Accueil > Été 2025 / N°77

Quand on relève la tête du « guidon connecté » - épisode 12

Aux (IA)rmes citoyens !

Alors que Trump vire sans ménagement tout porteur d’un discours scientifique qui ne convient pas à son agenda politique, dans la Capitale vert kaki grenobloise, l’université y va aussi de ses dérives autoritaires et militaristes, particulièrement lorsqu’il s’agit de numérique et d’IA. Récit de l’ambiance générale au cœur des labos.

ZONE A REGIME RESTRICTIF.
INTERDICTION DE PÉNÉTRER SANS AUTORISATION.

Tout contrevenant s’expose aux peines prévues par l’article 413-7 du code pénal.

En haut à gauche, trois bandes diagonales : bleu, blanc, rouge. Voilà ce qui a fleuri du jour au lendemain, il y a quelques mois, sur toutes les portes des bureaux du laboratoire d’informatique de Grenoble (LIG), en format A3 paysage sur papier glacé.

La désignation de Zone à régime restrictif (ZRR), c’est un truc venant tout droit du ministère de la Défense qui impose à un laboratoire de recherche des « mesures prévues destinées à protéger “le potentiel scientifique et technique de la Nation” contre quatre niveaux de risque : intérêts économiques de la Nation ; arsenal militaire ; prolifération des armes nucléaires, chimiques ou biologiques et terrorisme », dixit Wikipédia.

Quand on pénètre pour la première fois dans ces couloirs couverts d’écriteaux militaires, le sentiment de malaise est assez vertigineux. Est-ce qu’il s’est passé un truc grave ? Est-ce que Macron a déclaré la guerre à quelqu’un d’autre que le Covid ?

Passé l’émoi, mon collègue F. et moi enlevons aussitôt ce truc aux relents nationalistes. Lui passe ses journées à recoder le logiciel de sa montre connectée et moi je taffe sur le démantèlement numérique : on ne se sent vraiment pas concernés par le risque nucléaire ou chimique de nos travaux. À la place, on confectionne une affiche alternative : « Zone d’ouverture d’esprit. Venez comme vous êtes » avec un drapeau arc-en-ciel dans le coin.

On n’attendra pas 24h pour que débarquent le directeur du labo et l’assistante de direction : « Nous n’avons pas le choix, c’est pour votre sécurité. » Le bâtiment est badgé, à certains endroits à deux niveaux : on doit donc comprendre que l’hypothétique terroriste venu voler les secrets scientifiques de la montre connectée de F. verrait son entreprise entravée par un bout de papier ? « Bien sûr qu’on a le choix, rétorque-t-on, on a toujours le choix ! On a le choix de se sentir ailleurs que sous le régime de Vichy quand on vient au travail ! » Sur quoi on nous affirme, façon grenouille dans l’eau tiède, que «  ce n’est pas grand chose ». Quand on devra chanter la Marseillaise avant d’entrer au labo, ce ne sera sûrement pas grand-chose non plus. Vous exagérez, c’est ainsi et puis c’est tout. On va vous remettre une affiche neuve.

Finalement on lâche l’affaire, on laisse l’affiche version 2.0 en place mais on la pimp’ et la commente un peu (tuyau utile : on peut refaire le drapeau arc-en-ciel à partir du drapeau bleu-blanc-rouge). Ça nous vaudra une nouvelle visite de la direction. Depuis, la version 3.0 de l’affiche vit immaculée sur la porte, mais la tête à l’envers. Ça c’est tolérable visiblement (finalement, en écrivant cet article, j’ai décidé de la virer pour de bon, jusque-là personne n’est revenu).

À notre connaissance, mis à part des doctorants qui se sont vus menacer de retrait de bourse de thèse parce qu’ils ont décidé d’ajouter une autre affiche un peu vénère à côté de la première, aucun autre collègue ne s’est plaint.

Bref, voilà comment le truc est passé, presque sans bruit. Maintenant c’est acquis, on a déjà oublié, les chercheurs du LIG collaborent sciemment à enfermer la recherche dite « publique » derrière des barbelés.

