Accueil > Été 2020 / N°56

Viser la lune ça leur fait pas peur

Saint-Bruno ne peut pas accueillir tous les start-uppers du monde

Ça fait longtemps que le quartier Saint-Bruno est cerné par les bastions grenoblois des nouvelles technologies. De la Presqu’île à Bouchayer-Viallet en passant par Europole, l’ancien quartier ouvrier est entouré de centres de recherche, de start-ups et d’entreprises bossant dans la «  tech ». Si cette proximité se ressent forcément dans sa sociologie, le cœur du quartier a été relativement épargné par cette invasion. Mais début février, le Moonshot Labs, a ouvert ses portes sur le cours Berriat, non sans quelques tensions.

« Ils pensent que notre lieu participe à la gentrification [1], alors que ce phénomène n’est pas nouveau. On n’est pas des acteurs de la gentrification parce qu’elle a déjà été réalisée.  » Alexandre Lefèbvre et Jeff Knoepfli ont entendu les critiques formulées contre l’ouverture de leur lieu dans le quartier Saint-Bruno. Respectivement « responsable de projets  » et « platform builder » du Moonshot Labs, ils sont néanmoins confiants dans l’avenir : « Je comprends les critiques mais en même temps ce n’est pas l’avis de tous les habitants. Un collègue s’est fait interpeller par une maman du quartier qui affirmait que c’était super qu’on soit là.  »

Depuis début février, le Moonshot Labs a donc ouvert ses portes au 93 cours Berriat, en plein cœur du quartier Saint-Bruno, non sans prétention. À la question du pourquoi du nom Moonshot, le CEO (Chief executive operator) Alban Richard répond : « Littéralement, on le traduit par “Vise la lune” et nous sommes effectivement un labo pour viser la lune et faire des projets ambitieux  » (L’Essor de l’Isère, 09/03/2020). Pour atteindre cette cible, lui et sa bande ont donc racheté et entièrement rénové l’Espace Saint Martin, une ancienne salle polyvalente. Au rez-de-chaussée, ils accueillent l’open space de Cowork In Grenoble (voir page suivante). Au premier étage, des bureaux loués à des indépendants cohabitent avec ce qu’il reste de la salle de cinéma de l’ancien lieu. La dizaine de membres du Moonshot Labs bossent au deuxième étage dans le but de « transformer vos idées en entreprises ».

Pendant les mois de travaux réalisés à l’automne 2019, la devanture du lieu a été régulièrement taguée : «  Start-uppers go home », « dégagez », etc. Début janvier, les vitrines ont même été presque entièrement « repeintes », visiblement à l’aide d’un extincteur chargé de peinture. « Plein d’habitants sont venus nous soutenir, en disant que de toute façon des tags il y en avait partout dans le quartier », assure Alexandre Lefèbvre. Après avoir tout effacé et ouvert le lieu, les promoteurs du Moonshot Labs ont tenté de rencontrer les acteurs locaux. « Juste avant le confinement, on a organisé une réunion en invitant toutes les associations de quartier. L’idée c’était de se présenter à nos nouveaux voisins et de réfléchir ensemble à la meilleure intégration possible. » Une dizaine de personnes ont répondu à l’appel, parmi lesquelles Camille, membre d’une association de soutien scolaire : « Ils ont bien été mielleux et nous ont fait un beau blabla sur la synergie de l’écosystème du quartier ». Parmi les invités se trouvaient également trois membres du « centre social Tchoukar », plus connu sous le nom de squat du 38, rue d’Alembert. « C’était assez drôle, poursuit Camille, parce qu’une des membres du 38 leur a fait un cours magistral sur la gentrification, en leur expliquant que leur arrivée allait attirer toujours plus de personnes à hauts revenus, et donc chasser les pauvres.  » Et effectivement si le Moonshot Labs devrait s’intégrer sans problème dans le quartier, la question est de savoir comment il va encore un peu plus intégrer le quartier au monde de la Tech. « Selon la membre du 38, les besoins de sécurité, de propreté, et les habitudes de consommation de ces nouveaux travailleurs risquent forcément de se heurter à une partie de la vie du quartier, et l’amener à se transformer pour faciliter leur propre intégration », conclut Camille.

