Les munitions cachées d’Herbeys
Le CEA est (aussi) dans les bois
Depuis qu’il s’est installé en 1956 sur les anciens terrains du Polygone militaire, le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) possède un véritable pouvoir sur la ville. C’est Jean Therme, homme fort du CEA, qui a lancé le plus gros projet urbain grenoblois du XXIème siècle : le nouveau quartier de Giant/Grenoble Presqu’île.
Ce que l’on sait moins, c’est que le centre de recherches essaime également dans la forêt ! En se baladant dans les alentours de Grenoble, loin des grandes routes et des parkings bondés, on peut tomber sur des étranges bâtiments appartenant au CEA. Où il est question d’une mystérieuse « magnétométrie », de sous-marins nucléaires et d’un fort rempli de munitions de la seconde guerre mondiale...
Imaginez : ça fait deux heures que vous êtes partis à pied de Grenoble et vous vous baladez gaiement dans les champs fleuris du mont Rachais. Sur ce charmant plateau, on ne voit presque plus la ville – ô joie du pissenlit et du muguet pour oublier les soucis urbains. Tout ce que vous risquez, c’est de croiser des troupeaux de trailers tout de fluo vêtus, mais ça fait des années que la vision d’un runneur high-tech transpirant le nez sur son iPhone ne vous fait qu’à peine tressaillir. Et là, au détour d’un chemin bucolique, peu après le petit bâtiment du Quichat, vous tombez sur un panneau « Magnétométrie – Commissariat à l’énergie atomique ». Intrigué, vous avancez et découvrez une série de bâtiments bizarres, des espèces de cubes sans fenêtres, ou avec des fenêtres sans tain. De gros bouts de bois les soutiennent à chaque angle et des câbles entrent et sortent de ces bâtiments. Impossible de savoir ce qui se passe à l’intérieur, mais c’est visiblement assez important pour être sous l’oeil de deux caméras de vidéosurveillance.
La magnétométrie ? Selon Wikipédia, c’est « la mesure du champ magnétique (…), qui permet de détecter les anomalies et les variations locales du champ magnétique terrestre ». C’est une science qui est utile « dans le cadre d’études géologiques et la détection d’anomalies magnétiques ou d’objets ferreux ».
Il s’agit de la plus ancienne activité du CEA-Grenoble. Rattaché au Leti (laboratoire d’électronique et des technologies de l’information), un laboratoire de magnétométrie fondé par Louis Néel, le boss du CEA, a reçu des « financements de la DGA (Direction générale de l’armement) et atteint plus de 50 personnes dans les années 70, sous la responsabilité d’Antoine Salvi, le père de cette activité » (Le Daubé, 13/11/2013).
« Je me rappelle avoir remonté des casse-croûtes à mon père, au jardin des Dauphins, raconte Charles Salvi, le fils d’Antoine. Les premières expériences se déroulaient tout près de l’escalier en colimaçon du jardin ». Dans les années 1960, ils déménagent ce laboratoire à l’emplacement du Rachais-Quichat.
C’est l’époque de la guerre froide, et les sous-marins nucléaires russes donnent des frissons à tout l’Occident. L’idée du CEA est de créer des magnétomètres suffisamment précis pour détecter ces fameux sous-marins. L’équipement construit à Grenoble (et vendu au monstre de la guerre Thalès Avionics) a été utilisé sur des avions nommés « Atlantique 2 » qui tournent autour de la terre, afin de traquer les embarcations. Les recherches servent également pour les satellites ou pour détecter des éruptions volcaniques.
L’emplacement du Rachais-Quichat est idéal, loin de la ville et des lignes à haute-tension. Pour bosser là-dessus, il faut en effet être éloigné d’autres champs magnétiques. « Les bâtiments sont construits en bois, sans clou ni ferraille, pour éviter la perturbation magnétique », précise Roland Blanpain, conseiller de la direction du CEA. L’endroit devient le « labo avec la plus belle vue du CEA », se souvient Charles Salvi, qui y montait en 4x4 épisodiquement, pour tester du matériel créé sur la Presqu’île.
Mais en 1987, le tram réapparaît à Grenoble. Ce mode de transport « qui fonctionne sur un courant continu, est une des plus grosses sources de perturbation magnétique », détaille Charles Salvi. Le labo a beau être à plus de trois kilomètres à vol d’oiseau du tram, cela perturbe quand même les appareils de mesure très sensibles. Ils décident donc de laisser la place à un laboratoire de sismologie du CEA. Et la magnétométrie ?
Un fort mystérieux
Imaginez. Ça fait deux heures que vous êtes partis à vélo de Grenoble, pour profiter d’une des routes les plus tranquilles du coin, celle qui part de Gières pour s’élever vers le hameau du Mûrier puis le fort des Quatre-Seigneurs. Quasiment pas de bagnoles, et le chant des martinets en bruit de fond. Mais quelques centaines de mètres avant d’arriver au fort, une grosse barrière bloque la route. En lisant les panneaux sur la grille, vous apprenez que le fort est interdit d’accès à cause d’une « dépollution pyrotechnique » en cours. Il est également marqué que le fort est propriété du CEA.
