Accueil > Printemps 2023 / N°68

Tous à poil dans le filet numérique

Depuis cet automne, pour s’inscrire à une formation, il faut avoir une « identité numérique ». Et pour ceux qui n’ont pas de smartphone ? Il n’y a « pas de solutions alternatives » !

Tout ça pour m’inscrire à une formation de tonte de moutons. Ma première formation depuis mon entrée dans la « vie active », voilà 17 ans. J’ai gagné de l’argent de différentes manières, souvent dans des domaines très éloignés de mes quelques années d’études, en apprenant de la meilleure des manières : sur le tas. Pour une fois, ça me disait bien d’avoir un prof, un cadre. Juste pour trois jours, 21 heures. Un petit voyage embaumé par le suint de la laine.

Oui mais non. J’avais pourtant bien lu qu’il n’y avait besoin d’aucun prérequis pour suivre la formation. On ne m’avait simplement pas prévenu que pour s’inscrire, il fallait un smartphone.

J’avais commencé par me créer un « espace personnel » (un de plus) sur mon compte formation. Une démarche assez simple – rentrez votre numéro de Sécu, créez un mot de passe (un de plus), confirmez votre mot de passe – qui m’a permis de voir que j’avais des milliers d’euros de droit à la formation à claquer, cinq fois plus que le coût de la formation tonte de moutons.

J’ai cru que ça allait être facile : j’ai trouvé ma formation sur le site, je savais qu’il restait une place, j’ai cliqué et recliqué pour valider mon inscription, mais en fait : impossible ! Au bout d’un moment j’ai compris que j’avais besoin de créer mon « identité numérique ». Je ne connaissais pas cette nouvelle forme de puçage des êtres humains.
La dame du centre de formation m’explique que c’est obligatoire depuis cet automne, mais que c’est assez simple à créer, il faut juste télécharger une appli depuis son smartphone.

« Mais je n’ai pas de smartphone madame. »

Ça l’a laissé sans voix, puis elle m’a conseillé d’aller demander à La Poste, vu que c’est eux qui gèrent le bouzin de l’identité numérique. J’ai tenté de m’énerver, mais bordel comment se fait-il qu’on ne puisse pas arranger ça, je vous envoie le scan de ma carte d’identité si ça vous fait plaisir et que ça nous permet de valider le machin. Mais non. Son ton de voix a changé.

«  J’y peux rien, moi, c’est la merde ce truc mais on n’a pas le choix. »

Alors j’ai raccroché en m’excusant, sans même lui en vouloir, la pauvre : elle organise des formations de tonte de moutons et se retrouve à gérer des parcours numériques et des interfaces clients sans qu’on lui ait jamais demandé son avis.

Tondeur de moutons. Un des nombreux plus vieux métiers du monde, qui n’échappe pas au resserrement généralisé du filet numérique. Qui impose, pour faire tout et n’importe quoi d’avoir des espaces clients, des codes, des certifications numériques et des smartphones. Quand on en a pas, la simplification promise par le numérique tourne à la complexification infinie.

Alors j’ai essayé de parler à d’autres humains, ce qui dans notre monde moderne revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Il y a des numéros de téléphone sur moncompteformation.fr mais uniquement des robots au bout du fil qui demandent de taper 1, 2 ou 3 pour finir par dire que la réponse se retrouve sur l’onglet « aide ». Dans cet onglet, j’ai tenté de poser ma question « comment faire sans smartphone ?  » : Aucune réponse. En fouillant les recoins du site, je suis finalement tombé sur un document expliquant que si on ne pouvait pas utiliser « l’identité numérique », on pouvait s’inscrire en utilisant le «  formulaire dédié  » trouvable dans la fameuse rubrique « aide ». Mais les dizaines de minutes passées à cliquer de partout m’ont amené à la conclusion qu’on ne trouvait aucun «  formulaire dédié  » sur le site. C’est ce que m’a confirmé un humain que j’ai finalement eu par miracle au téléphone. Obligé de passer par l’identité numérique.

