Dans son livre Barbarie Numérique (déja évoqué ici), Fabien Lebrun conclut : « Le choix apparaît tellement simple qu’il aggrave le caractère insupportable de la situation : soit produire des millions de smartphones et de tablettes et massacrer des Congolais ; soit stopper l’exploitation de ressources minières et la production électronique, c’est-à-dire sortir du productivisme, de l’extractivisme et de la société numérique qui les portent. »
En effet, c’est simple, limpide et en plus dûment argumenté par des années de rapports des Nations unies.
Mais à l’Université Grenoble Alpes (UGA), quand il est question de porter une critique du numérique, on emploie une stratégie légèrement différente : la gamification de l’horreur.
Avril 2025, c’était le « mois du numérique éco-responsable UGA », dont le programme est accessible sur le site officiel de l’université. On n’est visiblement pas à une contradiction près dans le creuset national des nanotechnologies, du développement scientifique tous azimuts de l’intelligence artificielle, de l’ordinateur quantique et des festivals Tech&Fest.
Passons déjà sur l’oxymore du « numérique éco-responsable », tuyau habituel pour faire passer la croyance qu’une saloperie pourrait être propre, et jetons un œil aux réjouissances prévues pour ce mois d’avril. Au programme, quelques ateliers, conférences, mais surtout des jeux ! Plein de jeux… mais, attention, des jeux « sérieux ». « Jouez au numériquiz », « Jeu Phone Impact », « Jeu La Bataille de l’IA », « Puzzle Eau-delà du numérique »…
Arrêtons-nous déjà sur « Phone Impact », glorieux lauréat du concours d’idées innovantes d’Inria présentées dans la BD STIP Tease évoquée dans un numéro précédent du Postillon. Le synopsis du jeu est le suivant « Dans la ville de TechCity, vous incarnez un·e fabricant·e de smartphones. Alors que la compétition fait rage pour produire les téléphones portables les plus innovants, une question cruciale émerge : l’impact environnemental de la production de ces appareils. Venez jouer au jeu de plateau Phone Impact, un jeu sérieux Inria co-construit avec des scientifiques permettant de découvrir l’impact écologique de la fabrication des smartphones. » Le texte est illustré par la photo prise par un smartphone d’un enfant ghanéen ployé au sommet d’une montagne de déchets électroniques sur fond de forêt verdoyante.
Qu’est-ce qu’on doit comprendre ? Que les étudiants de la fac sont tellement abrutis par les jeux vidéos qu’il faut en passer par le jeu pour communiquer avec eux de sujets aussi graves ? Qu’on peut se permettre la légèreté de « jouer » à être complice averti de la barbarie numérique ?
Pourquoi l’UGA n’invite pas plutôt des associations congolaises ou ghanéennes à venir à la rencontre des étudiants et leur exposer ce qu’il se passe là-bas à cause de notre inconséquence ici ?
À l’évidence parce que la critique du numérique « de surface » est audible, elle est même « fun », elle permet de continuer à faire tourner la boutique UGA à grands coups de projets éthiques pour l’IA, de verdissement numérique et tutti quanti. Mais la critique profonde, celle qui relate la réalité vécue dans les pays du Sud, celle qui expose l’histoire du triangle de fer grenoblois qui ne lâchera rien du numérique (documentée notamment par PMO, le groupe Grothendieck ou STopMicro), celle-là est combattue avec vigueur.
Alors, pour absorber les possibles contestations et nous faire avaler un bon paquet de couleuvres, l’UGA nous invite à « jouer » à la sobriété numérique. La « gamification » est un outil puissant, sociologiquement dénoncé, qui minimise l’intensité émotionnelle de la réalité en induisant une distanciation par le jeu. Le soldat qui contrôle un drone au joystick ne tue personne : il joue et gagne. De même, l’étudiant en informatique qui joue à Phone Impact en se mettant dans la peau d’un entrepreneur du numérique ne risque guère de sentir dans ses tripes l’abjection du colonialisme minier qu’on n’évoquera qu’à travers des cartes au contenu assez vague.
La fameuse Fresque du numérique, proposée à de nombreux étudiants du domaine, l’illustre tristement. Dans ce jeu, la barbarie numérique se résume à une carte nommée « tensions géopolitiques » et qui dit : « Les pénuries de certaines ressources […] peuvent engendrer des tensions géopolitiques, voire déboucher sur des conflits. » Point. Face à cela, des cartes « actions » nous invitent naïvement à « réduire nos usages », à « faire preuve de sobriété numérique » ou encore à « prendre soin de notre matériel ». Jamais à désobéir, à boycotter ou à rejoindre des mouvements militants. Bref, un concentré d’euphémismes de l’horreur et d’appels à l’individualisme pour rendre le jeu plus « accessible » et plus politiquement correct. Plus désengageant.
Fermons cette grosse parenthèse pour continuer l’exploration du programme du mois de la sobriété numérique : en sus des jeux, on trouve aussi « GRICAST, les podcasts », activité qui nous invite à écouter les podcasts produits par l’UAR (Unité d’appui et de recherche) GRICAD, et « en particulier le podcast #02 – La sobriété numérique ». « En particulier » comme ils disent… tu m’étonnes ! GRICAD, c’est GRenoble Infrastructure de Calcul Intensif et de Données, c’est-à-dire le gros data-center hébergé dans les labos de recherche en informatique et qui pompe au passage la moitié de l’électricité du bâtiment (ce qui n’a pas empêché, quand le bilan carbone a été effectué, d’occulter totalement ce poste de dépenses pour plutôt baisser le chauffage l’hiver). Le podcast sélectionné « en particulier » précède d’ailleurs le « podcast #03 – Le calcul intensif pour la recherche ».
Dans le style atelier pour diabétiques autour d’un bol de fraises Tagada, on appréciera également la conférence en visio intitulée « Écrans : quels effets sur la santé ? » Dans la même veine, le « numériquiz » mentionné plus haut est un jeu en ligne pour tester nos connaissances sur les enjeux numériques. Il s’agit carrément d’un « quizz en ligne avec de nombreux lots à gagner ! », histoire de manipuler les étudiants par l’excitation du jeu et par l’appât consumériste. Huit questions pour un cadeau. J’attends le mien avec impatience !
Pour bien entériner tout cela, le site web propose quelques ressources supplémentaires, comme un petit fascicule de l’Ademe estampillé République Française sur les « 10 gestes de sobriété numérique pour tous, à la maison et au bureau ». Passés les huit premiers conseils qui relèvent du pipi sous la douche, le conseil 9 nous invite à « utiliser le numérique pour réduire les déplacements » et le conseil 10 recommande au professionnel du numérique d’« éco-concevoir ses services numériques et bien gérer ses data-centers ». Bref, on nage en pleine radicalité !
Pourtant, dans une université noyée dans le numérique, ce ne serait pas bien compliqué d’imaginer de vraies actions pendant ce mois du numérique éco-responsable : pourquoi ne pas éteindre les data-centers de la fac ? Suspendre les thèses avec STMicro et le CEA ? Envoyer les 150 chercheurs de l’institut d’IA en stage de maraîchage ? Faire don des dizaines de millions d’euros d’argent public des projets toxiques en quantique et en IA aux hôpitaux ? Pour la prochaine édition du « mois du numérique éco-responsable », la recherche d’idées pertinentes dans cette veine pourrait même faire l’objet d’un grand jeu-concours…


