Feuilleton Crise-antennes - épisode 3
Zone blanche, peuple bavard
L’éradication des dernières « zones blanches » est devenue une grande cause nationale, comme si le droit à la connexion partout tout le temps était devenu plus important que le droit au logement ou celui d’avoir de quoi bouffer.
Pour ce troisième épisode du feuilleton « Crise-Antennes », Le Postillon est allé se balader dans une des dernières zones blanches habitées du coin : le hameau de Bois Barbu à Villard-de-Lans. Depuis plusieurs mois, un projet d’antenne-relais de trente mètres de haut clive les habitants. Malgré 55 % de « non » à la consultation organisée en décembre par la mairie, le conseil municipal a quand même voté pour le projet d’Orange. Reportage à Clochemerle-en-Vercors.
Recouvert de 30 centimètres de neige, le hameau de Bois Barbu est une bien belle zone blanche en ce matin de janvier. Au lieu-dit Les Montauds, il y a pour l’instant une toute petite antenne-relais.
Pour que ce territoire ne soit plus une zone blanche, du point de vue de la téléphonie, Orange prévoit de construire une antenne de trente mètres juste à côté de la petite. « C’est sûr qu’ici on n’a pas beaucoup de réseau, mais on s’en accommode » m’assure Yvette, une habitante au prénom modifié. Albert, dans la même situation, m’explique : « Il y a un coin bien précis dans ma maison où ça passe, 50 centimètres à côté ça passe plus. Des fois ça passe pas du tout. »
« Ça fait trois millions d’années qu’on vit sans réseau et on a survécu pas trop mal » ironise Régis, archéologue, en montrant son « paléotéléphone », simple portable pas du tout « smart ». Pour lui, une grande antenne saccagerait le paysage de ce petit coin de paradis du parc naturel régional du Vercors, sans parler du danger potentiel des ondes. « J’ai un gîte, je leur dis aux clients que la téléphonie est pourrie mais généralement ils s’en foutent, on me dit même souvent “tant mieux”. Pour internet, on a l’ADSL donc il n’y a pas de problème et la ligne fixe fonctionne parfaitement. »
Marianne du gîte de la Vercouline n’est pas du tout de cet avis : « Nos clients ont besoin du réseau, c’est une de leurs demandes récurrentes, pas pour surfer sur internet, hein, mais pour téléphoner à leurs proches et amis. En tant qu’hébergeurs, si vous n’êtes pas joignables, vous loupez des réservations. On est aussi impacté dans nos notations parce qu’il n’y a pas de réseau. » Et puis il y a les pistes de ski de fond, juste à côté, « où ça ne capte pas, c’est un problème si on veut appeler les secours » s’indigne un autre habitant. Et tant pis si le ski de fond n’entraîne quasiment jamais d’accident grave et que les radios des secouristes passent partout sur la zone.
On peut dire de façon caricaturale que les récemment arrivés sont pour l’antenne, alors que les habitants « historiques » sont plutôt contre. Éternelle opposition des villages qui trouve sa traduction moderne dans les barres du réseau. « Les nouveaux viennent souvent de la ville et veulent reproduire à la montagne leur vie urbaine. Pour le déneigement ils sont aussi plus exigeants », analyse Yvette. « Un voisin artisan qui vient de construire ici dit que ça le handicape beaucoup pour le contact avec ses clients et ses fournisseurs, poursuit Albert. Mais pourquoi a-t-il construit ici ? Fallait rester à la ville s’il voulait du haut-débit... »
Marianne du gîte la Vercouline précise : « Je m’en fiche de surfer sur internet avec mon téléphone, j’ai une box. Je veux avoir le téléphone, point. Quand on a un petit enfant malade et qu’il faut aller dehors dans la neige pour appeler le médecin, ce n’est pas possible au XXIe siècle. »
Au XXIe siècle, tout le territoire doit être couvert d’antennes-relais puissantes. C’est en tous cas l’avis de l’État qui depuis 2018 considère, via le programme New Deal et la mission France mobile, que l’éradication des zones blanches est un sujet d’intérêt général national. Une volonté relayée par la préfecture de l’Isère qui a décidé de l’implantation d’une nouvelle antenne à Bois Barbu en 2019 et mandaté Orange pour faire l’étude. Un projet complètement soutenu par l’ancienne équipe municipale conduite par Chantal Carlioz et qui devait aboutir au mois de novembre. Mais en mars 2020, la vice-présidente du Département est battue par un nouveau venu en politique, l’avocat Arnaud Mathieu, qui décide de consulter les habitants sur cette implantation avant de donner son accord, sous l’œil attentif de la préfecture. Le maire raconte : « La préfecture m’a dit “vous créerez un précédent fâcheux en entravant l’intérêt de l’État”. »
Le 9 juillet 2020, l’équipe municipale organise une première réunion sur le site de la future antenne, où une trentaine d’habitants se déplacent. « Le maire a proposé un vote à main levée, et personne n’a voté pour l’antenne », raconte Albert.
