Accueil > Eté 2017 / N°41

Les « autres », les « nôtres » et le combat pour un toit

A Lyon, le Gud, groupuscule d’extrême-droite, vient de faire une ouverture de squat très médiatique. Le but est d’en faire « un lieu d’entraide et de solidarité » pour les Français à la rue, qui seraient abandonnés par l’État préférant « soutenir les clandestins ». « Les nôtres avant les autres », c’est leur slogan. L’aggravation de la crise du logement permet aux militants nationalistes de surfer sur la guerre entre les pauvres.
À Grenoble, cela fait plusieurs années que des militants essayent de contourner cette concurrence entre galériens. Certains ont monté « l’assemblée des locataires, mal-logé.e.s et sans logement », dont le but est de réunir tout le monde : migrants à la rue, SDF français, locataires HLM empêtrés dans des impayés, locataires menacés d’expulsion. Excursion au sein de ce laborieux combat.

« Comment on fait pour la facture d’électricité de 7 000 euros ? Si on paye pas au moins 1 000 euros dans les quinze jours, GEG va nous couper le jus.... » C’est un des questionnements qui est revenu souvent ces derniers temps le vendredi soir au 6, rue Jay. Voilà un an que ce grand bâtiment appartenant à la ville de Grenoble a été ouvert par « l’assemblée des locataires, mal-logé.e.s et sans logement ». Depuis, il loge une trentaine de personnes auparavant à la rue, originaires de presque autant de pays (Albanie, Macédoine, Kosovo, Algérie, Congo, Rwanda, Cameroun, Guinée, etc). Et tous les vendredis soirs, il accueille une assemblée ouverte à tous, qui vise à regrouper un maximum de « locataires, mal-logé.e.s et sans logement ».

Peu communes, ces assemblées qui réunissent chaque semaine entre quinze et soixante-dix personnes, assises en cercle dans une grande salle du bâtiment. Il y a les traductions nécessaires quand beaucoup de non-francophones sont présents. Il y a les enfants qui tourbillonnent autour, les adolescents qui jouent bruyamment avec leur téléphone portable. Il y a la diversité des sujets abordés, et les problèmes colossaux à tenter de résoudre.

Celui de l’électricité n’est pas des moindres. Quand ce bâtiment vide depuis plusieurs années a été « réquisitionné », un contrat a été ouvert chez GEG. L’idée de base était de parvenir à faire payer les factures par les pouvoirs publics, préfecture ou mairie. Utopie ? Plutôt un combat politique pour les membres de l’assemblée. « Les personnes logées ici sont majoritairement des demandeurs d’asile, explique Arthur (tous les prénoms ont été modifiés) lors de l’assemblée du 12 mai. Normalement ils devraient être logés par les pouvoirs publics. Faute de dispositif suffisant, l’État se retrouve souvent à loger certaines de ces personnes en hôtel, en prenant en charge les frais. Une nuit d’hôtel, c’est de 18 à 50 euros par personne. Ici, trente personnes se logent depuis un an, et on se retrouve avec cette facture de 7 000 euros pour un an de chauffage et de lumière. C’est une belle somme, mais elle est dérisoire par rapport au coût des nuits d’hôtel. Ce serait donc logique que la mairie ou la préfecture paye ces frais pour loger tout le monde au lieu de dilapider l’argent dans des hôtels. » C’est vrai que 7 000 euros, ça équivaut à une seule personne logée à l’hôtel pendant six mois. Mais ce raisonnement n’est pas encore parvenu à convaincre les autorités concernées. Pourtant, « au cabinet du maire, ils nous ont dit que le budget annuel du CCAS [centre communal d’action sociale] pour les nuits d’hôtels est déjà cramé depuis début mai », informe Julie.

« On n’a pas assez porté le combat de la précarité énergétique, relance Françoise. On doit élargir et dénoncer le fait que beaucoup de gens n’arrivent pas à payer leur facture d’électricité. » En attendant, les habitants et certains membres de l’assemblée reviennent d’un rendez-vous avec GEG. Le fournisseur d’électricité a bien voulu être patient un moment concernant le non-paiement de la facture, mais menace maintenant de couper le jus. Des membres de l’assemblée sont parvenus à négocier que la dette soit gelée quelque temps, mais GEG a imposé le versement immédiat de 1 000 euros. Alors ce 28 avril, l’assemblée décide de lancer un appel à dons et de vendre des gâteaux lors de la manifestation du 1er mai pour payer cette somme.