« Allez dans un bureau de Poste, ils pourront vous la créer si vous n’avez pas de smartphone. »

Bon. J’avais déjà perdu plusieurs heures alors je voulais aller au bout. Le sympathique chargé de clientèle de La Poste n’avait jamais créé d’identité numérique pour des clients sans smartphone, il ne savait pas si c’était possible mais il a quand même essayé, en me demandant ma carte d’identité. Il fallait d’abord se créer un compte La Poste, attendre quelques heures qu’il soit disponible, donc… revenir le lendemain.

Chose faite, il a continué les démarches en concluant : «  Voilà a priori c’est bon, vous allez devoir juste valider avec un simple texto.  » Je suis reparti confiant, mais patatras ! Pour valider, il fallait encore que je télécharge l’appli donc que j’aie un smartphone.
J’ai failli casser mon ordinateur.
Et puis j’ai rendu les armes, accepté ma défaite. Demandé son smartphone à un ami, mis ma carte Sim dedans et téléchargé cette foutue appli. Puis validé mon inscription à cette formation de tonte de moutons. En ayant le sentiment de subir les mêmes désagréments qu’un animal qu’on veut dresser.

L’identité numérique est obligatoire pour valider une formation depuis quelques mois. Elle le sera bientôt pour tout un tas d’autres actes de la vie quotidienne, selon La Poste. Accès au site de la Sécu, des impôts, ouverture d’une lettre recommandée en ligne, demande d’acte d’état civil, demande de place en crèche, retrait d’un colis, etc. Autant dire que seuls les ermites n’en auront pas besoin. Et ceux qui n’ont pas de smartphone ? Ils ne pourront tout simplement pas faire ces démarches. Dans un document interne à La Poste, la «  foire aux questions  » sur l’identité numérique, le problème suivant est posé : «  Est-il possible de créer deux identités numériques avec un seul numéro de téléphone ? (ex : quand une personne veut créer une identité numérique pour les démarches de son parent âgé qui n’a pas ou ne sait pas gérer un smartphone).  » Réponse : «  Il n’est pas possible d’utiliser deux identités numériques sur un même téléphone en même temps. Nous n’avons pas de solutions alternatives à apporter à cette utilisatrice pour le moment.  » Ce dispositif, réclamant également une carte d’identité, un passeport ou un titre de séjour de plus de deux ans exclut ainsi tous les étrangers dans des situations précaires. Une arme de plus dans la chasse aux sans-papiers.

Si La Poste et l’État français ne proposent pas de «  solutions alternatives  » pour les sans smartphone, c’est pour forcer la main à tout le monde. Un autre document interne nous apprend que l’objectif de La Poste, c’est que « 25 % des Français soient équipés d’ici 2025, soit 8 millions d’identités numériques.  » Les « chargés de clientèle » sont incités à faire du chiffre : «  Adoptez le réflexe identité numérique au quotidien pour équiper un maximum de clients. Lors de chaque passage d’un client en bureau de poste, vous pouvez lui proposer l’identité numérique de La Poste. »

On avait vu dans Le Postillon n°49 (hiver 2019) comment La Poste était en train de créer le plus grand fichier de France grâce à « une infinité de données clients, toutes celles qu’on peut collecter via nos échanges avec eux : quels produits ils consomment, quelle satisfaction, quelles réclamations… » C’est « un patrimoine inestimable que beaucoup nous envient ! » se réjouissait Pierre-Étienne Bardin, le «  Chief Data Officer » de La Poste. L’identité numérique va encore faire grossir ce « patrimoine inestimable » et permettre toujours plus facilement de « prédire vos comportements, et pouvoir dévoiler aux entreprises quels produits il faut vous proposer, quand et comment. »

Les filets des parcs à moutons sont faillibles. Des fois ils sont mal plantés, des fois le jus n’est pas mis, des fois les brebis parviennent à sauter par-dessus ou à les forcer. Le filet numérique se resserre de plus en plus sur nous et là : aucune échappatoire. Tous nos actes sont pistés, tracés, analysés, datatisés, monétisés. Les éleveurs de moutons doivent pucer leurs bêtes, le bétail humain est obligé d’acheter des smartphones, de se créer des « espaces personnels », de confier tous les détails de sa vie aux rapaces du Big Data et de l’intelligence artificielle.
On se retrouve à poil, tondu.
J’aimerais bien tricoter des pulls pour ressentir l’odeur de la liberté.