plus sordides les unes que les autres. (…) Chaque nouveau montage est un nouveau chaos. (…) Je trouve finalement l’attitude de Yves Aupetitallot grotesque à mon égard et nocive à celui de l’art contemporain, en plus d’être indigne concernant la direction d’une association financée par des fonds publics. Je tiens l’art pour un des signes les plus pointus du degré de civilisation atteint, et attends des associations de ce type une exemplarité sociale ».

Plutôt que de se fader ce long rapport, Sylvain Sorgatto aurait pu pisser dans un violon : cela aurait eu la même incidence. L’adjoint à la culture de l’époque, Jean-Jacques Gleizal, lui a bien envoyé une lettre pour le remercier, mais n’a absolument rien fait pour faire évoluer cette structure. Alors forcément, les problèmes sont demeurés. Au téléphone, Sylvain Sorgatto ne décolère pas. Il se tient toujours au courant de ce qui se passe au Magasin et pourrait aujourd’hui rajouter des dizaines de pages à son rapport : « depuis que je suis parti, je sais qu’il y a toujours un turn-over très important, peut-être 75 % du personnel change tous les deux ans. C’est un gaspillage d’argent public : les régisseurs changent très souvent alors qu’il faut un an et demi pour maîtriser un bâtiment grand comme ça. En plus c’est idiot économiquement : je suis allé aux prud’hommes et ai obtenu un an de salaire. Mais ils font tout pour payer le personnel le moins cher possible. Ils vont chercher leurs salariés dans le milieu des passionnés de l’art, qui se font une vision du milieu de l’art assez romantique, et qui se retrouvent complètement instrumentalisés ».

Aurélie et Karine ont travaillé en tant que médiatrices au Magasin dans les années 2000 : si elles ont aimé ce travail, elles gardent un souvenir amer de leur considération. Après avoir enchaîné les CDD de trois mois (pendant cinq ans pour Karine), elles n’ont pas été reconduites pour avoir osé critiquer ce mode de fonctionnement basé sur la précarité. « Ils usaient de plein de magouilles pour nous maintenir dans des contrats précaires. Le conseil d’administration comme le directeur ne voulaient pas nous faire de CDI car selon eux, l’expérience d’autres structures montraient qu’à partir du moment ou les gens sont en contrat à durée indéterminé, ils ne font plus rien. Ils n’arrêtaient pas de dire qu’il n’y avait pas assez d’argent. Mais ils faisaient reposer la tension budgétaire sur les précaires. » Si elles ne voyaient quasiment jamais Aupetitallot, elles subissaient « le fonctionnement du lieu avec des relations humaines foireuses. Notre travail n’était jamais reconnu, on avait l’impression de ne pas exister ».

On ne change pas un fonctionnement qui ne marche pas

Le Magasin est une association (loi 1901) où tout le pouvoir est concentré dans les mains d’un directeur. Les « tutelles », c’est-à-dire les structures publiques qui donnent des sous (l’état, la Région, le Département et la Ville de Grenoble), sont représentées dans le conseil d’administration qui comprend également « six personnalités qualifiées ». Mais c’est le directeur qui décide des choix importants en matière de programmation artistique ou de conditions de travail. Yves Aupetitallot était payé pour ce travail à plein temps, tout en donnant en parallèle des cours aux Beaux-arts de Lyon ou en ayant travaillé entre 2001 et 2006 en Suisse en tant que « directeur chargé de mission pour préfiguration du futur musée cantonal d’art moderne et contemporain de Lausanne ». Ce monsieur n’était donc pas très souvent à Grenoble et a notamment laissé la situation financière du Magasin se dégrader lentement. Une des grévistes de cet automne explique : « on avait déjà tiré la sonnette d’alarme en 2006, excédés par l’hypocrisie et la perversité d’Aupetitallot. En plus des rapports humains désastreux, le Magasin est depuis 2014 dans une situation financière très compliquée. En octobre 2014, on a préparé un texte de treize pages pour le lire en conseil d’administration, mais Aupetitallot est parti en congé maladie juste avant. En septembre 2015, il était en train de revenir, après avoir été à mi-temps pendant plusieurs mois. On a fait grève car on savait que s’il reprenait sa place, il menait droit Le Magasin à un dépôt de bilan. On a passé des années à colmater les brèches. C’est un grand mystère pour nous de comprendre pourquoi les tutelles ne réagissaient pas. »