Alexandre Lefèbvre donne sa version : « C’était sympa comme discussion, même si on peut être d’accord ou pas. On a proposé que notre espace puisse servir à d’autres personnes. Par exemple, pour l’instant il y a des cours de japonais.  » Jeff Knoepfli abonde : « C’est pas non plus un énorme campus de start-ups. Je trouve au contraire que notre présence amène une diversité intéressante. On a une taille humaine, à une échelle raisonnable pour le quartier.  » À Saint-Bruno, la pression immobilière est forte, rendant de plus en plus rares les lieux non marchands où se réunir. Juste en face du Moonshot Labs, le Lîeu a ouvert en janvier afin de proposer un « local ouvert à tous, et en particulier aux personnes en grande précarité  » : « Il leur a fallu des mois de combats pour arracher ce lieu à la mairie avec le budget participatif, souligne Camille. D’un côté de la rue, il y a les sans-toits, de l’autre les winners start-uppers. Et eux n’ont rien à proposer au quartier, si ce n’est payer pour utiliser leur salle.  »

Dans une interview à l’Essor de l’Isère (09/3/2020), le CEO Alban Richard explique le choix du quartier : «  À Saint-Bruno, nous sommes à 150 m de l’École de management, en face de la gare ce qui facilite vraiment les transports, et aux portes de la Presqu’île. Nous souhaitons monter des programmes avec les écoles et les universités pour faire du partage d’expérience. Il s’agira de programmes gratuits pour favoriser la culture numérique. » L’intérêt du Moonshot Labs pour le quartier est donc avant tout économique, puisqu’il est à deux pas des acteurs de la Tech à Grenoble. Si la gentrification de Saint-Bruno est déjà bien avancée, l’arrivée de ces travailleurs branchés risque d’intensifier le processus, également nourri par la construction de 300 logements hors de prix sur le terrain d’A.Raymond et par l’ouverture fréquente de nouveaux bars branchés. Mais ce n’est pas seulement Saint-Bruno que le Moonshot va contribuer à transformer : s’il veut « viser la lune », c’est avant tout pour accélérer la numérisation du monde.

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Un lieu pour accélérer la numérisation du monde

Moonshot Labs est en fait une émanation de Usharesoft, une boîte grenobloise fondée par Alban Richard, « spécialisée dans l’édition d’automates logiciels ». Elle a été rachetée en 2015 par la multinationale Fujitsu, un géant du « cloud computing  » travaillant notamment sur des nouvelles techniques biométriques, un moyen de paiement sans contact par reconnaissance veineuse ou la commercialisation d’une « ferme numérique  ». Mais ça c’est du passé, selon Alexandre Lefèbvre et Jeff Knoepfli : « Fujitsu a souhaité revendre la boîte. Alors on s’est associés pour reprendre les parts et on a complètement changé de business model : maintenant on œuvre dans l’accélération de projets de digitalisation au sein de Moonshot Labs avec un “start-up studio” et un “accelerator studio”. »

Le start-up studio a pour but de faire émerger de nouveaux business avec un slogan phare : « Le produit d’abord, l’entreprise ensuite.  » Vu de loin, cela ne semble pas si « disruptif  » comme approche (qui a déjà monté une entreprise sans avoir de produit ?), mais Alexandre Lefèbvre et Jeff Knoepfli assurent que leur démarche est vraiment originale : « Notre différence, c’est qu’on propose une co-incubation. On ne veut accompagner qu’une ou deux start-ups par an pour maximiser la réussite. Normalement, moins de 20 % des projets de start-up aboutissent, on vise ainsi plus de succès.  » Pour chaque projet accompagné, les co-incubateurs affirment pouvoir « investir en capital jusqu’à 300 000 euros  ». Dans le monde des start-ups et du numérique, il pleut toujours de l’argent magique.

L’accelerator studio entend, lui, « assister les grandes entreprises dans leurs projets de transformation numérique  ». Et que répondent-ils à ceux qui critiquent la numérisation à marche forcée et la disparition des rapports humains ? « Nous on vend nos services pour des boîtes du coin, on travaille à taille humaine et à échelle locale. On les aide à aller vers la numérisation, qui est en cours de manière internationale et qu’ils sont obligés de faire de toute façon. Si on ne le fait pas, d’autres le feront en occasionnant des dégâts plus importants parce qu’on n’aura pas le contrôle.  » En gros : si c’est pas nous, ce sera les autres, alors autant se faire de la thune. « On a aussi une part éthique. Faire du logiciel pour le militaire, no way. Les pratiques médicales douteuses ou le tracking, idem. » Une éthique qui ne devait pas être la même à l’époque où la boîte appartenait à Fujitsu. La multinationale porte en effet plein de réjouissants projets comme le développement de la reconnaissance faciale dans les grandes surfaces ou les banques afin de « repérer les comportements inhabituels  » (L’usine digitale, 27/12/2018).

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Notes

[1La gentrification désigne « les transformations de quartiers populaires dues à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées qui réhabilitent certains logements et importent des modes de vie et de consommation différents ». Sur la gentrification à Saint-Bruno, lire Allô Saint-Bruno bobos, dans Le Postillon n°0 - mai 2009.