Accueil > Février / Mars 2015 / N°29
24 heures à La Morte
Cet article est le premier d’une série de reportages locaux. Pour chaque numéro, la rédaction du Postillon brûlera trois cierges, pour les situationnistes, pour Albert Londres et pour Hunter S. Thompson, puis enverra sous ce haut patronage un ou plusieurs reporters avec duvets et esprit d’aventure passer 24 heures d’affilée dans un lieu défini. Dans ce numéro, c’est la commune de La Morte, à 50 kilomètres de Grenoble, qui a été retenue pour le tour de cadran [1].
J’avais l’air malin, dans le col de Malissol, 1153 mètres, au retour de La Morte en direction de La Mure, avec des gens qui poussaient la voiture. Pourtant le chasse-neige venait de passer, je l’avais vu. Pourtant, je m’étais fait payer des pneus-neige neufs par Le Postillon. Malgré ça j’étais là, en troisième, le pied sur l’accélérateur, à patiner avec le pot d’échappement qui soufflait tellement qu’il projetait de la neige sur vingt-cinq mètres derrière. Quand j’ai fini par repartir, par miracle, je faisais des embardées à droite à gauche en manquant de sortir de piste tous les cinq mètres. Et puis la voiture s’est arrêtée, ça voulait pas monter plus haut.
On est peu de chose. S’il ne fallait tirer qu’une leçon de ces 24 heures, ce serait celle-ci. Car l’être humain qui se croit tout puissant ne l’est en fait que dans le domaine de la pensée, que dans les colonnes d’un journal. Dès qu’il sort de ces colonnes, qu’il sort dehors avec l’objectif avoué d’y trouver de la matière pour emplir lesdites colonnes, il est renvoyé à sa taille réelle. C’est ainsi qu’au cours de ces 24 heures, j’ai été rappelé à mon humaine condition. Les Éléments se sont manifestés, et l’être humain n’a, hélas, plus eu qu’à s’incliner.
Tout avait pourtant bien commencé, et l’idée paraissait sympa. Passer 24 heures d’affilée dans un endroit quelconque. Vivre pleinement ces 24 heures, ne pas dormir si possible, voir, parler, rencontrer, sentir, penser, et ramener le matériau vital nécessaire à l’écriture d’un article de 8 000 signes. Bien s’équiper, thermos, bonnes chaussures, voiture confortable, des petits biscuits au chocolat et des pommes. Sur le papier, ça paraissait super. Puis j’ai oublié la thermos dans la cuisine, je n’ai pas pensé aux bonnes chaussures imperméables [2]. Et puis, surtout, j’ai oublié les conséquences pratiques, matérielles de tous les chiffres : 1153 mètres d’altitude (Malissol), 1368 mètres d’altitude (La Morte), 24 heures d’affilée. Et je n’avais pas regardé la météo.
La neige tombe vite. Au goût de tout le monde, il n’y en avait pas assez à Noël sur la station de l’Alpe du Grand Serre. « L’Alpe du Grand Serre », c’est le nom sexy de La Morte depuis les années 60 – moins macabre, plus skiable. Vacanciers, restaurateurs, perchman, ici tous dépendent de la neige, et plus il y en a plus on est contents, car c’est la station qui fait vivre la commune. Il est loin le temps du village de bergers. Le petit refuge touristique construit au XIXème siècle a laissé place en 1937 à deux grands hôtels, et maintenant tout quasiment ici tourne autour de la neige. Alors fin janvier, c’est le bon moment, deux semaines avant les vacances : qu’il neige comme ça tous les jours, les dameuses passeront toutes les nuits, et aux vacances la station affichera complet et tout le monde sera content.
Les seuls que la neige n’arrange pas, finalement, ce sont les journalistes. Enfin, « journalistes », on s’entend : je cause des journalistes de Libé qui étaient là le même jour que moi pour faire une enquête sérieuse sur la station [3] (et qui ont été moins bêtes que moi puisqu’ils sont passés par l’autre route, celle de Séchilienne, mieux déneigée), je cause des journalistes du Daubé (qui ont été moins bêtes que moi puisqu’ils sont venus la veille, quand il ne neigeait pas), mais je cause aussi de moi, le pignouf du Postillon.