C’est effectivement un grand mystère : malgré ces éléments accablants largement connus, notamment par les tutelles, Aupetitallot est parvenu à rester pendant presque vingt ans à la direction. C’est seulement à partir de l’arrivée d’une nouvelle présidente, Anne-Marie Charbonneaux, en 2013, qu’on a commencé à lui demander des comptes. La grève automnale des salariés a finalement convaincu la direction de le licencier. Depuis, un appel à candidature à la direction du Magasin a été lancé et un nouveau nom devrait sortir du chapeau d’ici avril. Mais les dérives constatées sont-elles seulement dûes à la personnalité du directeur ?

Le centre d’art contemporain de Grenoble existe depuis avril 1986. S’il est inauguré devant 2 000 personnes par un maire de droite (Carignon) et un ministre de la culture de droite (Léotard), il doit en réalité son existence à la gauche. La municipalité Dubedout voulait un lieu de ce type afin d’asseoir leur réputation de ville d’avant-garde culturelle. Une volonté qui a coïncidé avec la politique culturelle impulsée par Mitterrand. À partir du fameux « tournant » de la rigueur de 1983, le Parti socialiste abandonne définitivement toute velléité d’éducation populaire ( [1]) et met le paquet sur une politique de rayonnement culturel afin d’accompagner le virage libéral. La création des centres nationaux d’art contemporain – le Magasin étant « un des grands projets présidentiels qui doivent marquer le septennat de François Mitterrand » selon Le Daubé (16/04/1986) - s’inscrit dans ce mouvement et accompagne l’avènement de l’Homo festivus voulu par Jack Lang ; où la culture ne sert plus à émanciper mais à distraire et accompagner le capitalisme.

L’installation du Cnac de Grenoble dans un ancien immense entrepôt industriel, symbolique de la grandeur passée du Grenoble ouvrier, est assez symbolique. Comme le note le militant de l’éducation populaire Frank Lepage, « avant, dans les années 1970, le héros de gauche, c’était l’ouvrier qui s’organise collectivement pour résister. Après Jack Lang, pour les socialistes, le héros, c’est l’artiste qui reste tout seul pour créer en regardant son nombril : c’est cela être de gauche... Être de gauche, c’est défendre la création artistique. Ce n’est pas défendre les ouvriers. » ( [2]).

Symbolique d’une politique culturelle qui va de haut en bas, Le Magasin a pour principale mission, non pas d’apporter quelque chose aux Grenoblois, mais de faire « rayonner » Grenoble. Dans une interview à l’Essentiel de Grenoble et de l’Isère (mai 2003), Aupetitallot répondait ainsi à la question de l’utilité du Magasin. « Dans le Grenoble culturel, qu’est-ce qui se passe à l’extérieur ? Eh bien c’est l’art ! (...) La vraie question qui est derrière ‘‘à quoi ça sert ?’’, c’est ‘‘combien ça coûte ?’’. Moi j’en poserais bien une autre : ‘‘combien ça rapporte ?’’. Une page de communication dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, combien ça coûterait à la collectivité ? Quand on parle du Magasin dans la presse étrangère, on parle nécessairement aussi de Grenoble ! ». En résumé : sans le Magasin, les grenoblois n’aurait pas de pages de communication dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, et plongeraient sans doute dans une grave dépression.

