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On arrête l’IA. On réfléchi et c’est pas triste

Mais pourquoi n’y a‑t-il pas plus d’universitaires clamant « On arrête tout  » ? Comment faire pour qu’il y en ait plus ? Ce sont des questions qui nous animent souvent au Postillon, notamment depuis qu’on a rencontré Romain, un mathématicien-chercheur critique chroniquant dans notre journal ses aventures universitaires depuis trois ans (dans la page « Quand on relève la tête du guidon connecté »). Alors on revient sur son parcours, sur les retours de lecteurs « vexés » par nos critiques et sur un bouquin dénonçant la «  barbarie numérique », à la recherche d’oppositions claires au déferlement de l’intelligence artificielle.

Quelques années auparavant, Romain n’aurait jamais lu un journal comme le nôtre. Sa passion, c’était les mathématiques, auxquelles il consacrait à peu près toute son énergie talentueuse, au point de recevoir en 2011 « le prix de la meilleure thèse (GRETSI/Club EEA 2011)  » et deux ans plus tard « la médaille de bronze du CNRS  ». Alors qu’il avait seulement 27 ans, le site du Centre national de la recherche scientifique assurait qu’il avait déjà la « stature d’un chercheur internationalement reconnu ». Son domaine, c’était le «  machine learning  » et autres «  matrices aléatoires appliquées au traitement numérique du signal » : il bossait dur pour améliorer la bête numérique, optimiser le système de télécom­muni­cations, développer l’intelligence artificielle. « Quand je partais en vacances, je prenais des livres de maths » se souvient-il aujourd’hui.

Mais Romain voulait quitter Paris, où il habitait jusque-là. Grâce à sa réussite précoce, il n’a pas eu trop de mal à décrocher un poste d’enseignant-chercheur à Grenoble, certains responsables de l’UGA (Université Grenoble-Alpes) et du Miai (institut interdisciplinaire en intelligence artificielle) s’activant pour embaucher ce mathématicien de stature internatio­nale. Mais une fois le poste obtenu, son avenir financier confortablement assuré, il y a eu comme un déclic dans la tête de Romain. D’un coup, il s’est mis à réfléchir au sens de ses recherches et à « relever la tête du guidon connecté ». Il a avalé des bouquins écolos critiques du progrès avec la même avidité qu’il avalait les livres de maths auparavant. Et il s’est assez vite rendu compte qu’ « améliorer la compréhension et le fonctionnement de l’IA, c’est la nourrir, et donc nourrir la production déjà énorme d’appareils électroniques, et donc nourrir l’extractivisme, la pollution et l’impérialisme colonial sur les pays et les gens pauvres, mais aussi nourrir la crétinisation d’une humanité assujettie à des machines et gadgets électroniques qui, comble du progrès, pensent et décident maintenant à notre place. » C’est ce qu’il écrivait dans sa première chronique pour notre journal avant d’en tirer la seule conclusion logique : «  En bon scientifique, devant l’évidence factuelle et l’urgence du danger, une seule issue possible : tout arrêter. »

En 2022, au moment de cette première chronique, Romain commençait à peine à afficher sa désertion de la fuite en avant technologique, à clamer qu’il chercherait désormais dans la direction du « démantèlement numérique  ». Pour ne pas le griller complètement, on n’avait pas mis son nom dans le journal.