Bloqué par la neige, que me reste-t-il ? Le gonzo journalisme ? Faire du stop, ça c’est pittoresque [4]. Là où ça devient rigolo, c’est quand le véhicule qui s’arrête est le chasse-neige de la DDE de La Morte. Stéphane, 30 ans de métier, et son collègue me font monter entre eux, là où il n’y a pas de place mais on va s’arranger quand même. L’un conduit, l’autre manie les leviers de pression et de position de la lame, pendant que le chasse-neige répand du sel sur toute la route.
J’avais fantasmé de passer la nuit sur les dameuses, à accompagner les chargés de l’entretien des pistes, dans leurs gros insectes à chenilles. C’est presque toute la nuit qu’ils tournent, en deux sessions, le soir et tôt le matin, jusqu’à l’ouverture des pistes à 9 heures. On peut les voir depuis le village passer et repasser, leurs gros phares allumés. Évidemment, j’ai raté leur départ en soirée ; puis j’ai raté le maire dans la nuit, qui revenait en 4x4 de sa session bénévole de damage, et qui a foncé dans sa maison comme une fusée ; et au matin je n’ai pas réussi à me lever [5] pour les attraper. Le balayage des phares à travers les vitres de la voiture n’a pas interrompu mon sommeil – c’est le soleil du petit matin qui m’a fait revenir à la vie à La Morte. Quinze minutes d’auto-stop dans un chasse-neige font donc un bon rattrapage. Merci à la DDE d’exaucer à moitié mes fantasmes.
Quant à ce maudit col de Malissol, 1153 mètres, j’en suis venu à bout, mais je ne faisais pas le fier.
Merci à Sylvain des Mélèzes.
[(Frédéric : « À quatorze ans, les vaches ne peuvent plus vivre »
« J’ai vingt-huit ans, j’élève des vaches depuis huit ans. J’ai repris l’exploitation familiale à Lavaldens [NDR : à cinq kilomètres de La Morte], une trentaine de vaches laitières, et vingt mères blanches. T’as vu mes vaches ? Tu n’as pas d’appareil photo ? C’est dommage. Je les trais deux fois par jour. Mes vaches restent à l’extérieur au maximum, cette année je les ai rentrées le 30 décembre. Après, jusqu’à mi-mars, je n’ai pas de boulot. À part donner du fourrage aux bêtes. J’ai du temps, je vais skier, alors certains sont jaloux. Ils pensent qu’un agriculteur doit tout le temps travailler. D’ailleurs, quand je laisse les vaches manger dehors, les gens croient que c’est parce que je m’en fous. En fait, c’est pour elles : c’est clair qu’elles préfèrent être dehors. Ah ! les gens... ceux dont les parents étaient agriculteurs, ça va. Mais ceux dont les grands-parents étaient agriculteurs, ils croient qu’ils savent tout sur tout, alors qu’en fait... Les gens ils parlent sur moi, mais je m’en fiche. Les agriculteurs du coin, on est presque tous des jeunes. La ferme est sur la commune de Lavaldens. La Morte est plus au nord et plus en altitude : ça fait une sacrée différence. Au-delà de cent jours de neige le blé ne pousse pas, c’est ça la limite. À La Morte, à Moulin Vieux, c’est dur, même pour faire pousser de l’herbe (tu sais qu’on la plante, l’herbe ?) Ici ça va à peu près, plus bas, c’est mieux.
