Accueil > Été 2016 / N°36

Quartiers sud : la mairie à la limite du hors-jeu

Fin avril, deux jeunes gens se sont fait descendre en pleine rue à Teisseire. Face à « l’insécurité » et à la guerre des gangs, certains veulent que l’armée investisse les quartiers. D’autres aimeraient juste pouvoir monter un club de football. Vous pensez que ça ne sert à rien ? On ne voyait pas non plus trop le rapport avant de rencontrer Youssef, le « maire du secteur 5 ». Il nous a raconté son projet, et sa colère contre la mairie qui ne l’aide pas.

Sur notre répondeur, il y a deux longs messages d’une voix remplie d’émotion. Si Youssef nous appelle, c’est parce que la veille, deux jeunes ont été tués en pleine rue à Teisseire. Un fait divers qui a fait le tour des médias nationaux, parce que ce double meurtre du 25 avril s’est déroulé un matin juste devant une école. Sur les réseaux sociaux et ailleurs, les commentaires pullulent sur
« l’insécurité » et la « barbarie ». Mais ce n’est pas ce qui intéresse Youssef. Il connaissait bien un de ces jeunes, comme il connaît bien la fameuse spirale de l’exclusion sociale. Il est d’autant plus triste qu’il essaie un peu d’enrayer cette spirale, mais qu’il ne se sent pas du tout aidé.

Dans ce petit café à la frontière entre Grenoble et Saint-Martind’Hères, je retrouve Youssef avec un de ses collègues, Adlen. « Bienvenue dans le secteur 5 ! L’endroit de Grenoble où il n’y a rien... » Le secteur 5 regroupe les quartiers de Jouhaux, Teisseire, Abbaye-Châtelet et Malherbe. Comme le reste des quartiers Sud de Grenoble, ce sont des endroits essentiellement résidentiels peuplés de personnes pas vraiment riches.
La Villeneuve fait beaucoup parler d’elle, à cause de son histoire et de certains faits divers. Mais dans d’autres quartiers moins médiatiques, la situation sociale est similaire. Avant le double meurtre d’avril, un autre jeune, que Youssef a connu petit, était tombé sous les balles à Teisseire en septembre.

« Quand Younès a été tué en septembre, sous le choc et profondément écœuré que ça touche cette génération, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose pour les jeunes, pour les occuper et qu’ils s’en sortent ». Son truc, à Youssef, c’est le foot au service du social et de l’animation. Il a toujours
brassé dedans. Pour jouer un peu, pour encadrer les jeunes de son quartier beaucoup. En restant deux heures avec lui, on ne peut guère douter de sa popularité : toutes les trois minutes, la discussion est coupée par un jeune qui vient le saluer chaleureusement. Certains le surnomment même « monsieur l’maire ».

Depuis quelques années, avec une vie de famille naissante, il avait fait une pause. De voir certains de « ses » jeunes tués à bout portant, ça l’a poussé à recommencer. Alors depuis septembre, il essaie de remonter un club de football sur le secteur Jouhaux-Teisseire-Malherbe. C’est qu’il n’y a plus rien depuis 2014 et la mort sans tambour ni trompette du Teisseire Football Club (TFC), à cause du manque de volonté politique pour soutenir un club porté par des bénévoles. La mairie a utilisé comme prétexte un petit incendie pour renier sa promesse de créer un siège pour ce club, accélérant sa chute. Pour Youssef c’est une grande perte car il y a un manque de structures socio-éducatives dans le quartier : « Il n’y a presque rien pour les jeunes après huit ans ». Alors le football, « au moins ça occupe un peu les jeunes. Ce serait bien de monter des trucs socio-éducatifs, mais pour nous c’est plus facile de monter déjà un club de foot. La mairie a un nouveau projet pour la Chaufferie, mais presque sans moyens. La Ville enfume tout le monde car elle garde la même équipe de la plateforme Teisseire, c’est-à-dire trois animateurs. Sauf qu’ils vont travailler sur un territoire trois fois plus grand, avec plus de jeunes, alors qu’ils étaient déjà en difficulté par manque de moyens humains et financiers ».

Youssef et Adlen envisagent un moment de remonter un grand club de foot pour tout le secteur, avant de renoncer devant l’ampleur de la tâche. Pour commencer, « c’est plus simple de monter un club de futsal, en jouant dans des gymnases ». Alors ils réfléchissent à un projet et vont voir la mairie pour savoir comment elle peut les aider. « On a rencontré l’adjoint au sport Sadok Bouzaïene, on lui a présenté notre projet en lui expliquant l’urgence de la situation. Pour lui il n’y avait pas de problèmes dans les quartiers Jouhaux-Teisseire-Malherbe. Bon, on a monté un dossier en répondant à leurs critères, on a réuni 120 licenciés et même une équipe de filles. Toutes les catégories d’âge sont représentées ».