Trois ans plus tard, cette précaution paraît un peu ridicule. Depuis la première chronique, Romain a ardemment tenté de faire réfléchir tout son entourage professionnel – et donc s’est grillé de partout. En dehors de sa chronique dans notre journal (dont certaines ont beaucoup irrité quelques-uns de ses collègues), il a multiplié les interventions appelant à arrêter la recherche, les mails à ses collègues pour s’insurger des partenariats entre l’université et les boîtes d’armement, les prises de position publiques pour critiquer l’aveuglement de l’université et des grandes boîtes grenobloises. Et assez rapidement, il est passé de la stature d’un chercheur internationalement reconnu à celle de l’emmerdeur en chef. Alors aujourd’hui, il s’est fait virer de la plupart des listes mails universitaires, a été poussé dehors de son équipe de recherche par la direction nationale de l’Inria depuis l’épisode 10 de son feuilleton (dans Le Postillon n°75), et beaucoup de ses collègues évitent de débattre avec lui du sens de leur boulot. S’il ne déserte pas, s’il reste travailler dans ce blockhaus qu’est l’Imag (Institut d’informatique et de mathématiques appliquées) de Grenoble, c’est que – outre le « salaire indécent  » qu’il continue à percevoir – il se sent bien plus utile ici qu’en dehors, notamment pour ouvrir des espaces de réflexion et d’expression critiques avec des étudiants et des collègues. « Je vois vraiment que ça illumine certains élèves déjà de se parler, d’oser se demander ce qu’ils et elles font là, ça remue plein de choses et ça les mène parfois loin... Par contre, les enseignants-chercheurs sont globalement butés et lâches, j’ai moins envie de faire des efforts pour avancer avec eux.  » Alors tous les jours ou presque, il se demande comment naviguer mieux, pour embarquer d’autres étudiants, d’autres collègues.

On a le même genre de préoccupation. Non pas qu’on érige Romain en modèle ou en idole. Comme tout le monde, il a ses qualités et ses défauts, on n’est pas d’accord avec lui sur tout, mais peu importe. Ce qui nous anime, c’est comment faire pour qu’un maximum de personnes, notamment parmi celles œuvrant au développement de ces technologies mortifères, en arrivent, « en bons scientifiques  », à clamer aussi qu’il y a « une seule issue possible : tout arrêter.  » Comment faire pour que nos articles entraînent des « déclics » dans la tête de nos lecteurs ?

Car parmi eux, il y a pas mal de personnes travaillant dans ou autour de la « tech ». Parmi nos abonnés, il y a même des gens qu’on critique dans le journal. Ainsi, dans le dernier numéro, on a publié un « comparatif des soirées de promotion de l’IA  » dans la métropole grenobloise où on assénait : «  il y a une flopée d’universitaires et autres gens très instruits qui œuvrent à accompagner le développement de l’IA de “questionnements éthiques” et autres discours pseudo critiques. Soit beaucoup de blabla évitant soigneusement ce constat basique : on n’a pas besoin de l’IA, son développement va compliquer encore plus les quêtes d’émancipation et de liberté alors il faut tout arrêter, réfléchir et c’est pas triste. »

Il se trouve qu’un des universitaires critiqués fait partie de nos abonnés – on l’a appris après. Lui et d’autres « sbires de la chaire éthique & IA », entité du Miai qu’on avait épinglée dans l’article, nous ont répondu pour expliquer que «  le procès d’intention » fait par notre journal leur a «  fait un peu de peine  » : « Notre objectif à travers ce cycle de conférences n’est pas de promouvoir l’intelligence artificielle, mais de participer au débat public en analysant ces problématiques contemporaines à travers une perspective philosophique et sociologique. […] Nous ne nous estimons pas “faussement naïfs” et nous ne cherchons pas à vendre ces “fausses solutions”… bien au contraire. »

Alors on a papoté un bon moment avec ce chercheur abonné et il nous a raconté comment la chaire « éthique & IA » n’existait plus, n’ayant pas été renouvelée après cinq ans d’existence. «  On pourrait aller plus loin dans la critique, mais le peu de critiques qu’on fait c’est déjà trop pour le Miai  » Pour lui son rôle est «  de décrire la réalité de l’IA au travail. Je ne dis pas qu’il faut tout arrêter mais je documente ce que ça produit. Ce n’est pas à nous chercheurs de tirer les conclusions politiques des travaux qu’on mène… Il y a déjà un discrédit de plus en plus intense jeté sur les sciences humaines et sociales, où les chercheurs seraient pétris d’idéologies. » Et puis il nous a aussi causé de la difficulté grandissante à trouver des postes, des financements, du travail tout simplement. Une galère qui ne peut que s’aggraver si on prend des positions trop tranchées, par exemple contre l’intelligence artificielle.

