Accueil > Décembre 2016 / N°38
« Je suis surtout au service de machines et d’algorithmes »
Boulot de merde - Réceptionniste en hôtellerie
C’est bien beau l’écologie, la solidarité ou le social, mais ça ne rapporte pas de fric. Un des axes de développement de la métropole grenobloise, c’est le « tourisme d’affaires ». « Les atouts de notre territoire sont nombreux, mais il faut aujourd’hui les rendre plus sexy pour faire en sorte de continuer à développer le tourisme d’affaires », pérore Fabrice Hugelé, vice-président de la Métropole à l’attractivité du territoire (Le Daubé, 22/09/2016). Le « tourisme d’affaires », c’est la transhumance saisonnière d’encravatés à Alpexpo où ils échangent sur les meilleurs business à développer. Quel est l’intérêt de ce genre de pince-fesse pour les simples habitants grenoblois ? Eh bien l’emploi, pardi ! Car le tourisme d’affaires, ça remplit les hôtels, et donc ça fait vivre des petites gens, valets de chambre, bagagistes-voituriers ou réceptionnistes. Tous ces braves gens sont-ils heureux de leur travail ? Est-ce qu’il s’agit de « boulots de merde » ? Le Postillon est allé papoter avec un réceptionniste de l’agglomération.
Comment as-tu trouvé ce boulot ?
Avant je travaillais en salle blanche, et puis j’en ai eu marre du bruit et des machines. J’ai fait une formation au GRETA et j’ai rapidement trouvé un poste dans un hôtel trois étoiles d’une chaîne hôtelière.
Je dirais que je suis arrivé dans ce métier avec beaucoup de naïveté, j’avais une vision romantique de l’hôtellerie, centrée sur les contacts humains, une certaine idée de l’hospitalité. Je voulais être aux petits soins pour mes clients, discuter avec eux, rendre leur séjour agréable, leur faire découvrir Grenoble et ses environs.
Et c’est pas ça ?
En fait je suis surtout au service de machines, de logiciels et d’algorithmes. Je passe mes journées à cliquer sur un écran, à imprimer des documents, à coder des cartes clés. C’est la compta et la gestion d’abord, et l’humain ensuite.
Ce qui compte c’est de vendre des chambres et des services additionnels comme le restaurant ou le parking. Évidemment, il faut que le client soit satisfait de son séjour pour qu’il revienne, mais c’est le chiffre d’affaires qui importe à la direction et aux actionnaires. En fait c’est juste un business comme un autre, sauf qu’au lieu de vendre des voitures, on vend des nuitées.
Tu passes quand même un peu de temps avec tes clients ?
Les échanges se résument surtout à demander une carte bancaire, saisir tout un tas d’informations sur l’ordi, donner les horaires du petit-déjeuner et le code wifi. Le matin, ils sont pressés car ils vont bosser et le soir ils dînent souvent dans leur chambre avec leur laptop. En fait on ne les voit que lorsqu’il y a un problème !
Qu’est-ce qui fait que c’est un boulot de merde ?
À peu près tout…On bosse debout sur un poste de travail pas ergonomique du tout, on a tous des problèmes de dos à terme. D’ailleurs il n’y a que des jeunes dans ce métier.
Les horaires sont décalés, fractionnés, de nuit, on peut nous demander de faire des journées de 12 heures, des semaines de 50 heures, de bosser dix jours d’affilée. Mais bon, ça je le savais avant de choisir cette voie, les 35 heures ne s’appliquent pas.
Cette flexibilité arrange bien les patrons bien sûr, car tous les hôtels sont en sous-effectif, on se retrouve à enchaîner des semaines de boulot de dix jours pour remplacer un collègue en congés ou en arrêt maladie, et tout ça pour le smic hôtelier…
C’est combien ?
9,77 euros bruts de l’heure. Soit dix centimes de plus que le smic normal, et les primes sont dérisoires. Quand on pense aux impératifs de polyvalence (j’ai vu une annonce où le réceptionniste devait aussi se charger du nettoyage des façades de l’hôtel !), aux grandes exigences quant à la présentation, à la maîtrise des langues et de l’outil informatique, c’est le rapport compétences/salaire le plus bas du pays ! Si tu regardes le stress que génèrent le service client, la concurrence entre hôtels, et l’angoisse de se faire agresser par un type qui rentre bourré ou des lascars qui viennent braquer la caisse, eh ben c’est vraiment mal payé.
