Accueil > Décembre 2020 - Janvier 2021 / N°58

Stade des Alpes : sous perfusion par millions

Le coût de construction du stade des Alpes à Grenoble – passé de 23 à 90 millions au moment de son inauguration en 2008 – avait déjà fait scandale. Depuis, l’argent public continue à se déverser sur cet énorme bâtiment, vide 99 % du temps. La Métropole a beau répéter sa volonté de « faire des économies » et changer de temps en temps de délégataire, ce stade est un puits sans fond qu’il s’agit de remplir : son histoire est émaillée de banqueroute et de subventions à six chiffres. Et c’est pas prêt de s’améliorer.

« Le premier objectif, c’est de réduire les coûts pour la collectivité. » Voilà le mantra délivré en conseil métropolitain, le 16 octobre 2020, par Thierry Semanaz, vice-président aux sports. Pour cela, la Métropole vient de confier le stade aux frères ennemis du sport grenoblois : le club de foot GF 38 et le club de rugby FCG. En 2015, les deux clubs, contraints de se partager le stade, se chamaillaient par médias interposés. En 2020, les voilà liés par Grenoble Alpes Sport (Gas), une structure les réunissant. Pour obtenir cette occupation de l’espace public, elle s’engage à payer une redevance annuelle (qui s’élève à 285 000 euros), et une part variable – qui s’active si le chiffre d’affaires de Gas double.

Alors que Thierry Semanaz parle « de 150 000 euros d’économies prévues, par rapport à la précédente gestion », les dépenses de la Métropole sont énormes. Sur les 10 ans à venir, les subventions à Gas vont atteindre 16,5 millions d’euros – disons 14 millions en retranchant la
redevance.

À cette somme s’ajoutent 20 millions d’euros d’investissement (de la Métropole) sur la même période – 12 ans après son inauguration, le stade qui commence à se dégrader a déjà besoin de travaux. 34 millions d’euros d’argent public sur les dix prochaines années : si l’objectif n’était pas de « réduire les coûts », quelle somme aurait dépensé la collectivité ?

Mais sait-on jamais, peut-être que ça va marcher : «  On verra si les économies sont plus substantielles. C’est possible  », se ment à lui-même Thierry Semanaz. « Économies  » : les élus répètent ce mot comme une prière, depuis l’inauguration du stade en 2008.

Gloire et déchéance du GF 38

15 février 2008, premier match de l’histoire du Stade des Alpes. Le GF 38 est alors en ligue 2, et rêve de la première division. L’équipe appartient à l’entreprise japonaise Index, spécialisée dans les jeux pour téléphone. Dans une stratégie de conquête des marchés européens, elle rachète le GF38 pour un prix attractif. « Ce ne sont pas des philanthropes : quand ils investissent un euro, il faut que cela leur en rapporte deux », explique en 2007 Jean Mouton à propos d’Index. À cette époque, ce monsieur est secrétaire général du GF 38 et le club loue le stade à la Métropole, qui le gère entièrement.

La gestion en régie coûte environ 5 millions d’euros par an à la collectivité, qui se rembourse en partie par les locations du GF 38. Sportivement, le club ne fait pas long feu : après être monté en ligue 1, il redescend deux ans plus tard en ligue 2 puis sombre. Le PDG d’Index et président du GF38 maquille les comptes de son entreprise ; le club est incapable de payer le loyer du stade.

Comme le club de foot est liquidé judiciairement, la Métropole possède un stade, mais pas d’équipe pour y jouer. Un fiasco financier : en trois ans, elle a dépensé 21 millions d’euros – entre les subventions au club, l’entretien du stade et les investissements. Pour arriver à un stade vide.

Alors la Métropole veut trouver une solution pour « faire des économies », déjà. Un mot ressort : rentabiliser. « La Métropole n’a pas les compétences pour faire cela, et ne voit pas comment réussir à ce que le stade lui coûte moins cher », éclaire Pierre Chaix, économiste du sport grenoblois qui connaît bien les mécanismes financiers autour des grands stades. Le stade des Alpes ira donc au privé.