Il y a un siècle et demi, des stratèges ont eu la curieuse idée de construire six forts autour de Grenoble pour défendre la ville : outre celui des Quatre-Seigneurs, on trouve les forts de Comboire, Saint-Eynard, Mûrier, Bourcet, Montavie. Ces constructions complexes n’ont jamais servi à faire reculer la moindre invasion. Le fort des Quatre-Seigneurs a quand même été occupé pendant la seconde guerre mondiale par les Italiens puis les Allemands. Il a servi de dépôt de munitions avant d’être piégé par le fameux résistant Paul Vallier en septembre 1943. La gigantesque explosion emporta une partie du bâtiment et de nombreuses vies allemandes.
En fouinant sur internet, on apprend que le CEA l’aurait racheté en 1968. Pour quoi faire ? Mystère. Sur la brocante d’Herbeys, commune où est situé le fort, difficile d’avoir plus d’infos. Ce dimanche 21 mai, il y a pourtant pas mal de monde, dont plusieurs personnes qui habitent le long de la route menant au fort. Et pourtant, personne ne sait précisément à quelles fins il est utilisé. Une native d’Herbeys résume l’avis général « j’ai jamais trop su ce que faisait le CEA là-bas. Maintenant depuis un moment ils ont complètement interdit l’accès, même par la forêt on ne peut pas y aller, il y a un vigile avec un gros chien tout le temps là-haut. Il paraît qu’ils enlèvent toujours des bombes de la guerre ». Il faut dire que le secret, c’est un mode opératoire coutumier du CEA. Les archives actuelles sont très floues, le CEA comme la mairie d’Herbeys ont refusé de nous en dire plus.
Heureusement Charles Salvi a accepté de nous éclairer : « Dans les années 1970, ce lieu accueillait un laboratoire du CEA qui cherchait à comprendre le mécanisme de la foudre, pour créer de la “foudre synthétique’’. Le fort est une zone sécurisée, sur un piton rocheux donc idéal pour ce type d’étude. Il me semble qu’ils avaient un cadre qui permettait de “provoquer’’ la foudre ». Selon Roland Blanpain, un éphémère laboratoire de lutte anti-sous-marins, fabriquant des mines, a également existé quelques années.
Ensuite, le laboratoire de magnétométrie débarque dans les années 1980. Mais, le site est assez vite reconnu comme « sale » magnétiquement. Il est assez loin de la ville et du tram, mais les chercheurs comprennent qu’il y a dans le sol beaucoup de métal qui gêne leurs expériences. Elles continuent alors en pointillé, jusqu’à l’ouverture du nouveau labo en 1993, toujours à Herbeys, mais cette fois sur le chemin de la Pra (vers Vaulnaveys-le-Haut). Aujourd’hui, on peut trouver là-bas les activités de magnétométrie du CEA-Leti et du LMN (Laboratoire de magnétisme du navire, devenu LMMCF). Ils travaillent sur l’immunisation magnétique des navires, pour que nos jolis sous-marins nucléaires ne puissent être détectés par des avions. Qui aurait cru que, dans ces inoffensives forêts, on prépare les guerres du futur ?
Une dépollution qui dure des plombes
Et le fort des Quatre-Seigneurs alors ? Qu’est-ce que c’est que cette historie de « dépollution pyrotechnique » ?
Pendant la seconde guerre mondiale, les Italiens puis les résistants ont planqué des munitions un peu partout autour du fort. Pendant soixante ans, cela n’a pas posé de problèmes. Mais le CEA a, a priori, décidé de vendre l’endroit. Pour ce faire, il doit le dépolluer.
Depuis au moins cinq ans, l’accès au fort et ses environs est donc totalement interdit. Il est même défendu de survoler le fort en avion ou en parapente, jusqu’à 1 700 mètres d’altitude. D’après un spécialiste de la dépollution pyrotechnique, pour ce genre de travaux, la limitation est généralement de 100 mètres.
La « dépollution pyrotechnique » dure donc depuis longtemps, sans qu’il soit possible d’avoir des informations précises. Combien de caisses d’armes ont été retrouvées ? En reste-t-il beaucoup ? Combien cela a-t-il coûté (« au moins un millions d’euros », selon notre spécialiste) ?
Eod-ex, entreprise missionnée par le CEA pour dépolluer, ne communique pas. Frédéric Tournebize, chef de projet au CEA, évacue la question : « On n’en parle pas parce qu’on n’a pas envie d’avoir des touristes partout ». Pierre Chantereau, adjoint à l’urbanisme d’Herbeys, va dans le même sens : « On ne tient pas à ce que des curieux viennent dans la zone, car c’est dangereux. »
Sur la brocante d’Herbeys, un pompier explique : « Avec les pompiers on était allés avec le détecteur enlever des machins rouillés jusqu’à trois mètres de profondeur. C’était pas des armes, hein, mais des munitions. Depuis cinq-six ans on n’y est pas retournés. Il paraît qu’ils creusent jusqu’à 17 mètres. » C’est fou tout ce qu’on peut trouver en marchant dans la forêt.