Des investissements gigantesques pour STMicro
Seule la contestation est sobre
L’annonce a pourtant été faite en plein été caniculaire, marqué par de multiples restrictions d’eau et d’inédits appels gouvernementaux à la « sobriété ». Mais la création d’une nouvelle usine grande consommatrice d’eau, d’électricité et de produits chimiques pour produire des nuisances connectées énergivores n’a suscité quasiment aucune contestation. Un monde de plus en plus artificiel, une vallée de plus en plus urbanisée, des réserves d’eau toujours plus pompées : même les écolos sont pour !
Cette mésaventure vous est-elle arrivée une de ces nuits d’été ? Allongé quelque part loin des métropoles, contempler tranquillement le ciel à la recherche d’étoiles filantes et tomber sur une espèce de train d’étoiles, toutes bien alignées, traversant lentement l’immensité de l’Espace ?
La première fois, on peut se faire avoir, croire à un phénomène naturel, quelque chose d’incroyable, de merveilleux, inattendu.
Mais en fait : non.
Car il s’agit des fameux « trains de satellites » lancés par l’entreprise Space X du milliardaire Elon Musk. Afin de « révolutionner » l’accès à internet haut-débit partout sur la planète, la multinationale a déjà envoyé plus de 2 000 satellites dans l’espace. D’ici 2025, il devrait y en avoir 12 000 et à terme, plus de 42 000. Déjà les astronomes s’alarment de cette nouvelle pollution visuelle, parasitant l’observation des objets célestes et rejetant toujours plus de débris spatiaux dans l’espace.
Voilà la direction que continuent à prendre nos sociétés : après avoir pourri à peu près toute la planète, on s’attaque à l’espace.
Mais les Isérois seront sûrement très fiers d’apprendre que dans chacun de ces satellites, il y a un peu de notre savoir-faire. STMicro Crolles fabrique en effet certains composants des terminaux des satellites. Alors la prochaine fois que votre session d’observation des étoiles filantes est gâchée par un train de satellites, pensez donc à la fierté de vivre dans une région si innovante.
« Ce site est unique en France car ses clients c’est Apple, Tesla, Space X, Général Motors, Ford. En Europe, c’est Schneider, Siemens, Bosch, etc. Bref c’est toute la palette de grands groupes automobiles, industriels. Je pense qu’il n’y a pas d’autres sites en France qui a ce panel de clients. »
Voilà comment le PDG Jean-Marc Chéry a présenté le site de STMicro Crolles au président de la République et à ses nombreux sbires venus annoncer le lancement d’une nouvelle usine. Le 11 juillet dernier, la quasi-totalité des médias locaux et nationaux ont relayé complaisamment cette supposée « très bonne nouvelle » : le « plus grand investissement industriel depuis les centrales nucléaires » : 5,7 milliards d’euros, 1 000 emplois annoncés et des millions de plaques de semi-conducteurs produites.
Voilà 20 ans, une scène identique s’était déroulée. En 2002, pour l’inauguration de Crolles 2, on parlait déjà du « plus important investissement industriel réalisé en France depuis 10 ans, depuis les centrales nucléaires » (Le Daubé, 14/04/2002).
Si l’histoire bégaye souvent, avec ST Micro Crolles les annonces d’agrandissement du site ressemblent à un disque rayé. À chaque fois, les présidents de la République se déplacent (Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron) et à chaque fois les centaines de millions d’euros d’argent public pleuvent.
Remarquons quand même que l’emploi se fait de plus en plus cher. La nouvelle usine de 2002 promettait 1200 emplois pour 543 millions d’euros d’argent public : soit quand même 452 000 euros par emploi, ce qui est déjà énorme. Celle de 2022 promet à peine 1 000 emplois pour 2,3 milliards d’euros d’argent public : soit 2,3 millions d’euros par emploi créé, ce qui équivaut à cent ans payé au Smic, cotisations comprises…
Une inflation de 500 % par emploi créée mais qu’importe ! Le chantage à l’emploi permet de faire tout et n’importe quoi, dilapider l’argent public, devoir trouver où loger et comment transporter des milliers de personnes supplémentaires dans une vallée aux espaces disponibles limités, bétonner les terres agricoles malgré la règle du « zéro artificialisation nette » [1], gaspiller des mégawattheures d’énergie et pomper des quantités astronomiques d’eau. Mettez les termes « réindustrialisation », « nouvelle usine » et « X emplois créés » dans un communiqué de presse et tout le monde sera content.
Tout le monde ? Du côté des politiques, c’est effectivement carton plein. Le sketch macroniste explore de nouveaux territoires depuis quelques semaines avec ces fameux appels à la sobriété. En même temps les mêmes promeuvent les pires industries énergivores, dont la fabrication de puces électroniques est le parangon vu qu’elle repose sur la création de nouveaux besoins et de nouvelles dépendances. Lors de l’inauguration de la nouvelle usine, Macron était tout fier d’annoncer que l’Europe allait produire « quatre fois plus » de semi-conducteurs, notamment grâce à STMicro. Pour au final avoir « quatre fois plus » d’iPhone, de tablettes, de voitures intelligentes, de trains de satellites, autant d’objets qui ne font que prendre le chemin opposé de la sobriété.
Les politiques soi-disant écologistes ne font pas mieux. Toujours prompts à sauter sur la plus futile des polémiques ou sur la moindre déclaration de Macron, les partis de gauche et autres militants numériques suractifs ont été – au mieux – remarquablement silencieux sur « le plus gros investissement industriel depuis les centrales nucléaires » et les 2,5 milliards d’argent public donnés pour la numérisation du monde.
