Quand on fabriquait des vélos à Grenoble
C’était mieux avant, quand les vieux ils étaient jeunes. À l’époque, point de Minatec, de CEA, de « pôles de compétitivité », de fusions-acquisitions ou de métropolisation. À l’époque, Grenoble ne fabriquait pas de gadgets, puces pour téléphones portables, data centers, disjoncteurs 500 000 volts pour centrales nucléaires. À l’époque, Grenoble cultivait des noix (un produit sain), fabriquait des gants (un accessoire aussi utile qu’élégant) et mangeait du gratin dauphinois (un plat nourrissant). À cette époque bénie, lorsque de dynamiques entrepreneurs se lançaient, nul INPG, nulle Geneviève Fioraso ne dévoyait leurs nobles élans en vulgaires start-up de biotechnologies ou en usine de drones. C’est pourquoi, à l’époque, lorsqu’un Grenoblois nommé Biboud voulut créer son entreprise, il se lança dans la production la plus intelligente qui soit.
La production qui permet de se déplacer cinq fois plus vite, cinq fois plus loin, avec cinq fois moins d’efforts qu’avec ses pieds [1]. Celle dont le seul carburant n’est ni le pétrole ni les piles au lithium, mais le gratin dauphinois et la tarte aux noix ingérés par son propriétaire. C’est pourquoi en 1924 Antoine Biboud a ouvert une usine de vélos à l’Ile Verte.
Le Postillon, journal d’actualité, vous annonce cette ouverture avec 90 ans de retard. Petit retard qui nous permet de revenir sur 70 ans d’épopée cyclo-industrielle [2].
En 1924, le quartier de l’Ile Verte reste à conquérir. Antoine Biboud, gymnaste, serrurier, capitaine des pompiers et champion de tir au fusil Lebel ajoute une corde à son arc et fait construire une usine de vélos au 44 rue de Mortillet, pour son entreprise du nom de Libéria. Chez Libéria, on fabrique les vélos de A à Z : brasure des tubes d’acier, filetage des fourches et des boîtiers de pédaliers, peinture (traçage des filets à la main), décoration, chromage, montage, rayonnage des roues, assemblage des chambres à air, gonflage des pneus. L’entreprise aura peu recours à la sous-traitance. Il arrivera néanmoins que des travaux soient confiés à un CAT (Centre d’aide par le travail) ou bien à la prison qui est alors rue de Strasbourg, ou des cadres importés de Taïwan, mais cela n’est qu’exception : les vélos étaient intégralement fabriqués à Grenoble.
La capacité maximale de production semble avoir été de 35 000 vélos par an, pour un effectif maximal de cinquante personnes. La distribution était essentiellement régionale : à Grenoble, Libéria c’était LA marque. Il y avait bien sûr les cycles Routens (qui existent encore aujourd’hui), mais Libéria a vendu beaucoup plus de vélos. Aujourd’hui encore, on croise en ville une proportion impressionnante de cycles Libéria. Signalons que l’entreprise a fabriqué la marque Libéria, mais aussi des « sous-marques », vélos équivalents portant d’autres écussons. Citons « Edelweis », « Iser », « Le point d’interrogation » et « Vedettes ». La production de la plupart de ces sous-marques a cessé à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Au début des années 80, Libéria est la première entreprise française à fabriquer des VTT. Elle en exportera jusqu’à 500 par semaine aux états-Unis. Cocorico ! Plus tard, Libéria fabriquera des VTT pour Décathlon, sur lesquels l’enseigne ajoutera ses propres autocollants.
Les puristes de la pédale seront déçus d’apprendre que Libéria n’a pas fabriqué que des vélos. Une bonne partie de la notoriété de l’entreprise vient de ses motocyclettes et cyclomoteurs, deux roues motorisés, fabriqués de 1928 à 1986. Mais de plus éphémères tentatives eurent lieu [3] : tondeuses à gazon de 1956 à 1962, balayeuses de voirie de 1966 à 1969, karts de 1958 à 1962. Au début des années 1980, Libéria fabrique des vélos électriques. Le projet de chariot électrique pour le golf n’aboutira pas, stoppé par la fermeture de l’entreprise. Exprimons ici nos vifs regrets que l’aventure n’ait pas duré vingt ans de plus. Sur une telle lancée, qui sait quelles fantaisies seraient sorties de l’usine, pour le bonheur des amateurs du Catalogue d’objets introuvables [4] . Triporteurs solaires ? Grands-bis à éolienne ? Tourniquette à faire la vinaigrette à pédales ? Pistolets à gaufres à cinq vitesses et deux plateaux ?
Toujours vêtu d’un bleu de chauffe, même lorsqu’il se rendait à la Banque de France, le fondateur dirige l’entreprise jusqu’à sa mort, en 1955. C’est sa fille Suzanne qui reprend la direction jusqu’en 1973, puis son fils Gérard et son petit-fils Jean-Louis Bourin. Entreprise familiale s’il en est, Libéria n’est malgré cela pas épargnée par les guerres de pouvoir, et les rapports entre les dirigeants semblent n’avoir pas toujours été au beau fixe, cristallisant même de tenaces rancunes. C’est ainsi qu’entre la concurrence internationale, les marchés perdus, la mauvaise entente et les problèmes de gestion, après trois vagues de licenciements dans les années 1990, l’entreprise ferme définitivement en 1996. Les vélos, outils et machines sont vendus aux enchères. En 1998, l’usine et la villa attenante sont rasées pour laisser place à un immeuble.