Combattre la guerre entre les pauvres

Comment est née cette assemblée ? Emile, un de ses piliers, se souvient d’événements fondateurs : «  Il y a deux ans, à Eybens et Saint-Martin-d’Hères, il y a eu plusieurs squats de Roms qui se sont fait expulser assez violemment par des voisins (voir Le Postillon n°32). Ça a choqué et fait cogiter pas mal de personnes qui aidaient les Roms et autres migrants à avoir un logement. En ciblant nos actions uniquement sur l’hébergement, on ne faisait pas assez le lien avec les locataires en difficulté ; on avait trop peu d’énergie pour les soutenir dans leurs luttes et leurs galères. On ne combattait pas la mise en concurrence des pauvres entre eux, cette même concurrence qui génère des ressentiments racistes. On s’est dit que c’était nécessaire de faire des ponts entre tous les galériens du logement, qu’ils soient étrangers, français, à la rue, en squat, dans un logement pourri ou menacés d’expulsion. L’idée c’est de combattre la concurrence entre les pauvres et d’essayer de créer des mobilisations collectives n’opposant pas les uns aux autres. »

Dans les mois suivants, Emile et d’autres montent une section grenobloise du DAL (droit au logement) et se mettent à tenir des permanences hebdomadaires pour mal-logés, uniquement dans le quartier Abbaye d’abord, puis également dans celui de Renaudie à Saint-Martin-d’Hères. «  Il y a plusieurs années, des femmes en lutte dans ce quartier avaient obtenu quelques belles victoires sur le logement », raconte Arthur. « Une fois les permanences lancées, on a essayé de réunir plein de gens sur la question du mal-logement », raconte Emile.
Le collectif Hébergement-Logement, la Patate Chaude, le CIIP, la Cisem, des squatteurs divers, etc : dans l’agglomération, il existe une multitude d’associations ou de collectifs militants autour de ces revendications. « On a organisé une soupe des mal-logés devant la MC2 pendant l’hiver 2015-2016, où il y avait pas mal de monde malgré le fait que ce soit le tout début de l’état d’urgence. Ensuite on a lancé une mobilisation qui a abouti à des rendez-vous à la mairie où on allait à vingt avec des SDF, des roms, des locataires HLM. À chaque fois, on essaye de porter plein de situations avec pour mot d’ordre : pas de concurrence entre les pauvres. » C’est de là qu’est née l’ « assemblée des locataires, mal-logé.e.s et sans logement », qui n’a pas suppléé les autres initiatives : cet article évoque des démarches portées par l’assemblée ou d’autres collectifs.

Parmi ces initiatives, celle du droit au logement (DAL). « Les gens du DAL m’ont aidée à faire des lettres, m’ont conseillée. Surtout ils m’ont permis de ne pas me sentir seule moralement ». Ce mardi 22 mai, le DAL tient sa permanence à la maison des habitants de l’Abbaye. Chantal y passe presque toutes les semaines. Elle habite dans un logement social à la Capuche et a un gros problème de charges. Depuis deux ans, elle reçoit des factures d’eau délirantes (de 700 à 800 euros pour six mois de consommation). « J’habite dans un T4 avec quatre enfants, mais on fait attention à notre consommation d’eau. Mes voisins sont dans un T5 avec cinq enfants et payent beaucoup moins. En fait il y a de grosses fuites dans les canalisations, depuis que je suis rentrée dans l’appartement, ce qui explique mes grosses factures. Mais Actis [le bailleur social] ne les répare pas et ne veut toujours pas me donner des rendez-vous pour régler ce problème de grosses factures que je ne peux pas payer ».

