Accueil > Octobre 2016 / N°37

Requiem pour une bibliothèque

Engagement n°110 de Piolle : « Maintenir et soutenir le réseau des quatorze bibliothèques municipales ». Deux ans plus tard, le « plan de sauvegarde » des services publics prévoit la fermeture de trois bibliothèques : deux sont déjà effectives et celle de la bibliothèque Alliance est prévue pour 2017. Un lieu de vie en moins pour les habitants des quartiers Alliés et Alpins. Reportage au cœur du secteur 4, à la rencontre d’habitants qui refusent de voir leur quartier transformé en désert culturel et social.

Impossible d’y échapper : sur la façade de la bibliothèque, rue Stalingrad, affiches et tracts occupent le moindre centimètre carré de vitre tandis que devant le bâtiment, une imposante banderole attire l’œil des usagers mais aussi des passants et automobilistes. Le message est limpide : « Non à la fermeture de la bibliothèque Alliance ! » Depuis le 9 juin dernier, bibliothécaires, lecteurs et habitants sont en effet entrés en résistance. Ce jour-là, la nouvelle, qui avait déjà commencé à fuiter deux jours auparavant, est officiellement confirmée. Eric Piolle annonce, lors d’une conférence de presse, son « plan de sauvegarde des services publics », qui comme son nom ne l’indique pas, est un vrai plan d’austérité.
Parmi la centaine de mesures annoncées, qui s’accompagneront de la suppression d’une centaine de postes d’agents municipaux d’ici fin 2018, figure la fermeture de trois bibliothèques, Prémol (Village olympique), Hauquelin (quartier Notre-Dame) et donc Alliance (quartier des Alliés). Forcément, cette décision a fait bondir les riverains de ces bibliothèques comme les syndicalistes. Ils ont donc essayé d’unir leurs forces, multipliant les manifestations, tracts et pétitions. Principal coup d’éclat : l’invasion du conseil municipal, le 11 juillet dernier, par quelque 300 manifestants, ce qui a conduit à la suspension et au report du conseil.

Cette forte mobilisation n’a pas fait plier la municipalité, qui n’a pas traîné pour enclencher le calendrier prévu. La bibliothèque Prémol a ainsi fermé ses portes le 15 juillet, suivie le 30 juillet par Hauquelin. Quant à la bibliothèque Alliance, elle est pour l’instant en sursis jusqu’au premier semestre 2017, date de sa fermeture programmée. Les habitants du secteur 4 (Alliés – Alpins – Beauvert – Reyniès – Capuche) doivent en profiter car elle viendra vite s’ajouter à la longue liste des équipements inexistants dans cet endroit. En juin 2015, les parents avaient assisté à la fermeture de la halte-garderie. Au 31 décembre 2017, ce sera le tour du centre social des Alpins (voir Postillon n°31). Michelle, usagère régulière de la bibliothèque, confie son amertume : « Le centre social plus la bibliothèque, ça fait beaucoup pour un même quartier ! En plus, rue de Stalingrad, il y a déjà beaucoup de commerces qui ferment. Déjà que la rue et même le quartier en général ne sont pas très attractifs... »

« Un service de proximité »

Plutôt populaire, sans être spécialement difficile, le quartier Alliés – Alpins « ne fait pas vraiment rêver », reconnaît d’ailleurs Julie, attablée en terrasse au Mérimée. « Pour les nouveaux résidents comme nous, je pense que c’est rarement un choix numéro 1.  » Structuré autour de deux axes principaux – la rue Stalingrad du nord au sud et la rue des Alliés d’est en ouest -, le quartier n’a pas de place centrale ou de lieu privilégié de rassemblement. Quelques bars, brasseries et kebabs, des commerces en nombre limité, pas de tram...

Du coup, la bibliothèque et le centre social sont parmi les « seuls lieux de rencontre et de sociabilité », souligne Noëlle, habitante des Alpins et usagère des deux espaces. « Ça me désole car c’était à proximité, après il faudra aller chercher une autre bibliothèque bien plus loin. Et puis, les livres, c’est important ! En plus, on l’a appris par surprise, on n’a même pas été consultés alors qu’on est les premiers concernés, avec les agents. Pareil pour le centre social : j’étais assistante maternelle donc j’y allais avec les enfants et j’y fais encore du yoga régulièrement, mais pour combien de temps ? » Michelle, venue ramener des bouquins, abonde : « Je suis lectrice depuis plus de dix ans et je viens une à deux fois par mois minimum. C’est un service de proximité qui disparaît, pourtant c’est vraiment bien d’avoir accès facilement aux livres et aux magazines tout près de chez soi. J’ai regardé sur la carte, l’an prochain les bibliothèques les plus proches seront celles de Teisseire et des Eaux-Claires. Ça fait une certaine distance, surtout pour les parents ayant des enfants et les gens qui doivent se déplacer à pied ou en bus. Une médiathèque comme Kateb Yacine propose une offre plus importante mais je la trouve un peu froide. Ici, on a une relation plus personnalisée avec les bibliothécaires, plus chaleureuse. »

