On a du mal à s’imaginer ça, quand on se balade dans la vallée de la Galaure dans la Drôme, à la limite avec l’Isère. Dans ce paysage très bucolique, il existe, sous les communes d’Hauterives, Tersanne, Saint-Martin-d’Août ou Le Grand Serre, une trentaine de cavités immenses, démesurées, creusées dans les couches de sel à plus de mille mètres de profondeur. Cent ou deux cent mètres de haut (!), plusieurs dizaines de mètres de diamètre, leurs volumes peuvent aller de 100 000 à 1 millions de mètres cubes.
Sur les piquets de grève des usines chimiques menacées, Vencorex ou Arkema, des salariés m’ont parlé de l’étrange nature de ces cavités et de la situation bancale de Chloralp, la filiale de Vencorex qui gère les mines de sel d’Hauterives. Elles ont été créées pour alimenter en saumure, matière première de la chimie du chlore, la plateforme chimique de Pont-de-Claix, à laquelle elles sont reliées par un saumoduc de 80 kilomètres, seul débouché de leur production.
Pourtant Chloralp a été laissée hors du périmètre du redressement judiciaire de Vencorex. « C’est volontaire, indique le responsable de communication de Vencorex Patrick Pouchot, il y a toujours des discussion pour trouver un repreneur. » En même temps, les travailleurs et les techniciens en charge du dossier savent que ces mines ne peuvent pas être arrêtées du jour au lendemain et qu’il faut plusieurs décennies avant de pouvoir le faire. Lors de sa dernière inspection du site (18/10/24), la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’alimentation et du logement) indique : « La durée nécessaire pour atteindre une stabilisation des puits (fin des décompressions) est estimée à 30 ans. » D’autres scientifiques estiment que ça pourrait être encore plus long. C’est pour s’occuper de ces puits qu’il faut absolument trouver un repreneur pour Chloralp ?
Derrière les grilles de leur site principal, à Hauterives, quelques bâtiments bas des années 70, des entrepôts, un grand bac où est marqué « Saumure brute, 1 833 m3 » et d’autres plus petits autour. Quelqu’un approche de la grille d’entrée quand je sonne. Je me présente mais repars bredouille : « Je n’ai pas le droit de vous ouvrir et je n’ai pas le droit de vous parler. Ce sont des ordres de ma direction. »
À quoi ressemble un puits de saumure, à la surface ? Aidé par une carte avec la localisation des différents puits dans un rapport d’inspection de la Dreal, je vais visiter la plupart de la quinzaine de puits qui s’étendent tout le long des rives de la Galaure. Ce que je vois, ce sont de simples cabanons en tôle entourés d’une grille au milieu d’une prairie ou d’un champ de colza ou de blé. Sur un des puits le cabanon est absent, mais je vois un boîtier électrique et un gros tuyau qui sort de la terre, court à l’horizontale pendant à peine un mètre puis y replonge. Philippe, qui vit dans un corps de ferme pas loin d’un des puits, me raconte que ça ne fait pas de bruit, « seulement de temps en temps, s’il sont bouchés, une machine vient les déboucher ».
Donc là-dessous, il y a du sel. À l’Oligocène, il a une trentaine de millions d’années, il s’est déposé là, alors que la mer remplissait ce que les géologues ont appelé la « fosse de Valence », une immense échancrure d’eau qui allait jusqu’à ce qui serait plus tard le Massif central. Pendant des millions d’années, les dépôts de sel ont formé une couche pure et transparente de plusieurs centaines de mètres. Puis les Alpes ont commencé à se lever et les sédiments ont recouvert le sel.
