Il faut une grande gueule pour vendre de la flotte
L’hydrogène va sauver le monde ! Et Grenoble est la capitale de l’hydrogène (H2) ! Tel est en substance le discours rabâché dans les médias locaux et nationaux. On a déjà écrit pour démonter cette bonne blague (notamment dans « Hydrogène : désamorcer la pompe à conneries » dans le numéro 38). Mais force est de constater que malgré nos mises en garde le délire continue et s’amplifie. Pour ce numéro on se penche donc sur le charisme des personnalités locales parvenant à faire passer pour un eldorado énergétique et décarboné ce qui, après tout, n’est que de la flotte.
Voilà une trentaine d’années que le CEA-Grenoble fait de la retape sur « l’hydrogène vert », soit l’hydrogène obtenu grâce à l’électrolyse de l’eau. Des recherches ont été lancées tous azimuts, sur la pile à combustible (PAC), l’électrolyse, la production et le stockage de l’H2. Conséquence : un grand nombre d’acteurs nationaux de la filière se trouvent dans la cuvette. McPhy qui produit des stations de recharge et dont le siège est à Grenoble, Symbio le fabriquant de piles à combustible de Fontaine, Tenerrdis et son pôle de compétitivité hydrogène grenoblois, HRS et son usine de stations de recharge à Champagnier, bientôt Lhyfe et son usine de production d’H2 « vert » au Cheylas qui ouvrira en 2025... Mais aussi Air Liquide, Atawey, Inocel, Hynology, ainsi que de multiples start-ups, programmes et projets de recherche (au CNRS, à l’INP, au CEA-Liten, etc.).
Pas une semaine ne passe sans de tonitruants effets d’annonce sur ce « nouveau pétrole » qu’on conjugue toujours au futur : « Grenoble sera bientôt l’Apple de l’hydrogène » (Le Daubé, 24/09/2016) ; « L’hydrogène va permettre une industrie décarbonée et des transports moins polluants » (Le Daubé, 16/02/2022) ; « L’industrie sera la première utilisation de l’hydrogène décarboné » (Francis Legalland, directeur du CEA-Liten, Les Échos, 16/11/2022). Mais pourquoi un tel engouement et de tels financements pour un vecteur d’énergie (voir encart) qui, comme nombre de ces fétiches de la transition énergétique, n’est qu’une vaste fumisterie, que ce soit en termes de faisabilité ou en tant que prétendue solution écologique ? Comme souvent, c’est parce qu’il y a des lobbys suffisamment puissants pour influer sur les politiques européennes et des gens suffisamment charismatiques pour séduire les investisseurs.
Les financements, c’est le nerf de la guerre des projets hydrogène. Selon l’agence internationale de l’énergie, seuls 4 % des projets H2 annoncés à travers le monde parviennent à franchir la cruciale étape de la « décision finale d’investissement » [1], le reste des projets étant condamné à mourir dans l’œuf. Mais les effets d’annonce et le bagou à eux seuls peuvent permettre de récolter des millions dans le business de l’hydrogène. Il faut juste assener que l’hydrogène vert c’est à la fois l’avenir de l’humanité et de l’industrie, une énergie intarissable et décarbonée qui permettra de rendre vertes toutes les activités humaines, de la production de plastique au jet privé, en passant par l’agro-industrie. Et, si le manque probant de résultats est désolant et si ça fonctionne plutôt mal à vrai dire, il ne faut pas s’inquiéter, la recherche est toujours en cours et, promis, ça va bientôt être fantastique !
Dans la cuvette, certains sont plus doués que d’autres pour nous faire miroiter la croissance rendue éternelle et propre grâce à l’hydrogène. On vous propose un palmarès subjectif des meilleurs profils locaux de l’H2.