Devant Michelle, les bibliothécaires écoutent et opinent mais ne pipent mot. Le sacro-saint devoir de réserve des fonctionnaires ? Pas seulement. C’est que des consignes sont venues d’en haut. « On n’a pas le droit de vous répondre », me glisse l’une d’elles, visiblement désolée de ne pouvoir s’épancher sur le sujet. « Pour toute demande d’interview, il faut passer par le cabinet du maire. » Voila la vision de la liberté de parole et de « la libération des données publiques » de la mairie de Grenoble.
Dès l’annonce du plan d’austérité, des collectifs se sont montés pour chaque bibliothèque menacée de fermeture. Sur la bibliothèque Alliance, l’union de quartier, l’association Les 2A (Les Alpins en action) et les représentants des parents d’élèves des différentes écoles du secteur se sont ainsi regroupés autour de la page Facebook « Sauvons la bibliothèque de l’Alliance ». Leur mobilisation a notamment débouché sur une manifestation très suivie le 2 juillet dernier, avec un tracé allant du centre social à la bibliothèque. Le mot d’ordre était double : « Non à la fermeture de la bibliothèque Alliance » et « Non à la perte des espaces sociaux des quartiers Alliés – Alpins – Beauvert - Reyniès ».


photo : Lors de la manifestation du 20 juin devant le conseil municipal pour protester contre le plan d’austérité. La mairie avait laissé ses panneaux contre « l’austérité imposée ».

En tout cas, le collectif et les lecteurs entendent bien battre en brèche les arguments de la mairie, sur le plan financier déjà – ils soulignent le faible impact budgétaire d’une fermeture – mais également sur le fond. L’adjointe à la culture Corinne Bernard en a en effet irrité plus d’un lors de la conférence de presse du 9 juin, se justifiant en ces termes : « Nous avons fait le choix de fermer les trois plus petites bibliothèques de la ville. » L’importance d’une bibliothèque se mesure-t-elle à sa superficie, au nombre d’animations ou à la qualité de l’accueil du public ? Habitant de la Capuche et usager de la bibliothèque depuis 2009, Jean-Luc, membre du Conseil citoyen indépendant (CCI) du secteur, ne tarit pas d’éloges à l’égard du lieu voué à disparaître : « C’est un équipement de quartier exemplaire, extrêmement utile pour les habitants. Ma compagne y va souvent et j’ai assisté à plusieurs animations avec mon petit-fils. A chaque fois, il faut s’inscrire et il y a un monde fou ! La dernière fois, on a même eu du mal à avoir une place. Le travail des bibliothécaires est excellent et les animations sont très diverses et plaisent énormément aux enfants. Si on parle de lien social, le lieu remplit pleinement son rôle. » Le Collectif des usagers en colère enfonce le clou en dégainant quelques chiffres : 2500 lecteurs pour 90 000 prêts ; les élèves de 69 classes de quatre écoles ; 512 séances d’animation en 2015, du Printemps du livre aux Arts du récit, en passant par le Mois du petit lecteur. Jean-Luc assure avoir été surpris en apprenant la nouvelle de la fermeture : « Je savais que la Ville avait des difficultés de budget liées à la baisse des dotations de l’Etat et donc qu’elle allait faire des coupes sombres. Mais je pensais qu’il y aurait un impératif : sabrer le moins possible dans les dépenses à caractère social et culturel. »

« Il y aura un après centre social »

à quelques rues de là, le centre social des Alpins, vieux d’un demi-siècle, vit ses derniers instants. « Le 31 décembre 2017 prendra fin la convention d’objectif et de gestion signée tous les quatre ans entre l’Etat et la CAF, gestionnaire du centre », explique son directeur Claude Lyprendi. Autrement dit, fin du financement et arrêt de l’équipement. Pour Maria, qui y suit des ateliers de couture pour adultes, c’est un vrai coup dur tant le centre social est « un pilier de la vie du quartier », avec sa trentaine d’activités : ludothèque, cuisine, apprentissage du français, jardins partagés, paniers solidaires, yoga, sorties découverte... « Ça transcende les générations, poursuit-elle. Ma fille vient y faire des séances de massage relationnel avec son premier enfant. »

Là aussi, usagers et professionnels ont tout tenté pour sauver l’action sociale. Et leur persévérance a fini par porter en partie ses fruits, ce jeudi 15 septembre, à l’issue d’une réunion entre des habitants et les services de la Ville, de la CAF et du CCAS. « La CAF est prête à passer une convention sur l’espace de l’ancienne halte-garderie pour les animations pour enfants, se félicite Claude Lyprendi. La Ville et la CAF sont également d’accord pour créer un espace de vie sociale, une sorte de centre social en modèle réduit. Enfin, la création dans les deux ans d’un relais d’assistantes maternelles sur le secteur a été validée. » Bien sûr, certains points restent à fixer : les lieux, les activités, les moyens humains et la part de financement de la Ville. Mais au moins, « il y aura de l’animation sociale et un après centre social ».

Un demi succès, qui incite à garder espoir pour la bibliothèque. Et si la mairie ne fléchit pas, les habitants des Alliés et Alpins pourront s’inspirer des habitants du Village olympique qui, en 1991, avaient déjà résisté à la menace de fermeture de leur bibliothèque. Le blog du VO revient sur cet épisode savoureux : « à l’automne 1991, les habitants apprennent que la mairie supprime la section adulte de la bibliothèque du quartier. Ils réagissent en confisquant les livres qui seront cachés en lieu sûr… chez le curé. Il reste dans les archives la convocation du président de l’Union de quartier par la police pour affaire le concernant. C’était au temps où il y avait un bureau de police à l’Arlequin. Mais la bibliothèque est devenue une bibliothèque pour enfants qui, à son tour, a failli ne jamais rouvrir, mais c’est une autre histoire ! »