Le problème, c’est que cette tolérance de l’intolérable rend de moins en moins tabou les discours sécuritaires et bellicistes au sein des labos. Les oxymores du « verdissement numérique », de l’«  IA frugale », de l’« apprentissage machine équitable  » ou des « algorithmes éthiques », cœur de la recherche de ces dernières années, font désormais place au champ lexical de l’« IA de confiance  » et de la « cybersécurité  ».

Un collègue me rapportait dernièrement que, lors de la journée portes ouvertes du GIPSA-lab (labo de traitement du signal avec beaucoup de liens militaires), les chercheurs en robotique travaillant sur les drones expliquent fièrement aux enfants que les ailettes qui font flap-flap sur le drone, non non ce n’est pas pour que ça ressemble à un joli papillon, c’est pour ne pas être repéré par l’ennemi. Pour une jeunesse gavée aux jeux vidéos de guerre toujours plus réalistes, ça ne pose aucun cas de conscience.

Quand on sait que les budgets nationaux et mondiaux de la police et de l’armée explosent (parallèlement à la mise à sec de ceux de la santé, de l’éducation, de la culture et de l’environnement), qu’on reparle de produire des ogives nucléaires supplémentaires dans l’anticipation d’attaques au « goutte à goutte » (alors que l’arsenal français de 290 bombes suffit déjà à défoncer la planète), que la France vient de grimper, cocorico !, au rang de deuxième pays producteur et vendeur d’armes au monde, tout cela fait franchement flipper. Cette anecdote de ZRR n’est que l’un de ces nombreux arbres qui cachent la forêt de la mise au garde-à-vous de l’école, de l’université et de la société toute entière.

Grenoble et ses fleurons industriels étant l’antre nationale de la production de microélectronique pour l’armement, et désormais de l’IA, on a eu l’idée assez évidente d’organiser un après-midi d’information et débat sur « l’IA et les armes » au labo pour apporter aux chercheurs et citoyens des éléments de lecture de la participation grenobloise à la course aux armements et au commerce de la mort, ainsi qu’envisager ensemble des directions plus désirables. La séance se tient au bâtiment Imag, là où la recherche grenobloise en IA est née. Une cinquantaine de personnes est présente, dont plusieurs chercheurs du LIG et du GIPSA-lab, pas mal d’élèves de la fac, ainsi que deux types un peu louches que personne ne semble connaître et qui resteront dans l’entrée.

Quelques semaines plus tard, en tentant de réserver à nouveau une salle dans le bâtiment, la demande sera refusée non pas par le labo mais par la direction générale des services de l’université (en gros l’organe sécuritaire de la direction de la fac). De la même manière, le relais d’informations sur ces sujets via les listes mail du groupe de chercheurs en IA local me vaudra l’exclusion de la liste. Le cadenas sécuritaire s’est refermé, rentrez dans vos bureaux, y’a rien à voir.

Et bien sûr, ce qui est vrai pour la recherche l’est aussi pour l’enseignement. Les affiches Vigipirate tapissent les couloirs et les salles de classe. Il faut de courageuses mobilisations estudiantines pour empêcher Thalès et consorts de venir faire leur marché de chair à production de canons sur le campus. Les profs, eux, ne bronchent pas, on ne fait pas de politique ici Monsieur, de la science, rien que de la science.

Le parallèle avec la remilitarisation scolaire des années 30 des régimes italien, allemand puis français, après quinze ans d’efforts d’après-guerre pour faire advenir une éducation pour la paix, fait froid dans le dos. Pendant que les empereurs de la Tech s’arment et s’enrichissent en s’appuyant explicitement sur les développements technologiques de la recherche numérique, la plupart des enseignants et chercheurs en informatique adoptent une attitude scandaleusement nonchalante, se dissimulant derrière cette scientifiquement-insultante neutralité de la science. Avec Trump, Musk et toute la bande des furieux de l’IA sur tous les écrans du quotidien, que faut-il de plus pour que la grenouille sorte enfin de la marmite ?