La chimie grenobloise, elle, s’est développée pendant la Première Guerre mondiale, pour les besoins militaires. Au début, les immenses quantités de sel nécessaires à la fabrication du chlore étaient acheminées par train mais cela rendait l’usine de Pont-de-Claix, Progil à l’époque, « trop dépendante des services de la SNCF et de son personnel, dont [l’entreprise] redoute les grèves, source de désorganisation des approvisionnements prévus ». Ainsi « pour éviter une rupture des flux susceptible de mettre en péril les installations ou de ralentir le rythme d’amortissement des capitaux engagés » (Jean Domenichino, De la chimie et des hommes, 1994), l’entreprise commence à chercher où elle pourrait avoir du sel disponible en grande quantité et pas loin.
C’est ainsi que commence, en 1963, l’exploitation des mines d’Hauterives, d’où on extrait, par injection d’eau sous pression, une saumure à environ 325 g de sel par litre (dix fois plus que dans l’eau de mer), idéale pour l’électrolyse du chlore. Le procédé d’exploitation consiste à envoyer de l’eau dans un forage qui dissout le banc de sel, formant au fur et a mesure une cavité, et à soutirer la saumure ainsi formée par un autre forage.
Sur le marché d’Hauterives les plus vieux se souviennent des débuts des mines de sel, comme ce voisin qui a largement dépassé les 70 ans : « Il y avait environ 25 personnes qui y travaillaient. Les foreurs venaient chez mes parents acheter du lait puis on discutait. Au début, avant le saumoduc, le sel était envoyé par camion citerne. Ça tournait 24h sur 24, tous les jours de l’année. Une fois qu’ils l’ont mis en marche, ça ne s’est plus jamais arrêté. Il ne faut pas que ça s’arrête d’ailleurs, il faut que ça passe du courant d’eau sans arrêt, sinon ça se retrouve bouché. Il y avait des camions qui partaient toutes les cinq minutes, c’était affreux, sans arrêt. Et l’hiver, on avait des hivers à l’époque, il ne se cassaient pas la tête, ils ouvraient la vanne derrière et ils salaient la route. Les routes étaient toujours nickel ! » Puis le saumoduc a été mis en route et la saumure n’a plus circulé que sous terre, sauf accident (voir Le Postillon nº67). « Ça fait un bon désherbant quand ça fuit ! » rigole notre voisin. Une des boulangères du marché se souvient bien de la fuite qu’il y a eu pas loin de chez ses parents à Lens‑Lestang. « Dans les champs tout était blanc. Ça a mis des années avant que quelque chose repousse dessus. »
Aujourd’hui il n’y a que sept personnes qui travaillent à Chloralp. Ces dernières années la mine ne marchait qu’à 50 % de sa capacité, mais cela impliquait quand même une consommation annuelle d’eau de 600 000 m3, une grosse quantité manquant aux paysans du coin (comme on le raconte dans le nº74). La production de 500 000 m3 de saumure qui passait par le saumoduc n’était assurée que par quatre des quinze puits existants. Un n’a jamais fonctionné et les dix autres ne sont plus exploités. C’est pas pour autant qu’on a fini de s’en occuper.
