Accueil > Hiver 2022 - 2023 / N°67

Dans la dech’

Un bénévole du journal a bossé cet été dans quatre déchetteries du coin. Toute la population défile dans ces cimetières d’objets, qu’elle vienne en vieux diesel pourri-qui-pollue-et-qui-pue, en camion de location, en style SUV-tongs, en véhicule électrique-Polo, et même à pied et à vélo. Dans l’antre du déchet, qui se résume à deux allées longues de trente mètres où la circulation se fait au rythme des arrêts devant les bennes alignées là, on assiste à la mise au rebut de tous types d’objets : ceux qui n’ont pas servi une fois, certains très anciens qui appartenaient à notre défunte « mémère » ou à notre « pépère », d’autres en mille morceaux et qui trouveront un repos bien mérité… C’est assurément le cimetière de nos modes de consommation. Notre reporter-intérimaire a été touché par un virus là-bas, endémique en ces terres : la récupération. Interdite en théorie, elle est en pratique très répandue et pratiquée par pas mal de monde. Souvent honnie par les élus et techniciens, elle est à l’inverse adulée par les aficionados de l’autonomie et des militants du « zéro déchet ». Est-elle un syndrome ou une maladie ? Une passion ou un loisir ? Un art de vivre ou une nécessité pour vivre ? Voici une tentative de typologie de quelques profils des récupérateurs et récupératrices.

La frénétique

Très sympathique, un tantinet volubile, le tutoiement est de rigueur avec tous les passants. La négociation et la cession des objets se fait bien loin de la benne mais de gré à gré en haut de quai. Un jour elle récupère tout ce qui traîne, le lendemain elle revient avec un énorme sac poubelle rempli de marchandises récupérées la veille « non il n’y avait rien… la petite chaise rouge là, c’est pour vous ? Vous la prenez ? Je peux alors ? » Parfois accompagné par ses enfants, ces derniers l’alertent désespérément sur l’inutilité des objets entreposés dans leur voiture et souvent sur leurs genoux… Ils n’en peuvent plus mais rien ne semble altérer le virus chez leur parent.

L’esthète

À la fois brocanteur et artiste, il chine autant à la déch’ que dans les ressourceries. On le retrouve à tous les vide-greniers de la région. Il vous impressionnera par ses bons goûts et sa fine connaissance des styles et des époques. À coup sûr, tout ce qui vaut moins de 100 balles chez un antiquaire ne rentre pas dans sa baraque. Il se mue parfois en analyste implacable, fin encore, des liens entre déchets, consumérisme et capitalisme. Son signe de distinction : il dispose toujours d’une bouteille vide à remplir d’eau fraîche avec la fontaine du quai de déchetterie pour ne pas éveiller les soupçons.

Le très expérimenté

Initié par un membre de sa famille dans sa prime jeunesse, il récupère depuis 40 ans. À l’aise sur tous les terrains, de Fontaine à Grenoble en passant par le Voironnais. Ce serait trop facile de le caractériser comme un grand enfant, mais, fan de westerns, il récupère toutes les vieilles VHS de John Wayne et cède à ses enfants les jeux vidéo vintage jetés par les habitants… à moins que ce ne soit pour lui ! La « récup » a toujours fait partie de sa vie, et elle se mesure au bordel dans sa voiture, qui est aussi son outil de travail. Caractérisé par une tendance à l’accumulation et une forte capacité à te tirer des larmes si tu prends un objet qu’il souhaitait récupérer.

Le fantôme express

À peine aperçu, à peine disparu ! Et pourtant, avec bonne humeur, grand sourire, et une main toujours accueillante et chaleureuse. « Ouf, il fait chaud aujourd’hui, hein grand ? » À peine quelques banalités prononcées, que le sac cabas qu’il transporte toujours avec lui semble rempli et parti vers d’autres cieux inconnus.

Le geek

« Si vous voyez des petites pièces électroniques comme ça, vous pourriez me les mettre de côté ? » Et vous voilà parti pour une brève discussion sur le constat de l’obsolescence programmée ou un échange technique sur les derniers modèles de frigo AA, AAA+, etc. On sent à plein nez que c’est un ancien ingénieur, retraité, à l’affût de pièces bien définies et précises dont le commun des mortels ignore la rareté. Bricoleur évidemment, sa pièce dédiée chez lui doit plus ressembler à un petit data center qu’à autre chose.

Le fidèle

On ne sait pas trop comment il gagne sa vie mais toujours est-il qu’il s’occupe à temps plein depuis 25-30 ans en étant présent dans « sa » déchetterie aux côtés des gardiens qu’il a tous connus : « Ah ouais et tel directeur de telle époque, roooh ! », « Ah avec lui on a fait la chasse aux récupérateurs, ça a été long ». À la fois discret et connu, il n’a pas besoin d’aller vers les habitants pour qu’on pense à lui et qu’on lui ramène des bandes dessinées dans le coffre de la Kangoo pas encore vidée. Il seconde avec intérêt et compétence le gardien titulaire, son expertise sur certaines filières est une « ressource » pour tous les salariés : « C’est quoi ça ? Du fer non ? - Ah non écoute le son… doooongzzzz c’est du zinc à coup sûr ! » La récup’ c’est un sport de perche : il la maîtrise à la perfection pour aller chercher tout ce qui a de la valeur dans les tréfonds des bennes.