Accueil > Printemps 2025 / N°76

Castor ou à raison

En Occitanie et en Catalogne, les « dracs » sont des « créatures imaginaires de formes variables, dont la plupart sont considérées comme des dragons représentant le diable, liés à l’eau et à ses dangers ». Dans la Cuvette, le Drac est juste une rivière un peu pénible à traverser. Mais que sait-on du Drac ? Pour le cinquième épisode de ce feuilleton (quatre ans et demi après le quatrième…), on part sur les traces de l’animal à la mode du moment : le castor.

Ici il y a un tronc bien entamé à sa base, avec des copeaux tout autour. Là, une belle bûche dont toute l’écorce a été rongée. Un peu plus loin, des bouts de branches taillés en biseau. Et ces petits couloirs creusés dans les hautes herbes, qui mènent directement à l’eau du Drac… pas de doute, une famille de castors squatte dans les parages. D’ailleurs, ce gros tas de bois près de la berge, ne cacherait-il pas l’entrée de leur terrier ?
 
On est au Drakistan Sud, celui de Seyssinet-Pariset et Seyssins. Le Drakistan, ce sont ces îles, presqu’îles et autres avancées de terre dans le lit du Drac, créées par le dépôt progressif des sédiments descendant des montagnes et bloqués par le barrage de Saint-Égrève (voir Le Postillon n°73). Le Drakistan Nord, côté Fontaine, est assez couru, il y a des chemins évidents et on y croise souvent du monde. Au Drakistan Sud, c’est plus sauvage, les sentes sont erratiques, il faut souvent se coltiner des ronces pour avancer. Alors les humains se font plus rares, à l’inverse des castors qui ont l’air plutôt actifs sur ces terres.
 
2024-2025, c’est « l’année du castor ». Ce gros rongeur (20 à 30 kg) est à la mode ces derniers temps. Une tripotée de scientifiques et autres universitaires décrivent ses habitudes et ses bienfaits pour la santé des rivières [1]. Des cartes permettent de savoir où il a été vu et quels territoires il « recolonise ». Car, en France et en Europe, le castor a bien failli disparaître. Début XXème, après des siècles de tueries pour exploiter sa fourrure ou le castoréum (substance secrétée par ses glandes anales qui contient une molécule proche de l’aspirine), il ne restait plus qu’une centaine d’individus dans le sud de la France, vers le delta du Rhône. Le castor d’Europe a été déclaré espèce protégée en 1968 et peu à peu réintroduit dans plusieurs cours d’eau. Dans le Sud-Isère, il n’y en avait pas jusque dans les années 1980. On apprend dans un document consultable à sa bibliothèque [2] que c’est le Museum d’histoire naturelle de Grenoble qui a impulsé, en 1982, sa réintroduction dans la basse vallée du Drac, sur le site de Rochefort (à côté des sources de l’eau de Grenoble), notamment parce que là-bas, il y avait beaucoup d’arbres à son goût : peuplier noir, saule blanc, saule à trois étamines, saule pourpre, saule drapé.

