Accueil > Printemps 2023 / N°68
Kafka connecté - épisode 2
SOS Médémarches
Le Postillon poursuit son nouveau feuilleton participatif : des récits de situations ubuesques ou kafkaïennes vécues à cause du progrès qui s’arrête pas. Actes basiques impossibles faute d’avoir un téléphone portable ou un smartphone, ou toute autre situation connectée virant à l’absurde. Pour les prochains épisodes, on compte sur vos témoignages ! Ce genre d’écriture pourrait d’ailleurs devenir un style littéraire à part entière, nos collègues du journal l’Âge de faire publiant également ce genre de témoignages (notamment dans le dernier numéro de février 2023).
Pour cet épisode, voici les affres subies par une membre de l’équipage de SOS Médémarches et d’un apprenti tondeur de moutons.
Sa débrouillardise lui a permis de traverser seul l’Afrique de l’Ouest à 16 ans, un bateau de secours l’a sauvé lors de la panne de son embarcation au milieu du détroit de Gibraltar… Mais pour s’y retrouver dans les démarches dématérialisées, non, il n’y parvient pas.
Alors j’essaie de l’aider, parce qu’internet est le seul moyen de demander un logement social, de correspondre avec la Caf, la Sécu, de consulter les bulletins de salaire que son entreprise impose sur Digiposte, et j’en oublie.
Bon ce soir j’ai ses mots de passe sous mes yeux, toujours à base de Messi, foot et 10, encore faut-il bien repérer quand il faut ou non des majuscules ou s’il y a un « ! » ou un « ? ».
Je me mets au boulot sans entrain mais dopée par la satisfaction d’aider mon prochain… Oui ça marche ! Je prends un certain temps pour avancer le dossier – ce n’est pas vraiment naturel pour moi – et puis voilà : « Recopiez le code que vous venez de recevoir sur votre téléphone. » Le portable, c’est le sien et non le mien ; en effet, voulant le rendre progressivement autonome j’indique toujours ses propres coordonnées. Or il est 22h30, et après une journée de chantier et avant son lever demain à 5h30, je ne peux le réveiller. Bon j’ai tout perdu, tant pis je recommencerai vaillamment demain, je n’avais qu’à m’y mettre plus tôt.
Rebelote, mais pas avant 18h car dans le bruit des marteaux piqueurs c’est difficile de le joindre au boulot. Je lui demande de rester disponible pour me donner le numéro-sésame qu’il recevra.
Miracle, une fois encore le magicien Messi me donne accès au site. Et moi je progresse, renseignant les cases un peu plus vite. Enfin : « Recopiez le code… » Vite, je l’appelle, malheur c’est occupé ! À 20 ans il n’a sans doute pas résisté au plaisir de répondre à son pote ou à sa chérie… qu’il lâche cependant en entendant mon signal d’appel. Sans doute trop lentement parce que lorsqu’il me communique son code-sésame. « La limite du temps de connexion a été atteinte. »
Bon je lui dirais bien de venir régler tout ça en direct avec moi samedi ou dimanche, même s’il existe d’autres plaisirs de fin de semaine, mais je me souviens de cette fois où notre tentative s’était heurtée à : « Ce site est momentanément indisponible, veuillez nous en excuser. »
Mon découragement est-il légitime ? Il y en a tant qui n’ont pas le plaisir de naviguer, tandis que moi… je surfe très souvent.
P.S. Lorsque j’ai abordé ce problème avec des représentants du préfet, ils ont vanté la mise en place de permanences d’aide aux démarches informatiques. Pas de bol, les horaires de ces permanences correspondent aux heures de travail sur les chantiers !