Le 4 décembre, une deuxième réunion est organisée en mairie. « J’ai proposé un vote, mais la plupart ne voulait pas qu’il se déroule à main levée, comme c’est un sujet très clivant » assure Arnaud Mathieu. L’équipe municipale décide d’organiser la semaine d’après une consultation à bulletin secret pour les habitants des cinq hameaux concernés (Bois Barbu, le Méaudret, la Martinière, les Jarrands et les Olivets). Juste avant ce vote, une cinquantaine d’habitants signent une lettre au maire en se déclarant « favorable à l’implantation de l’antenne à Bois Barbu ».
Le 11 décembre, le « non » l’emporte à la consultation : sur les 94 votants (sur 200 inscrits sur les listes électorales), il y a 50 voix contre, 40 voix pour et 4 nuls.
Malgré ce résultat, le conseil municipal vote le 17 décembre « pour » l’installation de l’antenne par 17 voix contre 9. « C’est un scandale, fulmine Régis. On était content de la consultation, qui n’aurait jamais été réalisée par l’ancienne municipalité. Mais qu’ils ne suivent pas le résultat du vote qu’ils ont eux-mêmes organisé, c’est incompréhensible. »
« C’est une réflexion blessante, s’emporte le maire. J’ai toujours dit que c’était une consultation et pas un référendum. L’avis des habitants est important mais il faut aussi prendre en compte les enjeux touristiques de cette zone. De toute façon, la légitimité revient aux élus qui se sont présentés au suffrage universel. Et puis sur les 52 personnes qui ont signé la lettre “pour l’antenne”, 26 ne se sont pas déplacées le jour du vote, où il neigeait à gros flocons. Si on les prend en compte, les pro-antennes sont majoritaires. » Dans ce cas-là, faudrait-il prendre en compte tous les potentiels anti-antennes qui ne se sont pas déplacés à cause de la neige ?
Sur le site des Montauds, l’antenne devrait être implantée sur la petite parcelle de 120 m2 appartenant à la mairie. Les terrains alentour sont la propriété de Gérard, farouchement contre cette antenne : « Ce n’est pas un bon projet, c’est très haut, avec toutes les paraboles, ça va ressembler à un sapin de Noël dégueulasse. C’est sûr que des fois il faut un peu se déplacer pour que ça capte, mais on n’est pas coupés du monde non plus, on peut avoir un téléphone fixe hein. Je ne suis pas contre la téléphonie, mais là il faut qu’ils révisent leur projet, qu’ils fassent quelque chose de moins haut, que l’antenne soit cachée dans la forêt. »
Interrogée, la communication d’Orange rétorque que « pour fonctionner, les antennes doivent être nettement plus hautes que les arbres [Ndr : qui font une dizaine de mètres à cet endroit] car les ramages de ces derniers bloquent les ondes. Donc pour couvrir la zone de couverture définie par les collectivités dans le cadre de l’expression de besoin, nos ingénieurs ont déterminé que la hauteur du site mobile devra être de 30 mètres. » Une hauteur qui fait craindre aux opposants que cette antenne puisse inonder en ondes un territoire bien plus large que leurs hameaux. Un lien avec de futures antennes au plateau de Gève d’Autrans ou à Côte 2000 sur la station de ski de Villard-de-Lans est évoqué. Le service com’ d’Orange a répondu « n’avoir pas connaissance » de ces projets. Le maire Arnaud Mathieu est au courant du projet de Cote 2000 mais n’a pas plus d’informations à donner : « une antenne après l’autre ». Le service communication de la mairie d’Autrans assure, à propos de l’antenne de Gève, que « Monsieur le maire ne souhaite pas communiquer sur ce sujet avant d’avoir présenté son projet de délibération au prochain conseil municipal le 25 février prochain. »
Quant à l’éventuelle utilisation de cette antenne pour la 5G, Orange répond qu’ « à cette date, cet accord du programme New Deal ne comprend pas la couverture 5G ». Gérard est sceptique : « Bien sûr que ça va servir à la 5G ! Une fois qu’il y aura l’antenne ils pourront mettre tout ce qu’ils veulent dessus. »