Faut dire que les « influenceurs » militants n’ont rien à dire contre l’invasion des écrans, vu qu’ils bâtissent leur notoriété dessus. Alors que des pétitions comme celle contre l’anecdotique pratique de déterrage des blaireaux obtiennent rapidement plus de 100 000 signatures, aucune campagne – ni même tweet ironique – n’a contesté l’annonce de cette nouvelle usine. En cherchant bien, on trouve sur change.org une courageuse pétition contre l’agrandissement de STMicro, intitulée « protéger la vallée du Grésivaudan au cœur des Alpes ». Mais le 23 septembre, deux mois après son lancement, elle plafonnait à… 56 signatures.
Du côté des politiques, seul le parti Lutte ouvrière, aux thèses pourtant très loin de la décroissance, a exprimé une opposition à cette extension de la Silicon Valley à la française. Dans leur communiqué du 5 août 2022, STMicroelectronics est qualifié de « pompe à fric et pompe à eau ».
Les cadres locaux de la Nupes (nouvelle union populaire écologique et sociale) sont quant à eux pour cette « pompe à fric et à eau ». Dans le récit du Monde (12/07/2022) de la visite de Macron, on apprend que le promoteur de l’arc-humaniste-pour-la-transition-vers-le-monde-de-demain applaudit à cette horreur : « Dans l’assistance, le maire écologiste de Grenoble, Eric Piolle, opine de la tête. Prêt à laisser de côté, l’espace d’un instant, ses divergences avec le chef de l’Etat, l’élu […] trouve même cette annonce “réjouissante”. Certes, l’édile regrette que M. Macron n’aborde la sobriété énergétique que sous l’angle de l’efficacité sans remettre en question nos usages et “l’hyperconsommation” ».
Comment peut-on prétendre « remettre en question nos usages et l’hyperconsommation », sans contester la création d’une nouvelle usine high-tech ? La cohérence de Piolle a certes toujours été très sobre, n’empêche qu’on s’étonne toujours de voir des prétendus écologistes promouvoir en même temps la fuite en avant technologique et la « sobriété énergétique ».
Du côté des parlementaires, on n’a trouvé aucune trace de réaction chez les nouvelles députées iséroises Elisa Martin (LFI) et Cyrielle Chatelain (EELV). Celui de la circonscription de Crolles, Jérémie Iordanoff (lui aussi EELV et fraîchement émoulu) a quand même pondu un communiqué sur la visite de Macron, cosigné par le sénateur Guillaume Gontard (toujours EELV). Ces technologistes ne trouvent rien de mieux que de « saluer cette annonce qui renforce notre souveraineté industrielle » en appelant gentiment, comme la CGT, à une très vague « vigilance sur les conséquences écologiques et sociétales liées au développement de ces activités ». A quand un communiqué d’EELV pour « saluer la création d’un nouvel abattoir » tout en appelant à la « vigilance sur la fin de vie des animaux non-humains » ?
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2,3 milliards
C’est le montant des aides publiques pour la nouvelle usine de STMicro, censée créer 1000 emplois. Ça fait quand même 2,3 millions par emploi. Avec une telle somme, combien d’emplois pourraient être créés dans des emplois plus sensés ? Dans le soutien à une petite agriculture paysanne ? Dans la fabrication de choses réellement utiles (fringues, vélos, outils, matériaux de construction, cabines téléphoniques) ? Dans le soutien aux petits salaires des métiers « du lien » ?
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29 000 m3
C’est la consommation en eau, par jour, des deux sites industriels de STMicro et de Soitec, attendue à l’horizon 2023-2024. Un chiffre un peu abstrait, qui prend du relief quand on sait qu’une piscine olympique de 2 mètres de profondeur contient 2 500 m³ d’eau. Donc les deux usines du Grésivaudan consommeront dans un an plus de 12 piscines par jour !
Pendant ce temps-là, les élus grenoblois, à la tête de la « capitale verte » s’enorgueillissent en ce mois de septembre de récupérer l’eau de la piscine Jean Bron, soit seulement 2500 m³, pour nettoyer les rues et les trottoirs. Une goutte d’eau dans l’océan du gaspillage des industries de la microélectronique, soutenues par le maire Piolle.
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Notes
[1] Le chantage à l’emploi permet effectivement de passer outre quelques dispositions légales, comme le raconte Pièces et Main d’œuvre dans STMicroelectronics, les incendiaires et les voleurs d’eau : « Vingt ans et des canicules plus tard, Jean-François Clappaz, le vice-président à l’économie de la communauté de communes du Grésivaudan adresse cette demande inouïe à Macron : frapper le site de micro-électronique d’extra-territorialité pour l’exonérer de la règle du “zéro artificialisation nette” prévue dans la loi sur le climat. Objectif de cet élu incivique : “Faire en sorte qu’il (NdA : le site) ne soit pas impacté dans son évolution future par les mètres carrés indispensables à l’extension du site (sic) […]. Un investissement de 5,7 milliards d’euros nécessite que la loi s’adapte aux contraintes que l’on aura. Sinon, il ne pourra pas se réaliser, que ce soit pour ST et le ruisseau du Craponoz à côté, ou Soitec”. Le techno-gratin trahit en toute désinvolture ses habitudes d’arrangements administrativo- politiques. […] C’est simple, raisonne le vice-président Clappaz, la loi devrait intégrer la fiction de la dématérialisation de la vie numérique, et décider que les usines de puces ne sont pas installées sur Terre. C’est en effet la seule solution pour assurer que la “transition numérique” soit en même temps “écologique”. »