Et ça recommence, encore et encore

Le rayonnement peut être coûteux, mais Adelina Von Fürstenberg a longtemps cru qu’elle avait carte blanche. Cette citoyenne suisse est la seconde directrice du Magasin, aux manettes de 1989 à 1994. Tout le monde était content de son travail car comme le disait Bernard Betto, adjoint à la culture sous Carignon (il a été ensuite recyclé sous Destot) : « Dans toutes les grandes capitales mondiales, on connaît le Magasin. Comme le chorégraphe Jean-Claude Gallota, le Cnac est l’une des meilleurs ambassadeurs de Grenoble à l’étranger » (Le Monde, 2/08/1994). Le problème, c’est qu’en 1994, la Chambre régionale des comptes découvre un « trou » de deux millions de francs dans les comptes pour les seules années 1992 et 1993. « Selon les enquêteurs du SRPJ (service régional de protection judiciaire), Adelina Von Fürstenberg aurait mené un train de vie ‘‘somptuaire’’ pour représenter son centre, notamment à l’étranger » (Le Monde, 16/10/1994). « On reproche à la directrice une gestion plus poétique qu’administrative. Il apparaît de grandes fantaisies dans sa façon de disposer des sommes importantes dont elle est gestionnaire » (Grenoble 7, 2/9/1994). Hôtels de luxe, jets, champagne, taxis... tout y passait sans que ça ne choque personne jusqu’à l’enquête du SRPJ : « Les principaux porteurs du Cnac s’efforcent ainsi de comprendre, sans toujours les justifier, les ‘‘errements’’ commis par sa directrice. Mais ils reconnaissent, implicitement, n’avoir pas exercé un contrôle suffisamment rigoureux sur cette institution culturelle, et qu’ils devront, eux aussi, se ‘‘ressaisir’’ » (Le Monde, 2/08/1994). Adelina Von Fürstenberg est finalement mise en examen et retourne en Suisse. L’occasion pour Le Monde de tenter de tirer des enseignements : « C’est justement sur le rôle des membres du conseil d’administration que l’on peut s’interroger. Ces derniers voient le déficit du Magasin se creuser et ne réagissent pas. Ils voient Adelina ‘‘épuiser’’ cinq administrateurs en cinq ans, sans s’inquiéter. Pas plus qu’ils ne s’interrogent sur la rotation alarmante du personnel. Le coût moyen des expos est quatre fois plus élevé que ceux des autres centres d’art : là encore pas de réaction ».

Ça ne vous rappelle rien ? C’est marrant comme l’Histoire se répète. Aupetitallot n’avait a priori pas le « train de vie somptuaire » de sa prédécesseuse, mais certains symptômes (difficultés budgétaires, turn-over des salariés, questionnements sur les choix artistiques) se ressemblent quand même beaucoup à vingt ans d’intervalle. Et à chaque fois, ni le conseil d’administration, ni les représentants des institutions finançant Le Magasin n’ont freiné les ardeurs du directeur.

Ce n’est pas facile d’obtenir le budget exact du Magasin, pourtant financé par nos impôts... En tout cas, nos mails sont restés sans réponse. Selon ce qu’on peut trouver sur Internet, il reçoit autour de 1,2 millions d’euros d’argent public, dont environ 450 000 euros de l’Etat, 250 000 euros de la région Rhône-Alpes, 220 000 euros du Département, 200 000 euros de la Ville de Grenoble (auxquels il faut rajouter 177 000 euros « en nature » avec la mise à disposition des locaux). Peut-être ne sont-ce pas les sommes exactes, mais peu importe : quand on parle d’art contemporain, on n’est pas à quelques milliers d’euros près.

