Où est donc passée la plage
À Saint-Georges-de-Commiers
Ils l’ont détruite, ils l’ont rasée
Voulaient pas qu’on aille s’y poser
Cet extrait de « Se baigner », dernier morceau du célèbre musicien grenoblois Archet Cassé, évoque une anecdote très récente. À Saint-Georges-de-Commiers, au bord du lac de la Rivoire, la plage a disparu depuis quelques temps. Des machines ont creusé, terrassé, déplacé des matériaux, rendant les rives du lac inhospitalières. Un crève-cœur pour celles et ceux qui aimaient aller s’y poser et éventuellement faire trempette.
Officiellement, cela ne change absolument rien. La baignade comme la simple présence au bord du lac sont interdites depuis bien longtemps. Le lac de la Rivoire est également surnommé « lac des enfants morts », depuis le terrible drame de 1995, où une classe verte avait été emportée par la vague d’un lâcher de barrage, entraînant la mort de six enfants et d’une accompagnatrice. Dans les années suivantes, pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise, plusieurs arrêtés préfectoraux ont interdit la présence dans le lit du Drac, à cet endroit et dans les kilomètres en-dessous.
Ainsi se règlent ce qu’on appelle les « conflit d’usages ». Les autorités auraient pu interdire les lâchers de barrage, au moins la journée, elles ont préféré interdire les baignades et les promenades. La nécessité de la production d’électricité n’étant pas négociable, les barrages et leurs impératifs ne sont pas considérés comme un problème. Le problème, ce sont les gens.
Néanmoins, pour mieux faire passer cette raison d’État électrique, les autorités ont eu l’idée de créer une réserve naturelle, la protection des p’tites fleurs et des p’tits animaux étant un prétexte encore moins critiquable que la production de mégawattheures. En 2009, la réserve naturelle des Isles du Drac est créée sur 850 hectares, entre les communes de Notre-Dame-de-Commiers et Pont-de-Claix. Les neuf dixièmes de ce territoire, intégrant une quinzaine de kilomètres du lit du Drac, sont strictement interdits d’accès aux simples quidams.
Des réserves naturelles avec interdiction d’accès, c’est plutôt très rare : en Isère, il n’y a que la réserve intégrale du Lauvitel, territoire situé à plusieurs heures de marche, où le simple randonneur n’a pas le droit d’aller. Les Isles du Drac se trouvent par contre juste à côté de zones très urbanisées, et avant leur urbanisation, étaient très fréquentées par les locaux cherchant un peu de fraîcheur.
Séverine Louis, l’une des trois gardes de la réserve, raconte qu’au début, « après une phase de prévention, il y a eu une phase de verbalisation assez rigoureuse pour défaire les habitudes ancrées depuis longtemps malgré l’accident. Depuis, la fréquentation du lit du Drac s’est réduite considérablement. Les enjeux de sécurité ont rendu service aux enjeux de biodiversité. » Le contrôle permanent de ces quinze kilomètres linéaires de rivière étant néanmoins complètement impossible, le lit du Drac continue donc à être un peu fréquenté. Pour l’année 2024, le bilan d’activités de la réserve nous apprend que « 75 tournées à deux agents » ont permis de relever « 258 infractions » (soit moitié moins que les années d’avant qui avaient été plus chaudes).
Deux petits virons là-bas par des journées de grand beau, le premier mi-avril et le second début mai, nous permettent de constater qu’effectivement quelques quidams continuent à braver les interdictions. Un endroit, à la lisière de la « zone interdite », est notamment fréquenté par des personnes pratiquant le naturisme ou les rencontres gay. Et c’est vrai qu’en l’arpentant tout habillés et sans aucune envie de camaraderie intime, on s’est sentis un peu en décalage, plutôt comme des spectateurs de scènes du film L’inconnu du lac. La causette avec deux habitués nous apprit que, selon eux, leur présence était « tolérée ». « C’est faux de dire qu’il y a de la tolérance, répond Séverine Louis. Nos pouvoirs de police sont sur le code de l’environnement et forestier. Pour le naturisme, on ne peut pas verbaliser d’infraction au titre du Code de l’environnement mais nous travaillons avec les brigades de gendarmerie qui interviennent sur ces problématiques... »
Bien entendu, du point de vue de la biodiversité, c’est toujours pertinent de restreindre les activités humaines et de créer une réserve naturelle. La réserve se félicite donc des « 700 espèces végétales » et « 480 espèces animales » recensées, surtout depuis qu’EDF a accepté de remettre un peu plus d’eau dans la rivière. Jusque-là, la production d’électricité ne laissait qu’1,5 m3 par seconde de « débit réservé » au lit du Drac, sur un débit généralement compris entre 55 et 60 m3 par seconde – tout le reste passant dans une conduite enterrée puis un grand canal tout droit jusque Champ-sur-Drac. À peine 3 % dans le lit naturel, ce qui faisait que la rivière était souvent presque à sec… Ça la fout mal pour une réserve naturelle. Alors en 2017, le débit minimal alloué au « vieux Drac » est passé à 5,5 m3 par seconde. Ça ne fait que 10 % du débit naturel mais ça permet déjà d’avoir de l’eau tout le temps, et donc la biodiversité qui va avec.
Et ce même si les barrages et lâchers d’eau réguliers imposent toujours certaines pratiques pour le coup très nuisibles à la faune et à la flore. Ainsi pour pouvoir dégager la vue et s’assurer qu’il n’y a personne avant chaque lâcher d’eau, de nombreux arbustes et bosquets sont rasés chaque année : « Avant la réserve il y avait une coupe systématique de la végétation dans le lit de la rivière, ce qui avait un impact très fort sur la biodiversité. Depuis la création de la réserve, les rives ne sont essartées [NDR : défrichées] qu’un an sur deux et on a préservé des zones tampons autour de zones humides qui ne sont pas essartées. » Les impératifs sécuritaires des barrages ont leurs raisons que les raisons de la biodiversité ne peuvent pas concurrencer.
Les impératifs de la biodiversité permettent par contre de faire disparaître les plages, comme au lac de la Rivoire. Selon Séverine Louis, le but des travaux effectués n’était néanmoins pas de chasser les baigneurs s’y rendant malgré l’interdiction : « Le remodelage des berges est une réhabilitation écologique du site. Le lac était une ancienne gravière et sa configuration n’était pas attractive pour un certain nombre d’espèces. L’idée était avant tout de rendre le site plus attractif pour certaines espèces naturelles, le fait que ça le rende aussi moins attractif pour le public nous arrangeait mais ce n’était pas l’intention première. »
Toujours est-il que ça fait un coin de baignade potentielle (quoiqu’interdite) en moins, pour les proches habitants ou pour les Grenoblois qui pouvaient s’y rendre en train, la gare de Saint‑Georges-de-Commiers étant juste à côté. En aval de la réserve naturelle, le Drac devient pollué par tous les rejets des usines chimiques, rendant la baignade moins sereine. À cause des barrages et des usines, il est donc impossible de profiter de cette bonne eau des montagnes à portée des habitants de la métropole. Pour se rafraîchir sans payer la piscine ou l’entrée au lac du Bois français, nous voilà donc obligés de prendre la voiture pour aller à Laffrey ou Paladru. Grâce aux barrages, les plus aisés peuvent néanmoins recharger leur véhicule électrique pour s’y rendre…
Un coin de baignade qui disparaît
L’île et les castors vont nous manquer
À Fontaine le Drac est trop pollué
C’est EDF et les usines qui ont tout niqué