La journaliste scientifique Aline Nippert vient de sortir Hydrogène Mania (La Découverte, 2024). Dans ce livre très complet qu’on vous recommande, elle démonte ce « totem » de la croissance verte qui « doté d’une fonction symbolique similaire à celle de l’animal totem, chargé de protéger un clan, défend les modes d’existence occidentaux et se dresse contre toutes les réflexions qui pourraient remettre en question leur viabilité ». Elle enquête, entre autres, sur le poids des lobbys de l’H2, les pollutions et impacts de la production d’hydrogène vert (usage de polluants éternels et de métaux rares, construction de gigafabs, recours au nucléaire, etc.), les impasses techniques auxquelles la production, le stockage et l’utilisation d’H2 « décarboné » se heurtent (déperdition énergétique, fuite d’H2, coût économique et piètre efficacité, etc.) ainsi que le caractère incantatoire et irréaliste des objectifs européens et nationaux. Elle y démonte nombre d’incantations proférées par ceux et celles qu’elle nomme les « hydroptimistes » et dont Rachedi, Horn et Bardi feraient d’excellentes illustrations. |
Mike Horn |
L’aventureux |
Peut-être ne connaissez vous pas Mike Horn ? Il a fait plusieurs tours du monde – par l’Équateur en solitaire et sans moteur, par le cercle polaire ou encore en voilier –, il a traversé à pied l’Amazonie, l’Amazone en hydrospeed, gravi des sommets de plus de 8 000 m… C’est un aventurier des temps modernes, il est cool, bronzé, musclé, souriant, porte la casquette à l’envers, et c’est ce mec-là qui a décidé de lancer sa start-up Inocel à Saint-Égrève ! Même l’histoire d’Inocel est cool : l’entreprise naît en 2022, après que Mike Horn a échoué à trouver une pile à hydrogène suffisamment puissante pour participer au Paris-Dakar. Ne pouvant réaliser sa petite sauterie de course de quads dans le désert, il s’est alors tourné vers le CEA-Liten pour développer une technologie de PAC de haute puissance adaptée à ce genre de défis. Il fonde alors la start-up qui commercialisera sa trouvaille en s’associant avec Maurice Ricci, un autre winner de l’entreprenariat, épinglé dans le scandale financier des Malta Files : il possédait un yacht immatriculé à Malte à des fins « d’optimisation » fiscale. Le yacht est par ailleurs un motif récurrent du rêve hydrogène de Mike Horn. Avec sa PAC, il veut apporter sa pierre à l’édifice en contribuant à décarboner la filière, à l’image du constructeur de yachts et catamarans de luxe « zéro émissions » Sunreef dont il est ambassadeur. En effet, comme il le dit si bien : « Il ne faut pas penser qu’on ne peut pas être écologique sans perdre tous les aspects luxe : on peut faire cohabiter les deux ensemble » (ActuNautique, 01/12/2022). En dehors du marché maritime, Inocel vise également les marchés de l’énergie stationnaire (pour l’exploitation forestière, les chantiers de construction, l’exploitation minière, etc.) et de la mobilité lourde terrestre (camions, engins agricoles et de construction, matériel d’exploitation minière, etc.). On remarque une forte présence de l’exploitation minière dans les domaines d’application de la PAC d’Inocel ; sans doute est-ce pour nous rappeler que cette technologie a besoin, entre autres, de deux métaux critiques : le platine et l’iridium. Encore une occasion pour Mike et la filière hydrogène de contribuer au bien commun en relançant le secteur extractiviste, notamment dans son pays d’origine, l’Afrique du Sud, dont provient 70 % de ce métal ultra rare qu’est l’iridium. Mais Mike, c’est surtout ce mec positif qui, après avoir bourlingué le monde et constaté de ses yeux que la banquise fond et qu’on détruit les forêts, sait nous redonner l’espoir qu’on peut, quand même, tout continuer comme avant mais en vert – et contre tous les pessimistes. Et ça se vend bien, en seulement 2 ans Inocel a réussi à lever 64 millions d’euros pour sa gigafactory de Belfort qui devrait, on croise les doigts, commencer à produire en 2025. En plus de sa masterclass « comment réaliser ses rêves » qu’il commercialise en ligne, on lui conseille vivement d’enseigner « comment vendre du rêve ». |
Nicolas Bardi |
Le looser |