Questions autour du nouveau trésorier

C’est pour ça que ce secteur intéresse des gens importants, c’est-à-dire des gens riches. Prenez par exemple Eric Bernheim. Ce citoyen suisse travaillant dans le conseil et l’assurance possède notamment une société, dénommée ABC, qui propose « tous conseils en gestion d’entreprise, tous conseils en gestion de collections d’œuvres d’art ». Son fils Nicolas possède également une société Bernheim Bureau, qui « vise à consultation dans le domaine de la communication, les relations publiques et la gestion d’événements, en particulier dans le domaine de l’art ».
Parallèlement, éric Bernheim est investi dans plusieurs structures artistiques. Jusqu’à peu, il faisait partie des amis du centre d’art contemporain de Genève (centre qui a d’ailleurs été fondé par Adelina Von Fürstenberg, le monde de l’art est petit – on y reviendra). Il en est parti au début de cet automne. Nous avons appelé le centre d’art de Genève pour connaître les raisons de ce départ, s’il était dû à un conflit d’intérêt – la société Bernheim Bureau ayant été proposée pour travailler avec le centre d’art. Au téléphone, la dame, très embarrassée, a à moitié acquiescé avant de se reprendre : « je ne peux pas vous répondre, je vais transmettre ». La responsable presse a fini par nous envoyer un mail : « aucun commentaire à apporter sur ces faits ».

Ça ne sent pas très bon tout ça, quelqu’un de riche qui possède – ou dont le fils possède – des sociétés œuvrant dans le commerce de l’art, et qui en même temps s’investit dans des structures d’art contemporain largement financées par l’argent public. Mais ça n’a pas l’air d’être un problème pour les tutelles et les administrateurs du Magasin.

Oui car Éric Bernheim ne manque pas d’occupations : depuis fin 2013, il fait également partie du conseil d’administration du Magasin de Grenoble. Depuis juin 2015, il en est même trésorier, dans la nouvelle équipe autour de la présidente Anne-Marie Charbonneaux. Ces autres activités potentiellement lucratives ne semblent déranger personne.

En fait, si : il y a une personne que ça dérange, c’est la personne qui nous a envoyé une lettre anonyme pour dénoncer cette collusion (puisqu’elle doit nous lire, nous en profitons pour lui transmettre nos chaleureux remerciements). Selon toute vraisemblance, il s’agit d’une personne bien informée, peut-être déçue par le récent limogeage d’Aupetitallot.

Une pétition hallucinante

Car si ce directeur est largement détesté par ses salariés passés et actuels, il est parvenu à s’attirer beaucoup de soutiens. Suite à son licenciement, une pétition a été lancée et a même été envoyée en communiqué de presse au Postillon, début janvier. « Six cent cinquante noms » font part de leur « incompréhension et indignation suscitées par son limogeage et par le lynchage médiatique qui l’avait précédé ». Il y a, paraît-il, de grands noms de l’art contemporain – je ne sais pas moi, je n’y connais rien mais des noms comme Christian Boltanski, Lawrence Weiner, Douglas Gordon, Kasper König, Daniel Birnbaum, Massimiliano Gioni, Ute Meta Bauer, Pier Luigi Tazzi, ça sonne bien, non ? Toutes les grandes « capitales de l’art » sont représentées, que ce soit par des directeurs de musées, de biennales ou de simples artistes : Cologne, Vienne, Rotterdam, New York, Istambul, etc.

Mais ce qui frappe à la lecture de cette longue liste, c’est qu’il n’y a presque aucun Grenoblois : seuls Jean Guibal (le directeur du musée dauphinois), Armand Torossian (ancien trésorier du Cnac), et cinq autres ont paraphé le texte de soutien. Sept sur six cent cinquante : c’est à peine plus d’un pour cent. Cette quasi-absence de soutiens locaux n’a pas empêché Aupetitallot de diffuser cette liste, sans se dire que son manque d’ancrage sautait aux yeux. En fait, il y a fort à parier qu’il n’en a même rien à foutre. Pour un ancien salarié du Cnac : « Ce qui intéresse un directeur, c’est d’avoir la reconnaissance de ses pairs, le rapport au territoire il s’en fout un peu ». Le rayonnement se fout du voisinage.

