Accueil > Été 2025 / N°77

Plaidoyer pour l’argent matériel

Cash Investigation

« Ah mince, j’aurais bien acheté Le Postillon mais j’ai pas d’espèces...  » On nous répond de plus en plus souvent ça, quand on vend notre journal à la criée. Comme ce n’est pas demain la veille qu’on nous verra avec un terminal de paiement portable, cet article pourrait être vu comme une simple défense intéressée de notre business plan. Mais en fait il est bien plus que ça : un plaidoyer pour la liberté et contre la surveillance totale.

« Ah là là, ce que vous êtes compliquée vous.  » C’était au bar-hôtel-restaurant de la Cordée, à Saint-Christophe-en-Oisans. Deux techniciens en déplacement voulaient régler leur demi-pension et tombaient des nues parce que Marie-Claude, la patronne, n’a pas de terminal de paiement et ne peut donc pas accepter les règlements par carte. Alors ils lui ont demandé si elle avait telle ou telle appli, je me souviens pas des noms, permettant de faire des règlements en ligne. Devant sa réponse négative, ils ont lancé cette sentence, la traitant donc de « compliquée  ».

Marie-Claude accepte pourtant les espèces, les chèques et même les virements, en donnant son RIB. Comme ils n’avaient pas les deux premiers modes de paiement, ils ont dû se résoudre au troisième. Mais ce matin-là, le réseau galérait, ils n’arrivaient pas à accéder à leur compte en ligne, alors finalement ils ont bien dû mettre un quart d’heure pour effectuer leur paiement. Moi j’ai tendu des biftons à Marie-Claude et ça a pris environ huit secondes. Finalement est-ce que ce serait pas les modes de paiement dématérialisés – nécessitant la présence permanente du réseau électrique et internet – qui seraient « compliqués » ?

Quelques jours plus tard, l’Espagne et le Portugal subissaient une coupure d’électricité pendant une petite journée, ce qui a « cruellement révélé les limites des paiements par carte ou sur mobile » selon Les Échos (2/05/2025), journal qui milite pourtant plutôt pour ce type de paiements. Alors je repense à tous mes potes ou connaissances qui n’ont jamais de cash sur eux parce qu’ils trouvent que c’est vachement plus « simple » et je me dis que cette « simplicité » nécessite quand même tout un tas d’infrastructures très compliquées et finalement fragiles.

Ça fait déjà un moment que quand on vend en manif, plein de gens ne nous achètent pas parce qu’ils n’ont pas d’espèces. Mais jusqu’à pas longtemps, il y avait un endroit où tout le monde avait des pièces ou des billets : c’était les marchés. Et puis les terminaux de paiement ont aussi envahi les étals des producteurs et revendeurs, notamment suite à la période « Covid », même si certains continuent à résister, comme Daniel de l’Estacade (interrogé dans le n°69) : « Sur les cartes bleus, les banques prennent encore plus d’argent ! Les gens sont des moutons de Panurge, le progrès faut y arrêter à un moment »… N’empêche qu’aujourd’hui aussi, de plus en plus de gens viennent au marché sans cash. Et à midi et demi on repart comme des cons avec une pile de journaux.

Heureusement on a plein de points de vente, dont certains n’acceptent toujours pas la carte bleue. Comme au Saint-Bruno, place Saint-Bruno, dans le quartier Saint‑Bruno, par exemple, où un serveur placide raconte : « Quand on a repris il y a treize ans, ça ne dérangeait personne qu’on n’ait pas la CB. Il y a cinq ou six ans, les non-habitués étaient de plus en plus surpris, mais encore plutôt amusés. Ces dernières années, de plus en plus de gens sont choqués et nous regardent comme si on était des extraterrestres. Pour certains c’est comme si on leur demandait de payer en francs ou par Minitel.  »

Au Square, place docteur Martin, il y a eu un lecteur de cartes les deux premières années «  et puis il est tombé en panne, et la boîte a tardé à le réparer  » raconte le co-patron. Alors ils ont abandonné ce mode de paiement, sans regret : « Ça nous coûtait environ 50 balles par mois et puis avec le développement du sans-contact, les paiements devenaient de plus en plus désincarnés. Pendant les grosses soirées, je passais mon temps à dire aux clients “j’te bipe”, ça les faisait marrer mais moi je trouvais ça glauque… Avec la monnaie, j’ai le plaisir d’avoir un échange matériel palpable, qui permet aussi une certaine souplesse. Plein de fois on arrange les clients pour dix ou vingt centimes, eux peuvent arrondir au-dessus… Il peut se passer plein de trucs avec l’argent réel. »

Si ces deux bars peuvent toujours ne pas proposer le paiement par CB, c’est parce que juste à côté il y a des « tire-sous ». Ce qui n’est pas le cas pour le Café-Vélo, rue Nicolas Chorier, qui a toujours accepté la carte bancaire en onze années d’ouverture. «  Mais au début c’était pour quinze balles minimum et même si certains clients râlaient on tenait », raconte un des associés de la Scop. « Et puis il y a eu le Covid et après de plus en plus de gens voulaient payer un café ou une bière en CB… Ça avant tu ne le voyais jamais. Au début on disait je note, tu repasses, mais en fait beaucoup oubliaient et ne réglaient jamais.  »

Ils décident donc d’enlever le palier pour payer en CB et de permettre le sans-contact parce que « de plus en plus de gens payent avec leur smartphone ou leur montre ou ne se souviennent pas du code de leur carte...  » Mais pour marquer le coup, ils affichent devant la caisse un article de Socialter (septembre 2023) « Un monde sans cash : par ici la donnée ! » : «  Sauf que personne ne le lisait parce qu’il était trop long, alors finalement on a écrit ce que le paiement par carte nous coûte. Il y a 25 euros par mois pour l’abonnement à une appli, soit 300 balles par an, et pour 2024, avec 0,75 % de commissions par paiement, ça fait quand même 1 400 balles en plus qui vont à la banque… Et faut rajouter les 360 euros que nous a coûté la machine.  » Depuis qu’il y a ce mot, certains clients se sont remis à les payer en espèces.