Jordan, lui, n’a officiellement pas de logement. Ce demandeur d’asile est en France depuis presque dix ans, avec deux jeunes enfants. « Vu que je n’ai pas de papiers, je ne peux pas avoir de logement, c’est un cercle vicieux. » Il est allé aux permanences du DAL, depuis qu’il a été contraint de squatter un appartement vide. Mais il va bientôt en être expulsé et cherche donc une autre solution, toujours avec le DAL. «  Il n’y a que ces gens qui sont là pour moi. Même s’ils n’ont pas de moyens, ils essayent de trouver des solutions. Ceux qui ont des solutions, la préfecture, les assistantes sociales, ils s’en foutent de moi, ils peuvent me regarder crever dehors ».

Plus loin que les cas individuels

« Aux permanences, il y a énormément de situations différentes, détaille Emile. Des migrants qui arrivent, des demandeurs d’asile qui vont se faire expulser, des locataires HLM qui ont des problèmes d’impayés, etc. Le DAL, c’est comme un syndicat : on accueille tout le monde. On traite des cas personnels, et on essaye de pousser à la mobilisation collective ». Ces militants bénévoles se retrouvent souvent à faire le boulot de travailleurs sociaux et gérer des situations humaines très dures. Est-ce un dévouement pour pallier les manquements des pouvoirs publics ? «  On réfléchit beaucoup à ces questions, explique Arthur. On fait de l’accompagnement individuel, parce que plein de gens viennent nous voir désemparés, mais on essaye d’aller au-delà, notamment parce que l’accueil dans les permanences, lui, est collectif. Tout le monde ne vient pas après aux actions collectives, mais petit-à-petit, des gens se mobilisent. »

Parmi les actions collectives, il y a donc les réquisitions des bâtiments vides. Cet automne, l’assemblée des mal-logés a lancé un grand jeu parodiant les Pokémons : « Réquisition Go ! À la chasse aux bâtiments vides ! ». Suite aux nombreuses affiches collées et tracts distribués, « une quarantaine d’adresses de bâtiments vides ont été balancées par des inconnus » affirme Arthur.

Pour l’instant, une seule « réquisition » perdure : celle de l’immeuble du 6, rue Jay.
Mais une inquiétude plane chez les militants concernant ce type d’action, car plusieurs récentes tentatives d’occupation ont échoué : un gros bâtiment du centre-ville, appartenant au CHU, a été brièvement squatté deux fois. À l’origine de cette action, un collectif de soutien aux réfugiés qui squattaient ces dernières années dans l’immeuble du village olympique détruit par un incendie en mars dernier (voir Le Postillon n°40). À chaque fois, la direction de l’hôpital, qui possède beaucoup de biens dans l’agglomération (voir Le Point 19/09/2013) a fait intervenir la police pour expulser le bâtiment. Arthur s’inquiète : « La préfecture applique une ligne très dure sur les occupations avec des expulsions illégales et violentes à répétition ».

Hypocrisie municipale

« Je me suis fait prendre en stop par Piolle et sa femme en Chartreuse. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de l’assemblée : il m’a dit qu’il trouvait ça très bien ». C’est un monsieur pas tout jeune qui raconte cette anecdote lors de l’assemblée du 19 mai. Une révélation qui fait rire jaune les autres membres de l’assemblée, qui ne se sentent pas du tout soutenus par l’équipe municipale de Piolle.


Les engagements de campagne des écolo-gauchistes promettaient notamment de « mettre en place un plan de résorption » des logements vides, ou de « recourir à des baux d’occupation précaire pour des bâtiments inoccupés, notamment en contractualisant avec les demandeurs, ou encore pour des activités de courte durée ». Avant leur arrivée au pouvoir, la municipalité Destot expulsait directement les squatteurs occupant des bâtiments municipaux. Sous Piolle, plusieurs squats (le 6, rue Jay, le 38, rue d’Alembert, le 106, rue des Alliés) sont davantage tolérés par la municipalité, qui a pour l’instant « juste » demandé l’expulsion du 106, rue des Alliés. Pour chacun de ces lieux, la mairie parle néanmoins de projets à venir de logement social (qui a toujours été le meilleur prétexte pour expulser des squats). Hormis cette indulgence, dur de trouver des « innovations » ou actes politiques forts pour aider les mal-logés. Contrairement à certaines municipalités communistes de la banlieue parisienne, aucun arrêté anti-expulsion n’a été signé. L’assemblée s’était pourtant mobilisée sur cette question devant plusieurs conseils municipaux et aux vœux du maire, obtenant uniquement le soutien des deux conseillers municipaux d’Ensemble à Gauche, le groupe dissident de la majorité municipale.