C’est qu’on ne peut pas « abandonner » ces cavités. Ainsi par exemple, même si les plateformes chimiques de Grenoble ne veulent plus de sel, les puits continuent à en sortir (environ 1 000 tonnes de saumure par an selon l’inspection de la Dreal), comme me le confirme le responsable de la com’ de Vencorex : « Effectivement on est obligés d’en pomper une petite partie et, pour l’instant, c’est stocké sur des bassins qui sont en surface. On évacue la saumure avec des camions citernes au fur et à mesure, on l’a déjà fait au début de l’année, pour des entreprises que ça peut intéresser. » En bouclant cet article, j’avais quelques questions encore à lui poser, mais il m’a envoyé un message pour me dire que son poste avait disparu avec la disparition de Vencorex. Il a tenu quand même à préciser : « Je peux toutefois vous confirmer que la saline est toujours en activité et que les discussions se poursuivent avec un possible repreneur. »
Mais comment pourrait faire ce repreneur ? La dernière année de fonctionnement de Chloralp, environ 500 000 m3 de saumure ont été envoyés à Pont-de-Claix. Sans le saumoduc, qui a été vidé et arrêté mi-mars, comment est-ce qu’on pourrait transporter la saumure ? 500 000 m3 par an équivaudraient à 40 camions de 35 m3 (les plus grands) par jour. Comme le note Séverine Déjoux, élue CGT à Vencorex, « aujourd’hui transporter de l’eau salée par camion n’a pas beaucoup de sens ». La reprise tant affirmée semble un peu difficile, à moins de construire un nouveau saumoduc vers un éventuel nouveau débouché…
J’ai enfin compris pourquoi on ne pouvait pas « abandonner » ces cavités dans une étude de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, Devenir post-exploitation des cavités salines (14/11/2023). Elle explique qu’il est très dangereux de simplement vider les cavités car ça risque de provoquer des « déformations et des affaissements, conduisant à des mouvements de terrain en surface » entraînant des « dommages sur les infrastructures environnantes. (...) De plus, des eaux souterraines peuvent s’accumuler dans les cavités, ce qui peut causer des problèmes environnementaux tels que la contamination des eaux et une dissolution parasite du sel. » Mais les laisser pleines de saumure est également problématique. Les volumes sont tellement démesurés que la saumure met des décennies a atteindre la température de la croûte terrestre, plus chaude que celle de la surface. Ce lent réchauffement et d’autres phénomènes telluriques liés à une sorte d’expansion du sel mouillé fait que la pression n’arrête pas d’augmenter à l’intérieur (pendant une période qui peut aller jusqu’à 100 ans). Si on n’enlève pas cette surpression, la cavité peut être fragilisée et, en plus de permettre la fuite de la saumure vers les nappes phréatiques, provoquer aussi des effondrements. Voilà donc pourquoi il va falloir qu’une entité (privée ou publique ?) paye des personnes pendant très longtemps pour les surveiller.
Quant aux cavités pour le stockage de gaz (voir encart), elles aussi vont finir par être abandonnées un jour. Les remplir et les vider de gaz finit par les user avec, là encore, des risques d’effondrement. Au bout de combien de temps ? Une soixantaine d’années sont évoquées, ça sera peut-être plus mais à terme il faudra arrêter de les utiliser. On y mettra de la saumure ? Autre chose ? Combien de temps faudra-t-il les surveiller et les décompresser ? La question continue d’être étudiée, parce qu’on ne sait pas vraiment. Entre temps, on va de l’avant. Un peu partout dans le monde, les nouveaux sorciers veulent creuser toujours plus de cavités pour stocker de l’hydrogène ou même du CO2 pour lutter contre le réchauffement climatique. Quand tout viendra à manquer, il restera toujours un peu de sel.
Bientôt de l’urbex Seveso seuil haut ?
Joie du développement industriel : sous couvert d’emploi, les usines salopent des endroits pendant des décennies puis se barrent sans éteindre la lumière… et en laissant tout pollué et potentiellement dangereux. Même le président de la Métropole, Christophe Ferrari, n’est pas tranquille par rapport à l’avenir de la friche industrielle de Pont-de-Claix : « La Préfecture a donné les clés du site le 14 avril et personne n’est en capacité de surveiller. Chaque jour qui passe, je me dis que tant mieux, il ne s’est rien passé » a-t-il déclaré lors d’une audition à l’Assemblée nationale (Le Daubé, 13/05/25). En décembre, le même avançait un coût de 3 milliards d’euros pour la dépollution (Le Daubé, 5/12/2024). Jean-Luc Beal patron de feu Vencorex, ne s’aventure même pas à donner un chiffre. Lors de la même audition il a déclaré : « Le coût de la dépollution est un chiffre certainement très élevé. Mais nous sommes incapables de le chiffrer, parce qu’on ne connaît pas nous mêmes, après 12 ans de présence, la pollution de la plateforme » (La Tribune 7/5/25). En fait, « personne ne la connaît », avoue un travailleur de la Métropole qui préfère garder l’anonymat, qui ajoute : « La Métropole pense que la meilleure solution c’est de réindustrialiser. » Un élu socialiste grenoblois, Romain Gentil, voit déjà le gros potentiel de ces terrains toxiques : « Leur surface, leur classement Seveso haut, sont pour lui des atouts “rares en France et encore plus à proximité des métropoles” » (Le Daubé, 6/03/2025). Même après avoir tout salopé, les promoteurs de l’industrie sont encore capables de valoriser des terres pourries pour attirer des investisseurs pour d’autres saloperies.