Le Postillon n’est pas en vente dans les supermarchés. Mais je suis quand même allé papoter avec des caissières, pour vérifier ce constat fait dans l’article de Socialter par la sociologue Aude Danieli : « Le cash reste la norme dans les quartiers populaires, en particulier sur les marchés. C’est un marqueur de précarité. Plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus les petits commerçants s’inquiètent de la disparition des espèces.  » Je voulais voir si ça se vérifiait selon la population des supermarchés, mais j’avoue que je n’ai pas pris le temps de faire des stats, juste un peu papoter avec les personnes qui encaissent Ça n’a rien de scientifique, mais celles situées dans les quartiers populaires (Abbaye, Malherbe) m’évoquaient une proportion entre paiement pas cash et dématérialisé « autour de 50/50 » à la louche, quand celles des quartiers plus aisés (centre-ville, Saint-Bruno) évoquaient plutôt des proportions autour de 60, 70 ou 80 % de paiement dématérialisé.

Alors je repense à toutes ces personnes qui voient la défense du cash seulement comme une volonté de faire de l’argent au noir, du « black ». Si ce « black » permet certes à quelques patrons de s’épargner certaines contraintes administratives et de payer moins de cotisations sociales, je crois qu’en majorité il permet avant tout à des gens qui n’ont pas d’autre solution de gagner un peu d’argent. Soit parce que les employeurs n’ont de toute façon pas assez de bénéfices pour les embaucher légalement, soit parce que leurs papiers ne sont pas en règle, soit parce que leur business n’est pas complètement dans les clous.

Allez j’avoue, au Postillon, on fait un peu de black : des fois on oublie de prendre le ticket quand on va acheter les pâtes et le pesto au Vival d’à côté, alors on ne rentre pas certains numéros vendus en direct dans notre compta pour se rembourser... Je sais, je suis de mauvaise foi, en citant un exemple aussi anodin. Le black sert aussi à de richissimes trafiquants de drogue et autres blanchisseurs. Mais avec ou sans cash, les plus gros requins trouveront toujours moyen de détourner de l’argent, tandis que la disparition de l’argent matériel complique surtout une certaine économie de la survie.

Si elle règle partiellement le problème du « black », la dématérialisation des paiements a des conséquences beaucoup plus graves, comme l’ont expliqué plusieurs articles dont celui de Socialter : « Avec le développement fulgurant de la monnaie numérique, les États, les banques et les entreprises disposent d’un outil surpuissant de collecte de données, mais aussi de contrôle de la population. (…) La société cashless est vraiment l’une des formes les plus abouties du capitalisme de la surveillance. Un dictateur peut par exemple décider de geler les avoirs d’une partie de la population du jour au lendemain.  » 

Dans un autre style, le directeur des études économiques de l’institut d’études Xerfi alerte sur «  les pièges d’un monde sans cash  » (2/12/2024) : «  La disparition du cash s’impose comme une prophétie autoréalisatrice. Le discours dominant nous promet une société fluide et sécurisée, mais il masque une vérité plus insidieuse : l’abolition du billet est une perte de liberté, une société de surveillance déguisée en progrès. (…) En France, la CNIL a récemment alerté sur le danger des micropaiements traçables, qui transforment l’intimité économique en matière première de surveillance. La liberté du consommateur ? Un mirage dans l’ère de l’algorithme. »

Je pourrais tartiner des pages sur les filets de la surveillance généralisée et de la collecte commerciale des données qui se resserrent avec le développement des modes de paiement dématérialisés. Ce qui ne cesse de me surprendre, c’est que la majorité des gens ont l’air de se foutre complètement de ces évidences et préfèrent ne pas regarder ces implica­tions pour se contenter du côté « pratique » du cashless. Accessoirement, ça les empêche de pouvoir acheter notre journal à la criée. Monde de merde.

Quoique : tout n’est peut-être pas foutu, au moins sur ce point là. Jusqu’il y a peu, le développement du cashless paraissait être inéluctable. Les tire-sous disparais­saient les uns après les autres, (- 20 % en France entre 2012 et 2022,de 58 000 à 46 000), des pays comme la Suède avançaient à vitesse grand V vers une « société sans espèces ».

Mais une récente étude de la banque centrale euro­péenne éloigne un peu la perspective d’un horizon « cashless  ». Si l’utilisation des espèces comme moyen de paiement continue à baisser drastiquement (passant de 50 % à 43 % en France entre 2022 et fin 2024), il y a néanmoins toujours autant d’espèces en circulation, notamment car le cash constituerait une « valeur refuge » (le taux de confiance des Français dans les espèces étant de 95%). Les personnes interrogées seraient de plus en plus nombreuses (62%) à estimer qu’il était important de pouvoir payer en espèces. Alors que la Suède semble abandonner son horizon «  cashless » pour des questions «  d’inclusion financière  » et de « résilience », des évènements comme la coupure d’électricité espagnole illustrent merveilleusement la complexité de cette façon de faire soi-disante plus simple.

Alors pourquoi pas un retournement de tendance ? On le sait : beaucoup de personnes adoptent des innovations avant tout par peur de passer pour des ringards. Mais peut-être que bientôt, ce seront les pièces et les billets qui vont redevenir vachement à la mode. Et comme ça, tout le monde pourra acheter son Postillon.