Accueil > Février-Mars 2017 / N°39
Vaut-il mieux croire aux ovnis qu’à la démocratie participative ?
Au Postillon, on en a un peu marre des réunions publiques autour de la politique locale, des tarifs de stationnement, des bibliothèques, du budget, et de tous ces sujets bassement terre-à-terre. Nous on veut bien essayer de croire à la démocratie participative, mais quand même quitte à planer il y a des fantasmes plus marrants. Alors le 13 décembre, un de nos reporters s’est incrusté dans une réunion secrète d’ufologues, ceux qui croient aux ovnis et tout ce qui est en lien : une pincée d’extraterrestres, une cuillère de théorie du complot, et une louche de secret d’État, le fil rouge de la soirée. Tout cela réuni en une « conviviale » soirée participative.
Le décor du Crocodile paraît irréel dans cette soirée hivernale. Le restaurant familial, presque vide, étale ses buffets recelant des plats plus gras les uns que les autres. Dans la salle du fond privatisée, il suffit de pousser une porte pour se retrouver dans le monde des ufologues, ces spécialistes des UFO, unidentified flying objects. Des ovnis quoi.
Entre un bébé alligator empaillé et une tapisserie représentant de fausses briques, le vidéoprojecteur diffuse : « Ovni-Grenoble vous souhaite de joyeuses fêtes ». De kitchissimes images comme ce Yoda déguisé en Père Noël ou les soucoupes volantes prises dans une tempête de neige illustrent les vœux.
Bienvenue aux repas ufologiques, rendez-vous mensuels des fans d’ovnis (objets volants non identifiés), d’extraterrestres et de tout ce qui y touche, de près ou de loin.
Les ufologues grenoblois sont tous différents. Aussi variés que les mets proposés par le Croco, une cinquantaine de femmes et d’hommes de 40 à 70 ans se retrouvent. Certains se connaissent par leur fréquentation assidue. D’autres sont des participants plus récents. Ils n’ont rien en commun : on y trouve des raëliens, des profs de fac, des autoentrepreneurs, des retraités, des femmes au foyer, quelques étudiants.
Parmi eux Thierry, le front légèrement dégarni, se perd dans la masse mais en est le leader. Le quarantenaire, amateur de photo, est le GO (gentil organisateur) en T-shirt des repas ufologiques. Il nous guidera dans les méandres de la conférence.
Comme à l’accoutumée, la séance débute par une revue de presse. Thierry cite en général des périodiques comme Top Secret, l’un des plus diffusés. La publication aborde les sujets les plus iconoclastes, à grand renfort de montages photos, comme cette couverture où un homme se marre devant un tyrannosaure fossilisé. Le dernier numéro est consacré au Jurassique. Son sous-titre, « le plus grand canular du monde », remet en question l’existence de cet âge d’or des reptiles.
Thierry évoque aussi, en quelques minutes, l’anecdote rapportée par un ancien journaliste du Daubé (Gilles Morel) qui a pu croiser sur les pistes de la modeste station de Courchevel un cosmonaute : Vladimir Soloviev, parti en mission dans un Soyouz. Le journaleux, toujours en manque de confidences, aurait alors demandé au skieur russe si les extraterrestres nous avaient rendu visite. La réponse de Soloviev : « j’aimerais bien qu’ils n’existent pas, mais… »
Face à lui, l’assemblée hétéroclite écoute et prend note. Pour conclure son introduction, il diffuse la bande-annonce de Arrival, film évoquant l’arrivée sur notre bonne vieille terre de vaisseaux pas humains pour un sou. Sur le vidéoprojecteur, les images sont scotchantes. « Il vaut vraiment le coup », atteste un des jeunes participants de la soirée.
Ce dernier s’appelle Jean-Baptiste. Lui est un participant lambda. Le petit costaud a le souffle court et aime manger de la terrine et du pain. Ce jeune lecteur de Top Secret se destine à une carrière de bédéiste. Il a déjà écrit un scénario post-apocalyptique, impliquant une IIIe guerre mondiale. Il se penche sur les questions de secret. Venir aux repas représente pour lui « une source d’inspiration ».
À sa droite, un jeune homme, appelons-le David, semble un peu perdu. Lorsqu’on l’interroge sur sa présence ici, il sourit : « Mon père m’a donné rendez-vous au restaurant, je ne savais pas qu’il allait s’agir d’ufologie. » Il ne souscrit pas du tout aux thèses soutenues par son père ou par le reste de l’assemblée. La discussion qui suit entre eux est instructive.
D’une manière assez comique, les rôles sociaux habituels sont inversés. Le père défend mordicus une version « complotiste » de l’histoire récente de l’humanité, quand le fils appuie ses arguments sur l’explication « officielle ». Au moins un jeune qui n’aura pas été intoxiqué sur internet.
Extrait :
– Le père : « c’est curieux tout de même, ce trou dans le Pentagone. Il n’y a aucun débris. Ce pourrait être un missile. »
– David : « Mais non. En plus, il devait y avoir des gens dans cet avion ! Ils ont été tués dans l’attentat. »
– Le père : « Ça, on ne sait pas ! C’est comme la Lune, les Américains n’y sont jamais allés. Les vidéos sont bidonnées. »
– David : « C’est parce que les bandes magnétiques ne pouvaient pas supporter le voyage dans l’espace. »
– Fabienne : « Enfin, on parle de la NASA, ils avaient les moyens de filmer si besoin, même dans les années 60. »
Fabienne, située en face de la famille, acquiesce. La dame toujours souriante derrière son léger maquillage est convaincue que le voyage sur la Lune est une blague.