Alors bien entendu, on entend, on comprend et quelque part on compatit.
Mais n’empêche qu’on fulmine aussi, à être si peu à clamer : « On arrête tout.  »
On fulmine de constater que semaine après semaine, l’IA s’immisce de plus en plus partout, chez nos amis, nos familles, dans les médias, dans toutes les entreprises et institutions. Il y a maintenant quantité de reportages sur des personnes qui tombent amoureuses de « leur » IA, ou sur d’autres qui la considèrent comme leur psy et la présentent à leurs amis, et qui ne peuvent plus rien faire sans. C’est déjà sérieusement dystopique mais c’est encore presque mignon comparé aux possibilités militaires de l’IA, et notamment l’utilisation d’armes létales autonomes, c’est-à-dire de robots capables de décider eux-mêmes d’attaquer et de tuer quelqu’un.

Oui mais.
Oui mais,
nous rabâchent sans cesse nos amis, nos familles ou les universitaires qu’on critique.
« C’est possible de dire qu’il faut tout arrêter mais je pense qu’on n’y arrivera pas. »
Cette citation provient d’un autre chercheur un peu «  vexé » par l’encart publié dans le dernier numéro sur les «  classes intelligentes  ». On racontait avoir reçu un mail de l’UGA nous invitant à participer à une enquête sur les « salles de classe intelligentes », soit des salles « équipées de capteurs (par exemple des caméras, microphones, oculomètres, etc.) qui perçoivent et collectent des données issues des participants de la salle de classe (par exemple les mouvements, positions, postures, gestuelles, regards, etc.) » Ces données sont ensuite «  interprétées par le recours à des techniques d’intelligence artificielle en mesure (attention, comportement, activité, états émotionnels) desquelles est déduite une prédiction en termes de performance probable de processus d’apprentissage ou d’enseignement  ».

Pour nous, un tel projet est tellement dystopique qu’il était hors de question de participer à une enquête. Désolé, mais on ne comprend pas comment on peut prétendre améliorer la réussite éducative en fliquant les élèves et professeurs et en transformant en données leurs positions corporelles, leurs interactions ou mouvements d’yeux. C’est terriblement inconcevable pour nos cerveaux de rêveurs arriérés que de telles choses puissent être souhaitables, imaginées et mises en place par d’autres cerveaux d’humains. Encore une fois on a juste envie de hurler : « on arrête tout !  »

N’empêche que suite à son retour « vexé », on a aussi discuté avec le chercheur en sciences de l’éducation qui nous avait envoyé le mail. Lui a insisté pour affirmer (de nombreuses fois) qu’on « avait raison  » qu’il « comprenait notre point de vue » mais qu’il voulait avant tout préciser que lui n’était « ni favorable, ni défavorable » (même s’il pense que la « computer vision  » peut être pertinente en science de l’éducation). Au passage on a appris qu’il y avait déjà une « salle de classe intelligente » à l’UGA : elle s’appelle le Teaching Lab et est présentée sur internet comme une « salle sensible au contexte qui s’inscrit dans une approche éthique  », une belle phrase orwelienne pour parler de capteurs, de caméras, d’« eye-tracker » et d’intelligence artificielle. «  Ce sont des salles très coûteuses et c’est un autre problème. Quand on dépense 30 ou 40 000 euros dans une salle de classe on ne les met pas ailleurs » nous apprend le chercheur qui ne pense pas qu’il soit possible de tout arrêter : « Nous on ne cherche pas à dire voilà ce qu’il faudrait faire, on cherche à dire voilà où sont les tensions. On pourrait aussi dire qu’on débranche l’IA mais comme vous l’avez remarqué ça semble compliqué de la débrancher. »

Remarquez qu’on n’a jamais prétendu que le débranchage de l’IA pourrait être simple.
Bien entendu il ne suffit pas de proclamer « On arrête tout » pour que ça se réalise.
Même si des centaines de milliers de personnes se sont ralliées le 10 septembre derrière le slogan « Bloquons tout  », concrètement, il n’y a pas eu grand-chose de bloqué, à part des flux de circulation automobile pendant quelques minutes – au maximum quelques heures. Le Monde (10/09/2025) remarque d’ailleurs qu’à l’occasion de ce mouvement « l’IA générative » a été un « nouveau carburant de la colère sociale » en permettant des photomontages ou détournements de vidéos rigolos. Et effectivement on se désole que les partisans de « tout bloquer  » ne proposent que trop rarement de bloquer l’intelligence artificielle en particulier et le déferlement technologique en général. On pense pourtant que la fuite en avant technologique ne peut que compliquer les possibilités de luttes et d’émanci­pation et favoriser les idées nauséabondes (voir notre numéro 75).