David Guetta, hockey et tyrolienne

En 2012, Carilis est choisi pour la gestion du stade, en délégation de service public. Cette filiale dépend d’un gigantesque groupe industriel, Fimalac. La boîte dispose d’une branche spécialisée qui contrôle des dizaines d’équipements, des piscines principalement, grâce à des filiales. Carilis se dote d’une sous-filiale, la bien nommée Sogestal – société grenobloise d’exploitation du Stade des Alpes – et pour séduire la collectivité, met en avant Christophe Ville.

Ancien joueur chez les Brûleurs de Loups (le club de hockey local) devenu businessman, il est président du conseil d’administration de Carilis et négocie le bout de gras. Carilis obtient une première subvention d’équilibre (qui s’élève à 1,1 million d’euros annuels), à laquelle s’ajoutent 800 000 euros par an de soutien dans « la phase de démarrage  ». 1,8 million au lieu des 5 millions de la précédente période : le calcul est a priori positif.

De son côté, Sogestal fait son business et déborde d’idées débiles pour créer des animations. Il y a d’abord la tyrolienne au milieu du stade (un projet avorté), le concert de David Guetta (avec un cachet énorme ayant fait polémique) et un match des Brûleurs de Loups.

À partir de décembre 2013, plus rien. «  Sogestal est embauché pour faire de l’événementiel, mais n’en fait pas... », regrette Pascal [1], un citoyen qui s’intéresse au stade des Alpes. Les salles du stade et quelques espaces commerciaux sont peu loués, une salle de fitness tourne un peu (voir encart). Mais le stade est désespérément vide – au plus bas, le GF 38 joue devant 400 personnes. Le parking reste lui aussi inoccupé : il y a bien une dizaine de voitures garées là durant l’année, mais il est fermé lors des événements sportifs pour des raisons de « sécurité ».

En tout, l’entreprise génère entre 1 et 1,5 million d’euros par an. Moins que la subvention de la Métropole.

Un Mouton aux manettes

En 2015, la gestion du stade prend un nouveau tournant. Cette année-là, Jean Mouton, après avoir codirigé le stade avec David Joly depuis 2012, devient seul directeur du stade. Il obtient une belle négociation : alors que les aides de la Métropole sont censées baisser, elles remontent. La subvention d’équilibre passe à 1,4 million d’euros par an grâce à un avenant signé par les élus de la Métropole (écolos compris). Le préfet tente même d’invalider la décision, doutant de sa légalité. En vain.

En 2015, le stade est enfin utilisé, au moins pour le sport. Le FCG, mais aussi le GF38, y jouent la majorité de leurs matches. Jean Mouton explique ne pas pouvoir faire son beurre : le stade serait trop utilisé par le sport, compliquant l’organisation d’évènements. « Quand le club vient jouer, il capte la totalité de l’argent généré. On peut se trouver dans une situation de concurrence entre les clubs et Sogestal. L’entreprise privée se contente des redevances que leur doivent les clubs », explique Pierre Chaix. En réalité, elle ne s’en contente pas. La Métropole paie le différentiel, et l’addition sous Sogestal est conséquente. Entre 2012 et 2020, huit ans donc, outre les 8 millions d’investissements et de rénovation de la part de la Métropole, on compte 14 millions euros d’aides pour Sogestal – 22 millions donc. C’est autant que pour la période de seulement trois ans 2008 – 2011, mais c’est toujours sacrément cher : presque 3 millions d’euros par an quand même.

Cette « réussite  » a visiblement plu à la Métropole qui a décidé de garder Jean Mouton à la direction du stade avec Gas. « Comme il a déjà travaillé avec le club de foot, comme secrétaire général, il connaît beaucoup de monde à Grenoble, et il sait bien se placer. Ce n’est pas étonnant de le voir repartir comme directeur maintenant », explique Olivier*, salarié au Stade des Alpes, déçu, mais lucide.