Ils ne demandaient pas grand-chose à la mairie pour monter leur club, Youssef et Adlen. Avant tout des créneaux pour accéder à un des gymnases du quartier. Et si possible environ 6 000 euros pour assurer le fonctionnement annuel du club. Mais c’est déjà apparemment trop pour la mairie qui, pendant plusieurs mois, ne leur donne pas vraiment de réponses. « Pendant un rendez-vous, un technicien de la mairie nous a dit : ‘‘ il n’y a pas eu de révolution dans le quartier quand on a fermé le Teisseire Football Club, donc c’est pas grave’’ ».

La situation s’enlise jusqu’à ce 25 avril et ce double meurtre. L’après-midi même, un technicien les rappelle pour leur proposer un rendez-vous... De quoi rendre bien amer Youssef : « Sans ce fait divers tragique, la mort de jeunes, ils nous auraient jamais rappelés ? Aujourd’hui, Piolle est venu faire un tour dans le quartier, il s’est bien fait interpeller car on ne le voit jamais quand il n’y a pas de fait divers. Il s’est servi de celui-là pour lancer une polémique sur la dépénalisation du cannabis, mais c’est juste un écran de fumée... ». Et c’est vrai qu’on voit plus Piolle palabrer dans les studios de radio parisiens qu’en train d’arpenter les quartiers Sud.

On en était resté là lors de notre premier rendez-vous. Plus d’un mois plus tard, je les retrouve au bord du stade de foot de Teisseire. Ce dimanche 5 juin, ils ont organisé un petit tournoi réunissant quand même neuf équipes, sans rien demander à personne. Un événement pour relancer une dynamique, alors que pour le futsal rien n’avance : « ils nous ont proposé un seul créneau par semaine, alors qu’avec nos 120 licenciés, on en aimerait au moins quatre. Tout le reste est occupé par le club de volley, et ils ne veulent pas faire de place pour nous. Mais avec un seul créneau, on ne peut pas fonctionner. Franchement on ne demande pas grand-chose, et ça peut participer à l’apaisement social à moindre coût. Pendant ce temps-là, ils donnent 800 000 euros au GF38 ».

Il y a vingt ans, l’ancien maire Destot a manigancé pour monter ce « grand » club professionnel à Grenoble, au grand dam de quelques personnalités du football, comme le célèbre commentateur
Jean-Michel Larqué. Dans une interview au Mag2Lyon (février 2011), il regrettait l’évolution du GF38, qui était pour lui « un énorme gâchis. Quand on évoque ce club, j’ai tout de suite une pensée pour le docteur Paul Elkaim que j’ai bien connu et qui est maintenant décédé. Il était président du club de Norcap. Un très bon club amateur qui jouait un rôle social évident dans cette ville. Un endroit où les jeunes venaient même faire leurs devoirs. Mais en 1997, tout a basculé quand le maire de Grenoble, Michel Destot, est allé le voir pour lui dire que l’autre club de la ville, l’Olympique Grenoble Isère, manquait de moyens et allait disparaître. Il a donc demandé à ce que les deux clubs fusionnent. (...) Paul Elkaim était contre cette fusion car pour lui, le football avait avant tout un rôle social et pas un rôle promotionnel pour une ville. »

Le projet de club de futsal du Secteur 5, c’est pour faire vivre ce « rôle social » du football. Mais les successeurs écologistes de Destot, pourtant a priori moins sensibles au « rôle promotionnel » du ballon rond, n’ont pas l’air convaincu de la nécessité de telles structures.
« On propose un truc nickel, pas cher, on leur mâche le boulot et ils ne nous suivent pas ». Youssef a une bonne situation professionnelle. Adlen termine un deuxième Master. S’ils se démènent pour faire aboutir leur projet « c’est vraiment juste pour aider les jeunes. On a voulu faire les choses très calmement mais si jamais on hausse le ton, on risque de passer pour d’affreuses racailles ».

Dégoûtés par cet épisode, et par le mépris des politiques en général, ils réfléchissent à se présenter aux élections pour essayer de faire avancer la « cause » des quartiers Sud. Ils ont même lancé un mouvement baptisé APPEL (Action pour le peuple et l’équité au niveau local). Adlen en est le président. Youssef, le « maire du secteur 5 », aimerait être candidat pour les législatives de 2017 et les municipales de 2020. Si jamais il devient maire, peut-être écrira-t-on des choses moins sympas sur lui... Ou pas.

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