Derrière le développement de l’IA et ses applications « bien pratiques », il y a d’énormes intérêts économiques et de colossaux enjeux de puissance. Alors tous ceux qui ont à y gagner – économiquement ou en pouvoir – font tout pour que son développement ne soit pas entravé. Et traitent celles et ceux qui clament «  On arrête tout  » de fous, d’utopistes, d’arriérés ou de réactionnaires. Matraquent l’idée que, même si c’est terrible ou flippant, de toute façon on ne peut pas arrêter l’intelligence artificielle. Comme on ne peut pas arrêter le déferlement technologique en général.
Alors il faut bien s’adapter.
Il n’y a pas d’alternatives.
Soit le mantra éternel du capitalisme.

On ne peut pas faire autrement, par exemple, que de laisser se propager une terrible «  barbarie » au Congo, pays indispensable à la révolution numérique à cause de son sous-sol incroyablement riche en métaux rares et notamment en cobalt ou en coltan. Fabien Lebrun, dans son livre Barbarie numérique (L’Échappée, 2024), documente la tragédie que vit ce pays depuis des siècles et spécifiquement depuis trois décennies. Pour extraire toujours plus de métaux nécessaires aux téléphones, tablettes et autres batteries électriques, des guerres sans fin, impliquant les pays voisins, des groupes armés mafieux et les multinationales du numérique, ravagent ce pays. Les chiffres sont effarants : outre la dévastation de très riches milieux naturels et l’extermination d’espèces animales (gorilles, éléphants, rhinocéros), ces guerres ont déjà causé la mort de plus de 6 millions de personnes, entraîné le déplacement d’au moins autant et terrorisé les humains restant, notamment par la systématisation de viols sordides comme arme de guerre. Le prix Nobel de la paix Denis Mukwege constate qu’à partir de la fin des années 1990, soit le début de la « révolution numérique  », «  la guerre prend un nouveau virage, celui de la barbarie pure, de la cruauté gratuite  ». Si ce désastre est si peu documenté dans les médias occidentaux, c’est parce que tous les promoteurs de la révolution numérique sont complices de cette véritable «  barbarie » : sans le Congo, impossible de fabriquer toute la camelote électronique indispensable au déploiement – notamment – de l’IA.

En lisant ce bouquin, on repense aux discussions avec des proches qui nous assurent que l’IA c’est bien pratique « pour rédiger un dossier ou faire un photomontage » en faisant comme si ChatGPT était un outil magique, que son fonctionnement n’impliquait pas – outre des consommations délirantes d’énergie –, le meurtre et le viol de milliers de personnes au Congo. On repense aux promoteurs des classes intelligentes qui prétendent favoriser la réussite éducative des enfants occidentaux sans jamais se demander comment sont fabriqués les objets nécessaires à leur joujou, sans jamais se rendre compte qu’à cause de ce tsunami d’objets « intelligents » l’avenir des enfants congolais est de plus en plus bouché. Mais leur sort n’a pas l’air d’intéresser les universités : Fabien Lebrun, le docteur en sociologie auteur de Barbarie numérique, ne parvient pas à obtenir de poste pérenne d’enseignant-chercheur malgré ses 45 ans et ses deux thèses au compteur : «  On me refuse la “qualification” en m’accusant d’être un militant et pas un chercheur… De toute façon, la critique de la technologie n’est pas la bienvenue. À Nantes, en sociologie, il n’y a aucun contenu proposé aux étudiants sur la société numérique ou des penseurs techno-critiques… Critiquer le capitalisme, c’est déjà compliqué.  »

Alors rationnellement, « en bons scientifiques », on en revient à notre obsession : la seule issue souhaitable possible, c’est de tout arrêter.
Bien entendu, le clamer ne suffit pas.
Mais ça ferait déjà tellement de bien si on était plus nombreux à l’affirmer.