Les vaches, à douze ans on les met à la retraite, et à quatorze ans elles meurent : elles ne peuvent plus vivre. Avant c’était pas comme ça. Mes parents, leurs vaches vivaient jusqu’à dix-sept ans. On trouvait des vaches qui vivaient jusqu’à trente ans, voire trente-cinq ou quarante ans. Ça, c’est fini. C’est la sélection. On fait des vaches qui donnent plus, mais qui vivent moins longtemps. Les holstein, huit ans et c’est fini. Tu devrais faire un article là-dessus. Nous, on change le taureau tous les cinq, six ans, pour qu’il ne prenne pas ses filles. Ici on a des races de montagne, elles ont encore des cornes, c’est dommage que tu n’aies pas d’appareil photo. Ah, celle-là s’est détachée. Je croyais que c’était celle qui est borgne. Celle qui est borgne je la laisse libre pour qu’elle puisse manger à sa faim, sinon elle a peur de se faire taper par les autres : elle n’y voit rien d’un côté. Tu peux m’aider à la rentrer, celle-là ? Il faut lui taper sur la tête avec un bâton [La vache se rebiffe et tape sa voisine avec ses cornes]. Vas-y, vise la tête ! D’ailleurs, je sais pas si tu sais, c’est nouveau, maintenant légalement les vaches ne sont plus des choses mais des êtres vivants. Un jour on va nous interdire de les taper ou de les tuer. T’es pas végétarien, toi, non ? »
Émilie : « On a dix-huit élèves à l’école »
« Je suis désolée, je vais chuchoter parce que je suis malade, j’ai une extinction de voix. On va discuter ici, dans la classe. Les enfants mangent au premier, ça sert de cantine. À l’école, on est deux institutrices à mi-temps. J’habite à La-Motte-d’Aveillans, à une demi-heure de route, l’autre instit’ à Séchilienne. À La Morte il y a 150 habitants. C’est une école à classe unique : on a dix-huit enfants en comptant les saisonniers, de la petite section au CM2. C’est plutôt une grosse année. Les saisonniers mettent leur enfant en décembre et repartent en mars. C’est par exemple eux qui s’occupent des chiens de traîneaux [Pendant ce temps, on entend les chiens hurler au loin dans la neige]. Il y a toujours un risque de fermeture d’école. C’est neuf élèves minimum je crois. Alors si on ne compte pas les saisonniers, c’est tout juste. En ce moment, il y a un CE2, zéro CM1 et quatre CM2. Ça veut dire que l’année prochaine, Sacha va être tout seul en CM1, puis un an tout seul en CM2. C’est pas forcément épanouissant pour un gosse d’être tout seul le plus grand pendant deux ans. »
Jérôme : « On accueille des militaires de toute la France »
« Le poste de montagne du septième régiment du matériel de La Morte dépend de Lyon. On accueille tout l’hiver des stages de militaires de toute la France, qui viennent s’entraîner en montagne. On est spécialisé en cuisine : il y a une cantine de quarante-huit couverts. Je fais partie de l’équipe cuisine. Le stage de cette semaine a été annulé : les activités des militaires sont chamboulées ces derniers temps pour cause de plan Vigipirate, alors c’est plutôt tranquille. Là je m’occupe de préparer des skis.
Sur le parking, il y a trente chasseurs alpins de Varces qui sont à La Morte pour la journée. Ils auraient dû être plus nombreux, mais... Vigipirate. Vu le mauvais temps qui s’annonce ils sont venus ici : l’activité de la journée va être longue mais tranquille. »)]
Notes
[1] Avec toutes nos excuses à Guy Debord, Albert Londres et Hunter S. Thompson pour les avoir pris en otage dans ce chapeau. Il faut savoir appâter le lecteur, même si c’est mensonger et orgueilleux.
[2] Ne ris pas, Grenoblois. À toi aussi c’est déjà arrivé au moins une fois.
[3] Jusqu’ici gérée par la SATA (c’est-à-dire l’Alpe d’Huez), la station est maintenant gérée directement par la commune. Lisez donc l’article de Libération qui sortira là-dessus un de ces jours (oui, on fait de la pub pour un petit journal en galère).
[4] Tu parles, comme si ça me changeait de la vie quotidienne.
[5] Oui, j’ai dormi.