Finalement, c’est plus simple de continuer à polluer que d’arrêter, surtout quand les pollueurs s’évanouissent dans la nature grâce au dépôt de bilan, magie du système de holding qui laisse les maisons mères tranquilles pendant que leurs filiales se déclarent en faillite. Pour Séverine Déjoux : « Certainement personne ne prendra en charge la dépollution du site. Solvay, ancienne Rhodia, est responsable de la dépollution de la plus grande partie du site. Tout le reste serait revenu à Vencorex mais, puisqu’elle n’existe plus, ça sera au liquidateur de gérer, c’est-à-dire à une entité publique. Ça ne sera pas fait ou ça reviendra aux collectivités. » Normalement il faudrait tout démanteler et dépolluer les sols, mais ça n’a pas été fait par le passé et ça ne se fera probablement pas. « À chaque fois que des ateliers se sont arrêtés sur l’usine, personne n’a jamais démantelé et dépollué derrière, donc on a des dizaines et des dizaines d’années d’exploitation qui sont laissées en l’état. » Un futur terrain de jeu d’urbex, option Seveso seuil haut ?
On stocke aussi du gaz dans ces cavités !
Les cavités salines de la vallée de la Galaure ne sont pas seulement utilisées pour extraire du sel. Elles peuvent aussi servir à stocker du gaz. Les infrastructures de Chloralp ont permis également d’évacuer la saumure produite par le creusement d’autres immenses grottes souterraines, utilisées pour stocker du gaz naturel. La France est desservie en gaz naturel par cinq gazoducs – une partie non négligeable de gaz russe faisant toujours partie du mélange – et un réseau de 37 000 km de canalisations. Mais vu que la consommation n’est pas constante, il faut des installations de stockage pour répondre aux pics. Le stockage se fait principalement sous terre, dans des anciens gisements épuisés, dans des nappes phréatiques étanches ou dans des cavités salines expressément créées, comme ici. Depuis les années 70, on a profité de la possibilité d’écouler de la saumure via Pont-de-Claix pour creuser une autre quinzaine de cavités pour le stockage de gaz, notamment à Tersanne, où se trouvent aussi les compresseurs. On met entre deux et trois ans pour créer ces cavités à force d’eau sous pression. C’est aujourd’hui Storengy, anciennement Gaz de France, qui gère les 14 sites de stockage souterrain de gaz naturel en France, dont celui de Tersanne (qui en réalité s’étend sur plusieurs communes), une installation Seveso seuil haut, pouvant stocker 460 millions de m3 de gaz naturel. Quand je suis allé observer le site derrière les grillages, les tuyaux, les vannes, les conduites et ballons métalliques, j’ai pu prendre des photos sans me faire emmerder. Mais au marché, on m’a dit que j’avais eu de la chance : il n’est pas rare de se faire contrôler par la gendarmerie quand on tourne beaucoup dans le coin.
Peur sur le saumoduc abandonné
L’arrêt du saumoduc, passant notamment dans des dizaines de kilomètres de digues le long de l’Isère et du Drac, inquiète les autorités. Si plus rien ne passe à l’intérieur, ça pourrait potentiellement fragiliser les digues. On a posé la question au Symbhi (syndicat mixte des bassins hydrauliques de l’Isère) qui nous a répondu lapidairement en avril : « À ce stade, nous n’avons pas d’éléments à communiquer concernant les conduites évoquées ». Relancé un mois plus tard, il n’est toujours pas « en mesure de communiquer sur le sujet ».