Accueil > Octobre 2009 / N°02

Bachelut embêté par Chapuzot

Une indiscrétion nous a permis de prendre connaissance d’une lettre écrite par un délégué sénatorial à un de ses amis. Cette épitre naïve est le récit fidèle des mésaventures arrivées, à Grenoble, au délégué Bachelut, venu dans cette ville pour participer au vote du 25 Janvier dernier. Nous ne la gâterons par aucun commentaire.

"Charnècles sur Pellevoux, 30 Janvier 1885

Mon cher Pouloupot,

Je t’écris ces lignes pour te dire que je suis bien ennuyé. Surtout que cette lettre ne soit jamais connue de ma femme, je serais un homme perdu. Voila mon histoire.

Tu sais que M. Grévy m’avait invité à Grenoble pour voter pour M. Sorrel ou pour M. Marion. Il paraît qu’on avait besoin de sénateurs à Paris. Je m’étais embarqué dans la voiture du père Chicanor, qui me déposa à destination, le dimanche matin, à 7 heures, sur la place Grenette.

A peine arrivé, je fis la rencontre de Chapuzot, délégué sénatorial pour Muriannette-les-bains, qui m’invita à vider une roquille dans la meilleure auberge de l’endroit.

Chapuzot, qui est très malin en politique, m’explique que M. Le Préfet ne se levait qu’à 8 heures et qu’il ne recevait pas nos bulletins avant. Il m’assura, du reste, qu’il irait s’informer de l’ouverture de la Préfecture et qu’il viendrait m’informer à temps.

Comme je ne connaissais pas la ville, je me confiais tout-à-fait à lui. Il fit venir une seconde roquille et nous causâmes de l’élection. Je lui déclarai avec ma franchise accoutumée, que je voterais pour M. Sorrel. Il m’affirma (le lâche) que telle était son intention.

Huit heures ayant sonné, Chapuzot alla voir si M. Le Préfet était levé. Il revint une heure après et m’apprit que M. Pointu avait sa migraine et ne se lèverait pas avant midi. Nous avions du temps devant nous, nous allâmes nous promener. Il me fit admirer la place Grenette, la Halle, le Jardin de Ville, les quais, enfin il me mena de l’autre côté de l’Isère devant une grande voûte qui monte au fort Rabot, et il m’apprit que c’était aussi l’entrée de l’hôtel de la Préfecture, et que je devrais apporter mon bulletin là avant six heures du soir, moyennant quoi un dénommé Thomas, caissier du gouvernement, me remettrait 55 francs 25 pour mon indemnité de déplacement. Chapuzot avait à peine fini de me donner des explications qu’une jeune personne d’une physionomie et d’une fourrure agréables, couverte de beaux affiquets, telle qu’on en voit pas chez nous, pas même la Julie Coucoire, nous croisa et sourit en me regardant. Tu sais que je suis un gars : mon sang de fit qu’un tour, et voyant qu’elle aimait à plaisanter, je lui donnai une bonne poussée, comme nous faisions avec les filles de Charmècles-sur-Pelvoux. Elle me dit aussitôt : « Vieux singe, payes-tu à déjeuner ? » Tu comprends que je ne pouvais pas refuser. Je lâchais aussitôt Chapuzot qui me gênait, et je conduisis ma conquête sur la place de Gordes, au restaurant Chamoux, le meilleur du pays. J’avais sur moi l’argent de mes deux derniers veaux ; je fis des folies, salades de pieds de mouton, choux farcis, artichauts, tout y passa. Je songeai à aller voter quand Chapuzot, que nous rencontrâmes par hasard, m’informa que le préfet était encore couché.

Boule de Gomme, c’est le nom de ma compagne, désirant aller changer l’eau de son serin, m’invite à l’accompagner dans son logis qu’elle appelait ses lares. Je la suivis :


Six heures moins quart sonnaient à l’horloge voisine. Je refis en toute hâte le désordre de ma toilette et voulus sortir. La porte était fermée et Boule de Gomme, avec une voix et un accent que je n’oublierais jamais, se mit à me chanter :

Non tu ne voteras pas

Non tu ne voteras pas

Elle m’assura que c’était dans Faust. Enfin je pus m’échapper, avide de remplir mes devoirs de citoyen assoiffé de civisme. Je gagnai le quai Perrière, je retrouvai la porte que Chapuzot m’avait indiquée le matin, je m’engouffrai, haletant, suant, soufflant, sous la voûte, et après avoir gravi au pas de course une montée interminable, je me trouvai devant une cruelle porte, gardée par un factionnaire. C’était évidemment la Préfecture.
A ce moment six heures sonnaient à toutes les cloches.

  • Je suis Bachelut de Charnècles sur Pellevoux, articulai-je d’une voix éteinte, je viens voter pour M. Sorrel.
  • Passe au large, me crie le factionnaire.
  • Mais puisque je vous dis que je viens voir M. Pointu, le préfet.
  • Passe au large, répète le factionnaire, en me menaçant de son fusil.
  • Je veux entrer, je veux remplir mes devoirs de citoyen, je veux...
  • Sergent, appela le factionnaire, il y a là un vieux fou, qui veut absolument rentrer.

Le sergent apparût, digne et grave.

  • Que subséquemment, exclama-t-il, vous vous abstinez à forcer une consigne péremptoire et que je vais vous f... dedans.

Cependant après quelques pourparlers, il consentit à m’écouter. Je lui fis le récit de ce qui venait de m’arriver, et comme son intelligence et sa perspicacité s’étaient considérablement développées pendant 21 ans de services, il daigna m’informer que Chapuzot, partisan du candidat Marion, m’avait traité en marionnette pour priver d’une voix l’adversaire de son préféré. C’était lui qui m’avait induit en erreur sur le lieu du vote. C’était lui qui m’avait lâché Boule de Gomme dans les jambes.

Je redescendis la montée comme un fou, ne voulant pas au moins perdre mon indemnité de 55 francs 25. Je demandai ou je pourrais trouver Thomas, le caissier du gouvernement ; on me l’indiqua, et ce comptable des deniers publics m’annonça que, non seulement je n’avais aucune indemnité à toucher, mais que je devais, au contraire, payer une indemnité de 25 francs, pour n’avoir pas pris part au vote, sans excuse plausible.

Telle est ma lamentable histoire, mon cher Pouloupot. Je t’engage à te défier des Boules de Gomme quand tu seras électeur sénatorial."

Signé : Bachelut [1]

Notes

[1Cette lettre est traduite du patois par le polyglotte du Postillon. Elle aurait gagné en saveur à être reproduite dans le texte original, mais beaucoup de lecteurs n’y auraient vu que du feu.