Eric Piolle, m’entends-tu ! Toi qui a promis un atelier vélo dans chaque quartier de Grenoble ! Foin des mesurettes écolo-bricolées ! Ce que nous réclamons, maintenant, par cet article, c’est de rouvrir une usine de vélos à Grenoble ! Une usine de vélos ? Que dis-je ! Une par quartier ! Une par rue ! Pour qu’enfin revive le Grenoble des temps héroïques ! Et qu’ainsi tu cesses de soutenir ces ridicules initiatives que sont Métrovélo ou Un petit vélo dans la tête ! On n’est pas là pour réparer des carcasses pourries, mais pour produire de nobles et modernes bicyclettes ! Redressons la production grenobloise de cycles ! Tu inviteras Arnaud Montebourg qui sera fier de toi ! Réindustrialisons Grenoble, que diable ! Et qu’ainsi les mauvais esprits qui prétendent que tu ne prendras aucune mesure qui touche à l’économie soient mortifiés et se tiennent cois : fais maintenant ce que je t’ordonne, et ressuscite Libéria. Car c’était mieux avant.
Merci à Jacques-Antoine Biboud pour les illustrations.
Pour en savoir plus, on peut se référer à :
L’article « Cycles Libéria » dans Françoise Trahand, Mémoire de l’Ile, PUG, 2004.
Le très complet article « Les motos Libéria » sur le site
<http://club-ydral.net>
[(Pépito Grégori, ouvrier monteur chez Libéria de 1973 à 1996.
« Au montage, on était une vingtaine. D’autres faisaient les roues, les chambres à air, la soudure... Les femmes faisaient les roues, le tricotage. Elles mettaient les rayons dans les moyeux. Et la décoration, les autocollants. Il y avait une nonne qui travaillait là, on l’appelait « ma soeur ». Tous les soirs elle rentrait au couvent. Il y avait plein de retraités de l’armée et de la police aussi, qui bossaient là-bas. Ils rentraient chefs direct.
Les premiers mois, je déplaçais les cadres de vélos. Après j’ai enfilé les alésoirs. La formation se faisait petit à petit. Des cadres, j’en ai déchargé ! J’avais la colonne vertébrale comme ça !
Au rez-de-chaussée, on faisait les roues, l’assemblage, les finitions, tout ce qui était mécanique. Au premier, il y avait la soudure, l’émaillage, la peinture. Au début il y avait un paquet de soudeurs. J’étais au rez-de-chaussée et je faisais un peu de tout, j’allais un peu de partout. À force de naviguer, j’avais pris l’habitude.
C’était Gérard Biboud qui dessinait les vélos. Il était bon, lui. C’était le patron, mais c’était un ouvrier aussi. Il a longtemps dirigé l’atelier en bas, après il est monté.
Il y avait pas de syndicat. Il y avait juste le patron qui te mettait les oreilles dans le sens du vent.
Dans les années 80, on a fait des VTT pour Décathlon, au début, les premiers VTT. Deux ans. Ils étaient bleus et blancs, tous pareils. Après ils ont baissé les prix et on a arrêté.
Il y a eu de moins en moins de gens. Les départs se sont faits en trois vagues. Il y a eu de moins en moins de soudeurs. Des fois on a fait venir des cadres de Taïwan. Pourquoi ça s’est arrêté ? Il y avait trop de chefs. Il y avait mon chef, il y avait André... Il y avait au moins six chefs... À la fin, j’avais un chef pour moi tout seul. T’étais encadré, tu pouvais pas te perdre dans l’établissement. »)]
[(Quocsieu Dang, ouvrier monteur chez Libéria de 1980 à 1996.
« Je suis Vietnamien d’origine chinoise. Je suis parti du Vietnam en 1980, à cause de la discrimination contre les Chinois. Je suis arrivé au centre de réfugiés vietnamiens de Cognin, et quelques mois après je suis rentré chez Libéria, comme monteur, avec une semaine d’essai. Le gars qui m’a formé était là depuis un an. Après, je voulais changer de métier, mais finalement je suis resté. Les salaires étaient bas, mais j’étais motivé, messieurs Bourin et Biboud m’ont augmenté, ma prime à la production est passée fixe, c’était un sacré avantage. En discutant avec M. Bourin, les choses pouvaient s’arranger facilement. Il y avait beaucoup de respect.Toutes les semaines, on faisait des livraisons vers la Savoie, vers Valence. Et tous les jours il y avait un camion pour les magasins de Grenoble.
J’étais à l’atelier de montage, à un poste polyvalent. Occasionnellement, quand l’entreprise a acheté des cadres taïwanais, j’ai servi d’interprète avec les fournisseurs.
Le travail n’était pas forcément régulier. Il arrivait qu’on sous-traite le montage des rayons en CAT. D’autres fois, il y avait du chômage technique. Il fallait sauver l’entreprise, la faire tourner. C’était pas le moment d’être revendicatif. Avec les patrons, on s’entraidait. C’était pas une grosse entreprise, c’était familial. Il y a eu des licenciements, ils ont gardé ceux qui étaient motivés. On a essayé de tenir jusqu’au bout. Il me reste un fort attachement à cette usine. J’ai rien gardé, que des souvenirs. »)]
Notes
[1] Ivan Illich, cité de tête par Nardo qui l’a vu dans Reiser.
[2] Cette histoire se base sur les récits qui sont parvenus à nous, avec leur part de subjectivité et de contradictions. Contrairement à d’autres histoires plus exhaustives, notre article est donc incontestable.
[3] Tout de même, on est à Grenoble. L’esprit innovant de Geneviève Fioraso flottait déjà.
[4] Jacques Carelman, Catalogue d’objets introuvables, 1969.