Cette pétition est d’autant plus surprenante qu’Aupetitallot n’a aucune envie de redevenir directeur du Magasin. Selon les salariés grévistes : « Cela fait des années qu’il ne va pas bien et qu’il aurait aimé partir du Magasin. Il a tenté de trouver d’autres postes mais ça n’a pas fonctionné. Il continuait donc à s’occuper à contrecœur du Magasin. Mais quand la nouvelle présidente est arrivée en 2013, ça l’a bousculé. Elle était beaucoup plus présente que l’ancien président, elle lui demandait des comptes : pour lui c’était du harcèlement. » La pétition a donc simplement pour but de le présenter comme une victime, et de l’aider - une fois les colossales indemnités de licenciement empochées - à lui trouver un nouveau poste. D’ailleurs, le texte de la pétition annonce clairement la couleur : « Elle est appelée à rétablir Yves Aupetitallot, aujourd’hui privé de toute possibilité d’action, dans une position professionnelle sérieuse qui lui permette d’être encore l’un des acteurs essentiels de la création contemporaine aux côtés des artistes. »

Un petit milieu qui défend ses intérêts

Il y a aussi une autre façon de voir cette pétition : celle d’un milieu qui se défend d’une possible remise en cause de ses valeurs. Car le cas d’Aupetitallot ou celui du Magasin ne sont pas anecdotiques : c’est tout le milieu de l’art contemporain qui fonctionne comme ça, avec des directeurs autocratiques, des précaires méprisés et des centaines de milliers d’euros gaspillés. Si tout ça perdure, c’est parce que beaucoup y ont un intérêt commun, visiblement supérieur à l’intérêt général. Parmi les signataires de la pétition, on trouve ainsi un certain Jean-Max Collard, présenté comme un « critique d’art et commissaire d’exposition ». Ce monsieur est également journaliste aux Inrocks, hebdomadaire ayant publié plusieurs articles favorables à Aupetitallot pendant la crise de cet automne. Ces articles étaient soit signés de ce Collard, soit d’une certaine Claire Moulène. Or il se trouve que Jean-Max Collard devait être commissaire d’une exposition au Magasin si Aupetitallot restait et que Moulène est une des collègues d’Aupetitallot aux Beaux-arts de Lyon. On comprend mieux leur parti-pris : le monde est petit, surtout celui de l’art contemporain.
Niveau relations incestueuses, on peut également s’intéresser à Daniel Janicot, l’ancien président du Cnac, un monsieur qui a fait des grandes études (l’Ena) et qui est même conseiller d’Etat - quelqu’un d’intelligent quoi - mais qui n’a rien fait contre Aupetitallot pendant dix-sept ans. C’est compréhensible : ces deux-là se fréquentaient par ailleurs : Janicot est membre de la société Artcurial, spécialisée dans la vente aux enchères d’art contemporain, où Aupetitallot siégeait dans le jury.
On pourrait tartiner des pages sur les liens incestueux entre Machin et Truc, sur les business en commun, sur les ravages de l’ego et du mercantilisme, sur les folles sommes d’argent en jeu - savez-vous qu’une sculpture de Jeff Koons s’est vendue 54,5 millions de dollars ? Que le montant des ventes aux enchères publiques d’oeuvres d’art contemporain atteint plus d’1,5 milliard d’euros par an ? -, sur l’argent public qui participe à la spéculation - savez-vous que la ville de Grenoble a récemment dépensé 365 000 euros pour acheter deux oeuvres pour le musée ? ( [3]) -, sur tous ces éléments qui nous ramènent à la Suisse, ce grand pays du chocolat et de l’évasion fiscale.

Finalement, le souhait de Carignon a été exaucé. Au moment de l’inauguration du Magasin, il prophétisait : « Grenoble doit devenir une plaque tournante de l’art contemporain » (Le Daubé, 25/04/86). « Plaque tournante » est une expression beaucoup utilisée quand on parle du marché de la drogue. Mais finalement, en quoi celui de l’art contemporain est-il si différent ? Dans les deux cas, il s’agit juste de se faire un maximum de sous, sans se soucier de morale et de bien commun. Avec son lot de tensions et de guéguerres internes, comme celle qui oppose le clan Aupetitallot à celui de la présidente. Ces magouilles caricaturales sont pourtant quotidiennes dans un milieu qui est – contrairement à celui de la drogue - largement subventionné par l’argent public. Pour l’artiste Sylvain Sorgatto, « l’art contemporain reçoit des critiques de plus en plus vives de la part d’une frange réactionnaire mais le pire, c’est qu’ils n’ont pas les bonnes infos, qu’ils ne connaissent pas la réalité de ce milieu. Avec tout ce qui se passe, on donne raison au premier réactionnaire qui vient. »