Et je ne te parle pas du management moderne, c’est complètement ignoble, tu es dirigé par des merdeux qui sortent d’une école de commerce, qui appliquent stupidement des principes rigides tout en te tenant des discours du genre « ma porte est toujours ouverte » ou « la satisfaction client est au cœur de nos préoccupations ». On est filmés en permanence, on vit dans la crainte que la directrice visionne les bandes pour savoir combien de temps on a pris pour une pause clope. La moindre opération est tracée, tu passes ton temps à te connecter au système avec un identifiant et un mot de passe, et c’est ça de moins que tu consacres à l’humain qui est en face de toi. Et je ne te parle pas de la crainte de recevoir le « client mystère », un employé du groupe qui t’observe et te note en se faisant passer pour un client lambda. On reçoit aussi des coups de téléphone de contrôle du même genre. C’est angoissant.
Comment expliques-tu cette situation ?
On a une convention collective qui protège peu les salariés, elle a été négociée en 1997 au moment du passage aux 35 heures, mais pour nous c’était quand même 39 ! C’est normal qu’on se soit fait baiser, il n’y a pas de syndicats puissants dans le milieu de l’hôtellerie-restauration, et surtout il n’y a pas de culture de la lutte sociale. C’est vraiment un problème culturel, car si on s’y mettait tous et qu’on menaçait de faire grève rien qu’une journée on pourrait vraiment améliorer nos conditions de travail. Et on retrouverait aussi notre dignité.
Mais malheureusement l’ambiance c’est plutôt « j’en ai marre, je me casse », alors que tout le monde sait très bien que c’est la même merde ailleurs. Soit on se soumet, et on tient avec le tabac, l’alcool, la coke, soit on change d’établissement tous les ans, pour le charme de la nouveauté. Le turnover est très important sur les postes de réception, de femme de chambre, de cuisinier et de serveur.
J’ai vu un documentaire sur des robots réceptionnistes au Japon, tu penses que c’est l’avenir du métier ?
Bah…pour l’instant les robots coûtent plus cher que les humains, c’est pas encore pour demain en France. Mais ça fait déjà quelques temps qu’on voit des bornes informatiques pour la remise des clés et des écrans tactiles pour les infos touristiques, tous ces trucs qui marchent un jour sur deux et qui donnent encore plus de boulot au pauvre réceptionniste qui se retrouve tout seul au comptoir.
J’ai souvent la nostalgie du tableau de clés et du registre papier, c’était peut-être un beau métier avant, je ne sais pas. C’est pénible ces clés magnétiques, les clients les collent à leur portable et ensuite elles ne fonctionnent plus, on est tout le temps en train de les remagnétiser. Elles ne servent qu’à s’assurer qu’un client qui a atteint sa limite de crédit ne puisse pas rentrer dans sa chambre.
Aujourd’hui je n’ai pas le choix, il n’y a pas d’autre boulot qui m’attire, et je n’ai aucune envie de « monter » pour devenir chef de réception voire directeur. Passer mes journées dans un bureau devant un écran, non merci.
Encadré :
à Grenoble, les patrons d’hôtel se plaignent régulièrement de ne pas faire assez d’argent, parce que selon eux, il y aurait trop d’hôtels et pas assez de touristes. Alors c’est vrai, c’est la crise ? Faut-il les plaindre ?
Les commerçants se plaignent tout le temps, et les hôteliers ne font pas exception ! Évidemment qu’à Grenoble les taux de remplissage ne sont pas les mêmes qu’à Paris. Qui voudrait venir faire du tourisme ici ? Ce n’est pas la crise, ça a toujours été comme ça. Les hôtels grenoblois vivent sur la clientèle d’affaires, c’est tout. La seule fois de l’année où tout le monde est complet c’est pour le salon Semicon [NDR : qui a eu lieu fin octobre, voir page 6], mais je ne te cache pas que tous les collègues ont été bien contents d’apprendre que le salon partait à Munich pour cinq ans, c’est trop de boulot pour peu de gratifications.
On dit qu’il y a trop d’hôtels quatre étoiles. C’est vrai ? Il y a la clientèle pour ce budget ?
On compte une bonne dizaine d’hôtels quatre étoiles dans l’agglo, qui proposent des chambres à minimum cent euros la nuit. Tant que les grosses boîtes de la cuvette paieront pour leurs ingénieurs en déplacement ces hôtels pourront survivre, mais si Schneider, Hewlett-Packard ou Caterpillar commencent à serrer les budgets déplacements, les hôteliers vont le sentir.