Pierre Chaix reste prudent : « Le marché des gestionnaires de gros stades n’est pas très dynamique. Et puis, j’imagine qu’il a un joli salaire. S’il fallait le congédier, cela pourrait coûter fort cher…  » D’autant que les deux clubs n’ont aucune expérience dans le domaine de la gestion de grands stades.

« Deux clubs qui gèrent un stade de cette manière, c’est une première en France. Ça ne peut que mal se passer », imagine Pascal, bien pessimiste. D’autant qu’on sait peu de chose sur Gas : ni le fonctionnement de la société ni la répartition des postes, ni comment les décisions seront prises – les clubs n’ont pas répondu à nos sollicitations. Des expériences passées depuis 2007, on sait une chose : en cas de mésentente des deux clubs, ou de défaillance sportive, la facture sera salée pour la Métropole. «  La convention est une garantie pour les clubs, que nous ne les abandonnerons pas en chemin  », avait conclu Thierry Semanaz.

« L’incertitude » a déjà coûté très cher aux contribuables de la Métropole. Le prix de la construction du stade avait explosé, suite à diverses erreurs de conception, passant de 23 à 55 puis à 90 millions. À sa livraison, de nombreux problèmes (sur la verrière, ou sur la plomberie) sont constatés, nécessitant de nouveaux frais.

Pour financer ces énormes travaux, la Métropole a contracté des emprunts toxiques en 2007. Le taux basé sur la parité euro-franc suisse est d’abord avantageux, puis explose, entraînant une augmentation des mensualités – cela va coûter 50 millions d’euros supplémentaires à la collectivité.

En 2020, soit douze ans après l’inauguration du stade, l’addition totale atteint déjà 183 millions d’euros (90 millions d’euros de construction, 50 millions d’emprunt toxique, 21 millions pour la période 2008 – 2011, 22 millions pour la période 2012 – 2020). 34 millions sont déjà prévus pour les dix prochaines années, malgré la volonté répétée de « faire des économies  ». C’est toujours ça que les petits clubs amateurs n’auront pas.

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Le fitness a bien maigri

« La salle de fitness faisait chier Jean Mouton. Il ne voulait pas s’en occuper et s’en est débarrassé  », explique Pascal, un usager remonté. Comme Olivier, un salarié, il a vu la salle de sport s’effondrer. Ouverte en 2013 sous l’impulsion de David Joly, elle permet de « faire vivre » le stade en dehors des événements sportifs. Mais quand Jean Mouton reprend les rênes de Sogestal, l’ambiance change.

«  Il a viré le coach principal, puis s’est mis à payer les coachs indépendants en retard », retrace Olivier qui parle de sous-investissement et de machines hors service. L’équipe, embauchée directement par Sogestal, fond à vue d’œil. D’une dizaine, ils ne sont plus que quatre aujourd’hui. Surtout, Olivier évoque la pression forte depuis 2019, et l’approche du changement de délégataire. « Depuis décembre dernier, Jean Mouton insiste pour nous faire signer une rupture conventionnelle », atteste Olivier. Finalement, une rencontre entre la Métropole, la direction et les salariés est organisée. « La direction de la Métropole explique qu’elle ne sait pas quoi faire de nous. Sogestal devait nous re-proposer une rupture conventionnelle. Si on refuse, on pourrait devenir salarié de la Métropole. Mais elle n’a pas trouvé de place dans un service adapté pour nous  », poursuit Olivier, qui ne travaille plus depuis le premier confinement. La salle n’a pas rouvert cet été, mais il reste au chômage partiel, comme les quatre autres salariés de la salle. Il est certain qu’il ne pourra pas revenir travailler au stade des Alpes. « La salle de fitness est débarrassée des équipements. Maintenant, il y a des bureaux. Dans le hall d’accueil se trouvent un baby-foot et une table de ping-pong  », assure Olivier qui ne sait pas trop ce qui va se passer pour lui. Jean Mouton, lui, va garder sa place. 

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Notes

[1Les prénoms ont été changés