En ce moment, au Magasin, il y a une exposition de Didier Faustino. Dans l’immense hall, on tombe sur une gigantesque spirale suspendue, réalisée avec des barrières. Malgré tous mes préjugés, je dois avouer que je trouve ça assez beau, en faisant abstraction du contexte. Mais je trouverais ça encore plus beau si une telle œuvre était réalisée dans un endroit inattendu - sur un chantier par exemple, avec des barrières de chantier, tiens -, loin de ce cadre où planent tant d’enjeux financiers.Dans l’art contemporain, le peu de beauté qui reste est irrémédiablement sali par la dégueulasserie du milieu.

Impossible de frayer de nouveaux chemins ?

Dimanche 31 janvier, un rendez-vous était donné devant le Magasin. Un mail envoyé d’une mystérieuse adresse « 1750m2etplusàdébattre@gmail.com », signé des « sans nom », invitait à une discussion autour des questions suivantes : « Un centre d’art peut-il réellement contribuer à la question de l’art aujourd’hui sans être d’abord un lieu de débat, et en particulier sur lui-même ? Un centre d’art peut-il réellement contribuer à la question de l’art aujourd’hui si les conditions sociales de production et de mise en public sont à ce point désastreuses ?
La direction d’un centre d’art peut-elle être ‘‘l’affaire’’ d’un seul homme ? »

Je n’y suis pas resté longtemps, juste le temps d’entendre quelques affirmations : « je suis étonné qu’on se réengage sur un système qui visiblement ne marche pas. La crise aurait été l’occasion de faire des choses différemment, et d’essayer de frayer de nouveaux chemins. Le but n’est pas de faire en sorte que ce soit un lieu de débat sur les questions d’art et politique, juste de valoriser certains artistes.(…) On dirait qu’il y a avant tout la volonté de faire perdurer des valeurs de l’art contemporain et ce système organisé de relations entre le marché, les institutions, les collectionneurs, dominé par un aspect spéculatif. (...) Dans l’annonce pour la recherche d’un nouveau directeur, il n’y a rien qui permette de penser que le futur sera différent, rien qui ouvre une brèche laissant penser que la gouvernance interne ou la programmation artistique sera différente ».

Dans la semaine du 15 au 19 février, le conseil d’administration va faire passer des entretiens pour trouver le nouveau directeur. Le nom sera connu d’ici avril, mais tout laisse à penser qu’à part la tête, rien ne changera. Au moment de sa création, le Magasin devait être « temporaire » : « le centre se veut un outil souple et expérimental, ses différentes missions devant pouvoir évoluer en fonction des mutations de la scène artistique et de l’ouverture du musée dans les années 1990 » (Grenoble mensuel, janvier 86). Trente ans plus tard, il est toujours là, et reflète encore plus les travers de l’époque, le règne de l’argent et le mépris des petites gens. Il y a certainement d’autres chemins à frayer pour l’art, mais ils sont loin des cadres du marché et du Magasin.

Notes

[1Sur ce sujet, voir Incultures les conférences gesticulées très instructives de Franck Lepage. http://www.scoplorage.org/

[2Sur ce sujet, voir Incultures les conférences gesticulées très instructives de Franck Lepage. http://www.scoplorage.org/

[3Le musée de Grenoble a acquis l’ œuvre de Mario Merz intitulée Cinq Doigts pour 190 000 euros. Selon le conseiller municipal Olivier Bertrand, la ville a pris « part au coût à 50 % seulement », ce qui fait quand même 95 000 euros (Le Daubé, 29/04/2015). Par ailleurs, le musée de Grenoble vient d’acquérir une œuvre de Morandi pour 1 100 000 euros, dont 270 000 de la ville de Grenoble.