Emile analyse : « On a une certaine reconnaissance institutionnelle. Quand on sollicite Actis ou la mairie, ils nous répondent vite. Mais concrètement, ça n’aboutit jamais à de grandes avancées et ces derniers mois, il n’y a jamais eu autant d’expulsions ». Pire : ces derniers temps, les militants font souvent face à un mur. Le lundi 15 mai, un rendez-vous était donné devant le CCAS, pour protester contre la remise à la rue de personnes hébergées à l’hôtel. « Ils avaient fermé le CCAS et des flics étaient à l’intérieur, s’indigne Julie. Ils ne voulaient même pas discuter. C’est même plus possible de se confronter.  »

Le 11 mai, Christine Garnier, vice-présidente de la Métro en charge du logement assure à Place Gre’net : « Nous travaillons énormément avec les différentes associations [ou collectifs de lutte contre le mal-logement]. Ils savent que Grenoble et la Métro font énormément d’efforts, que la Ville a déjà mis à disposition tous ses logements disponibles, ainsi que le Rondeau. Mais c’est leur rôle de continuer à interpeller ! » Une affirmation qui fait bondir des membres de l’assemblée. «  On a l’impression de brasser du vent depuis trois ans avec la nouvelle municipalité. Elle se targue d’avoir des bonnes relations avec le DAL, alors qu’elle ne nous répond même pas au téléphone », précise Françoise.

L’un des plus gros points de tension fut le camp Valmy. Depuis février, un gros regroupement de tentes et cabanes s’était construit pas loin de la mairie et a accueilli jusqu’à deux cents migrants sans logement. Alors qu’ils étaient soutenus par l’assemblée des mal-logées, la mairie a demandé à la justice d’expulser le camp. Fin avril, le tribunal administratif a débouté cette demande, à la grande satisfaction de membres du collectif. Dominique s’exclame : « Le juge a dit que l’expulsion ne servirait à rien sans relogement, que cela créerait un sort encore plus dur et précaire que ce qu’ils vivent aujourd’hui. C’est une reconnaissance tacite du bien-fondé de notre entreprise politique d’avoir accompagné ce campement. ». Françoise continue : «  la mairie a vu ce camp comme une provocation. Mais qu’est-ce qu’ils proposent eux, pour aider ces gens-là ? »

Quelques jours plus tard, le camp est pourtant expulsé par la préfecture. Une évacuation justifiée par plusieurs actes hostiles envers les migrants (agression nocturne, cocktail Molotov). Les semaines auparavant, les tensions s’étaient faites de plus en plus vives avec certains voisins du camp, dénonçant dans une lettre des «  vols », « incivilités » et « une situation intenable ». Un coup de gueule qui a poussé certains membres de l’assemblée à aller rencontrer ces voisins : « A côté, il y a des locataires sociaux ou des propriétaires pauvres, raconte Arthur. Ils ont fait avec le camp au début, mais ces dernières semaines il a beaucoup gonflé et le noyau dur de migrants qui gérait le camp est un peu dépassé. Alors on a essayé de restaurer le dialogue. On a proposé aux voisins de venir à une assemblée du camp expliquer leurs doléances. Trois d’entre eux sont venus et ont parlé devant les habitants du camp. Une habitante du camp leur a aussi expliqué les problèmes internes ; le fait que certains foutaient le bordel sur le camp. Elle leur a aussi dit que beaucoup en avaient marre de la manière dont les voisins les mettaient tous dans le même sac, en les regardant tous de travers. Ça n’a pas tout réglé, mais ça a rassuré un peu le collectif de pouvoir discuter. On aurait dû dès le début les rencontrer, les inviter et travailler à ce dialogue, ou pour aller plus loin dans une lutte commune mais il y a tellement de choses à faire... »