Malgré son sourire trop choupi et sa technologie prometteuse qui allait sauver le monde (encore une !), Nicolas Bardi et sa startup Sylfen est un exemple de ces nombreux entrepreneurs et projets qui s’écrasent en vol. Sylfen, à la base c’est une spin-off du CEA dont la technologie est un équipement qui produit et stocke à la fois de l’hydrogène et de l’électricité avec pour application le réseau électrique et le chauffage des bâtiments (équipements administratifs, municipaux, grande distribution, etc.) La technologie, comme bien d’autres, est vendue comme prometteuse : « La start-up hydrogène vedette du CEA a pris son envol » (L’Usine Nouvelle, 27/11/2020). En mai 2022, la start-up arrive à lever 10 millions de BPIFrance ce qui lui permet de passer la phase de recherche et développement et de prototypage et de déclarer optimiste à L’Usine Nouvelle : « Nous devrions avoir un projet d’usine à annoncer d’ici la fin de l’année prochaine ! » Un an et demi plus tard, début 2024, nouvelle levée de fonds prévue pour lancer l’industrialisation du produit et répondre aux premières commandes. Nicolas Bardi, confiant, annonçait à Hydrogène Today « on est ravis » mais patatras... Trois mois plus tard, par jugement du tribunal de commerce de Grenoble, la société est placée en redressement judiciaire par manque de financement. Nicolas Bardi dans une interview explique « on était sur le point de livrer nos premiers produits commerciaux quand un de nos fournisseurs critiques nous a lâchés, ce qui nous a obligé à faire une reconception de la machine pour intégrer de composants d’autres fournisseurs, et donc on a pris du retard. Et, dans une start-up on consomme beaucoup de cash, donc faute de carburant, la fusée s’arrête » (Smart Impact, juin 2024) Car oui, quand toute une filière repose sur les promesses et un optimiste démesuré, la chute est parfois rude. Qu’en sera-t-il d’Inocel et d’HRS qui après beaucoup de belles paroles et de financements commencent tout juste à lancer la production de leurs technologies ? |
Hassen Rachedi |
Le self-made man |
Hassen Rachedi, c’est celui qui peut nous faire croire que tout est possible, que « quand on veut, on peut ». Tapez son nom sur internet et vous trouverez de nombreux articles qui racontent l’histoire « inspirante » de ce chef d’entreprise. On y apprend que ce Grenoblois, né dans une famille de neuf enfants issue de l’immigration algérienne et détenteur d’un CAP chaudronnerie, a commencé comme simple tuyauteur en intérim avant de gravir un à un les échelons de son entreprise puis de lancer en 2004 sa propre société de tuyauterie. En 2008, celle-ci prendra ses initiales en devenant HRS, Hassen Rachedi Solutions rebaptisé plus tard en Hydrogen Refueling Solutions. Précurseur, il a su flairer la manne financière que le développement industriel de l’hydrogène « vert » allait générer. Il est aussi particulièrement doué pour toucher des financements. Pour son tout nouveau site de 14 000 m2 à Champagnier, inauguré en mars dernier et dont le coût s’élève à 30 millions, HRS a reçu 2,1 millions de l’Union Européenne, 900 000 euros de la région AuRA et un terrain cédé par la métropole. Là-bas, on concevra et fabriquera dès cet automne (en tout cas on croise les doigts) des stations de ravitaillement pour véhicules électriques de grande capacité dotés d’une pile à combustible hydrogène. Une des principales utilisations de ces stations ? Les chariots-élévateurs des plateformes logistiques, par exemple celles d’Ikea ou de Lidl. Aujourd’hui, ce winner détenteur de la légion d’honneur fait partie des 500 premières fortunes françaises avec un capital estimé à 245 millions. Il est même devenu actionnaire et vice-président du FC Grenoble Rugby cette année, passage obligé de tous les requins-businessmen locaux. Présenté comme un « bourreau du travail » (Le Progrès), « le champion français de l’hydrogène » (Entreprendre), un « autodidacte et pionnier » (Hydrogen Today), « le pionnier français de l’hydrogène » (Forbes), sa « success story prometteuse » (Challenges) empreinte de mérite le rend particulièrement irrésistible. |
Notes
[1] Données citées et sourcées dans Hydrogène Mania d’Aline Nippert (voir encart).