Mais l’histoire qu’elle aime à raconter est encore plus curieuse. Cependant, aux repas ufologiques, on l’écoute avec déférence. Fabienne est une témoin. Il y a quelques années, elle a vu un objet. Cette boule de lumière de trois mètres de diamètre était toute proche de sa maison. Elle est alors plongée dans la perplexité la plus totale. De longs jours, elle se questionne. « J’ai cherché une explication, mais je n’en ai pas trouvé », finit-elle par conclure.
Sur ces paroles apparaît l’orateur : Jésus, ou plutôt Yann. Le scientifique (il a une thèse en informatique) réunit tous les attributs du Christ. Chevelure et barbe fournie, regard bienveillant, sandalettes inappropriées en ce début d’hiver. En terrain connu, il a tout du politique en réunion publique. Il salue tous les participants, un par un. Il sourit et irradie de gentillesse. Lorsqu’il croise un de ses amis venus l’écouter, l’accolade dure presque une minute. Comme un gourou avec son fidèle.
Yann est venu parler de secrets. Durant 1h30, il va dérouler ses arguments appuyés sur trois témoins. « Je mets l’accent sur la crédibilité de ces témoignages », expose le chercheur. Son travail part de l’exemple du projet Manhattan. Ce projet secret en vue de créer la bombe atomique a mobilisé des dizaines de milliers d’hommes. Pourtant, aucun Américain n’en a entendu parler avant l’explosion d’Hiroshima. Pourquoi les secrets ne pourraient-ils pas perdurer aujourd’hui ?
Le PowerPoint que déroule Yann laisse apparaître un premier nom : Dan Sherman. Dans son livre, Au-delà du Secret, l’ancien militaire aborde son expérience. Il y explique notamment comment le gouvernement américain a signé en 1947 un contrat avec « les petits gris », une race venue d’ailleurs. Ce contrat vise une amélioration des êtres humains, afin qu’ils soient capables de communiquer avec les gris. Dan Sherman serait l’un de ces humains améliorés.
Au cours de son exposé, Yann sera interrompu par deux ufologues presque professionnels. Ce petit cercle de connaisseurs, où le tutoiement est de rigueur, s’appuie sur une bibliographie commune, comme les livres-témoignages traités par Yann.
Ahmed, un prof d’anglais à la fac, ressemble à un de ces « citoyens professionnels » trustant les instances de consultation, parfois mieux au fait que l’intervenant. Comme dans une réunion publique, il fait office de porte-parole de l’assemblée, acquiesçant ou objectant face aux arguments de Yann. Ce vieux briscard des repas ufologiques se caractérise par un léger embonpoint et une voix envoûtante. À plusieurs reprises, il recoupera les informations de Yann, pour lui donner raison. Ahmed se souvient d’une conférence où l’intervenant avait été débité en morceaux : il y a trois ans, à l’invitation des repas, Jean-Claude Sidoun, ufologue, avait exposé ses recherches. « Il s’est fait massacrer parce qu’il a commencé par une question : “est-ce que vous croyez à Roswell ?” Dans ce contexte, ce serait comme dire “est-ce qu’il y a des juifs dans la salle’’ » illustre Ahmed en rigolant. « On invite plus ce genre d’hurluberlu » achève le prof. Un clash ufologique en somme.
Denis est aussi un de ces professionnels. Il est tout d’abord témoin d’événements à caractère ufologique. Il observe à plusieurs reprises des lumières curieuses dans le ciel. Notamment le 19 août 2013 où « il observa vers 22h30 une dizaine de lumières étranges évoluant dans le ciel dans le silence le plus total, sur une trajectoire Sud-Ouest à Nord-Est » au col de Vence (celui des Alpes-maritimes, pas celui de Chartreuse), haut lieu de l’observation d’Ovni. Face à Yann, il interviendra une bonne dizaine de minutes à propos de remote-viewing, le contrôle à distance. Une technique qui aurait permis aux Américains de retrouver Saddam Hussein. Ce projet de remote-viewing aurait été interrompu par l’armée US.
C’est là la dernière leçon prodiguée par Yann, Ahmed et Denis : en général, pour garder les secrets, la désinformation active fonctionne. Dans un discours, on peut adjoindre 20 % d’informations fausses à 80 % de vérité pour brouiller les pistes. Une manière de garder le contrôle sur ce qui est vrai, ou non. Cette théorie a du inspirer la « post-vérité » chère à Donald Trump.
En tout cas, si vous pensiez que les complotistes sont une fable inventée par la Nasa, ou des êtres solitaires rivés à des vidéos youtube, détrompez-vous : ils existent, et nous les avons rencontrés. Et quand ils se réunissent dans la vraie vie, ils sont plus nombreux qu’à certaines réunions organisées par la mairie ou la métropole. Mais ça, personne n’en parle. Comme par hasard.