 
Le but était de réintroduire une famille de trois ou quatre individus, mais l’opération de capture n’est pas parvenue à cet objectif. En décembre 1982, deux femelles et un mâle sont capturés au bord du Rhône (un autre mâle le sera en mars 1983), aux alentours de Loriol. Comme toujours dans ce genre d’opération, ses promoteurs veulent collecter un maximum de données sur les castors et tentent donc de les suivre à la trace grâce à la technologie. Sauf qu’à l’époque, c’était la préhistoire des mouchards électroniques. Le premier castor capturé a été endormi à la kétamine afin de lui mettre un « collier émetteur ». Mais il a «  tenté de s’en débarrasser et n’a pas pu être suivi, son équipement n’émettant pas dans la bonne longueur d’onde pour les balises ». Pour les autres, les scientifiques ont préféré suivre «  l’exemple canadien » et lui poser un bracelet à la queue afin de faire du « radio-tracking ». Sauf que là aussi, les « manipulations dans le suivi télémétrique prennent beaucoup de temps » et ne sont « pas efficaces et pas précises ». Alors finalement, le radio-tracking est arrêté et on se contente du « suivi sur le terrain » même si la disponibilité, « quatre ou cinq demi-journées par semaine de travail » est considérée comme « insuffisante pour l’étude ». Celle-ci documente la nourriture des castors («  les arbres abattus sont la plupart du temps entièrement consommés ») et les terriers construits (souvent dans les aires d’enracinement d’un ou plusieurs arbres en surplomb). Au bout d’une petite année, l’étude s’arrête. Si on apprend que « le premier castor relâché est mort assez vite », on ne sait pas si les autres ont copulé, fait des petits et si, donc, les traces vues dans le Drakistan sud sont potentiellement celles des descendants de ces individus capturés à Loriol en 1982 – 1983.
Sur les cartes de recensement, on apprend qu’aujourd’hui il est présent à peu près tout le long de l’Isère, au bord d’une partie de la Gresse, le long de la Romanche jusqu’à Séchilienne et le long du Drac jusqu’au barrage de Notre-Dame-de-Commiers. Au-dessus, il y a des petits mystères, car des traces de castor ont été observées dans le pays matheysin ou dans le Champsaur. Comment sont-ils arrivés jusque-là, sachant qu’il y a plusieurs énormes barrages à franchir s’ils ont remonté le Drac ? S’agirait-il d’une réintroduction « sauvage » ? Ce qu’on sait, c’est qu’avant, il y a plusieurs siècles, le castor était présent partout en Isère. Savez-vous que l’ancien nom du castor d’Europe est le « bièvre » ? C’est ce qui a donné son nom à cette rivière qui va du lac de Paladru au Rhône ou à cette plaine autour de la Côte-Saint-André et Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs. Le mandarin de ce territoire, Yannick Neuder, réélu député en juin dernier grâce au « barrage républicain », a été nommé ministre de la Santé en décembre. Et c’est vrai qu’à bien regarder sa tronche, il ressemble un peu à un castor, avec ses grandes dents qui rayent le parquet.
 
Aujourd’hui, dans le Nord-Isère, certains agriculteurs s’alarment des dégâts causés par les castors, dont les barrages peuvent entraîner l’inondation de champs cultivés pendant les crues (Le Daubé, 13/02/2023). Dans le Drac, sa présence ne fait pour l’instant pas polémique. C’est que cet ingénieux animal, célébré pour ses capacités à « rendre l’eau à la terre » en élargissant les lits des cours d’eau grâce à ses barrages, ne peut pas avoir de résultats véritablement efficaces ici tant notre cher Dragon a été endigué, corseté, embarragé, coupé de ses rives. Alors les castors se contentent d’agir sur les maigres espaces du Drakistan, coincés entre deux digues, sans connexion avec les abords de la rivière aujourd’hui presque entièrement urbanisés. Pour que notre dragon rugisse de nouveau, il faudra bien que le Drakistan s’étende.

Notes

[1Baptiste Morizot est l’un des principaux promoteurs actuels du castor, notamment depuis la publication de son beau livre Rendre l’eau à la terre, Alliances dans les rivières face au chaos climatique (avec Suzanne Husky, Actes Sud, 2024). Cet universitaire, « philosophe du vivant », a fait comme la plupart de ses congénères à la mode : aller chercher des concepts aux États-Unis pour se faire mousser en les introduisant en France. En l’occurrence, son bouquin propose plein d’informations et de considérations très pertinentes sur la maltraitance moderne des rivières et sur le génie du castor. Néanmoins, son langage parfois abscons et ses envolées sur la nécessité de «  faire alliance avec le peuple castor  » éloignent selon nous des combats prioritaires pour « l’autoguérison  » des rivières, à commencer par les luttes à l’intérieur du « peuple humain » pour qu’on arrête de les souiller avec des polluants de toute sortes. Car localement, les castors ne pourront jamais rien faire contre les PFAS et autres saloperies déversées dans le Drac et l’Isère par l’industrie de la chimie et de la microélectronique.

[2Catherine Micollet-Bayard, Réintroduction des castors dans la basse-vallée du Drac, 1983.