Accueil > Décembre 2012 / N°18
Pourquoi il a déserté son emploi de cadre informatique
Les politiques locaux et nationaux répètent en boucle que la « priorité des priorités », c’est « l’emploi, l’emploi et l’emploi ». Une religion qui ne questionne jamais le sens de ces emplois, les dégâts qu’ils créent, la société qu’ils produisent. À l’heure de la « réindustrialisation », la remise en cause radicale de notre mode de vie est loin d’être à l’ordre du jour. Pourtant, même à l’intérieur des entreprises de nouvelles technologies, censées représenter l’avenir de Grenoble et du monde, certains n’arrivent plus à applaudir à ce qu’on leur fait faire contre un salaire. Et vont jusqu’à déserter cette « mine d’or ».
Pierre Raffenot bossait dans une des grosses boîtes d’informatique de la région grenobloise, Atos Origin. Il était cadre supérieur, en charge avec son équipe de la partie logiciel de la mise en place des fameux compteurs Linky (voir Le Postillon n°10). Pourtant à quarante-deux ans, il a tout plaqué et a profité de sa période de chômage pour monter une revue critique de « l’ordre technolâtre ». Il nous raconte sa désertion.
Est-ce que ton travail te plaisait ?
Ça a évolué dans le temps. Quand je travaillais pour le nucléaire, ce n’était pas forcément une industrie que j’appréciais. Mais c’est vraiment le côté technique qui m’intéressait : sur le fond, je ne me posais pas de questions. J’ai ensuite changé de domaine : je suis parti dans le secteur de la dérégulation du marché de l’énergie. Le principe de cette dérégulation, c’est de séparer les activités de production, de transport, de distribution et de commercialisation, afin de « favoriser la concurrence » et permettre à tout ce petit monde de faire du business. En ce qui me concerne, il s’agissait de projets de « télérelevé » des compteurs de consommation électrique pour éviter le déplacement des agents et permettre des relevés beaucoup plus fréquents, notamment pour repérer des pics de consommation.
Quand j’ai commencé dans ce domaine, j’étais dans une période de ma vie où j’hésitais sur la suite à donner à ma « carrière » professionnelle. Ce qui m’avait motivé à l’époque c’était le challenge personnel : « Suis-je capable de m’en sortir avec un projet de plus grande taille ? » Je me suis accroché à ça pendant longtemps. C’était un défi motivé par l’amour-propre.
Tu bossais beaucoup ?
Oui. Le problème était que tout était à faire dans l’urgence. Tu gagnes un appel d’offres et tu dois sortir une première version du logiciel trois mois, six mois ou un an plus tard. C’est beaucoup de stress en termes de tenue de délais. Tu es toujours sur la brèche.
Au niveau sens de ton boulot, tu te disais que ce que vous faisiez, c’était utile socialement ou inutile ?
J’ai commencé à me dire que c’était peu utile après le milieu des années 1990. Ça faisait cinq ans environ que j’étais salarié. Je pensais « à quoi ça rime ? » et malgré ça j’ai continué. Quand on m’a expliqué la dérégulation du marché de l’énergie au tournant des années 2000, j’ai très vite percuté qu’on allait mettre des millions, des milliards d’euros dans des opérations complètement futiles. Ça ne m’a pas empêché d’y participer. C’était aussi par absence de réponses aux questions : « Si je pars, je fais quoi ? Qu’est-ce que je sais faire d’autre ? ».
Dans ton école, on ne t’a pas appris à te poser des questions sur le sens de ce que tu fais ?
Non, ce n’est pas son rôle, qui est de fabriquer des bons petits soldats. J’ai fait l’Ensimag, une école d’informatique à Grenoble, dont je suis sorti en 1990. J’étais totalement dans le moule. Une classe prépa, une école d’ingénieurs, un boulot dans une société de services, une évolution vers la fonction de chef de projet : c’était le cursus assez classique et dans lequel en toute honnêteté pendant ces années-là je me sentais bien. J’ai commencé à me poser des questions sur l’intérêt et le sens de ce qu’on produit, sur la consommation, sur la société capitaliste en général, au milieu des années 1990. J’avais presque trente ans. L’évolution s’est faite doucement. Au début c’était en lisant des articles du Monde Diplomatique, puis j’ai lu certains auteurs tels que Castoriadis, et, plus tard, des textes critiques comme ceux de Pièces et Main d’Oeuvre, entre autres [1].
Qu’est ce qui t’a fait dire « stop » ?
Ça n’a pas été facile. Si des événements familiaux personnels ne m’avaient amené à dire stop, je ne l’aurais peut-être jamais fait. Alors que j’étais pourtant dans un état de dissonance qui était devenu quasiment ingérable. Vers 2007–2008, j’ai participé à la réponse à l’appel d’offres pour le projet Linky. Je n’étais plus du tout en accord avec les objectifs de ce type de projet, et je devais donc exprimer au quotidien de l’intérêt pour des choses qui ne correspondaient plus au fond de ma pensée. J’étais à la limite de la rupture et j’ai commencé à cette époque un suivi psy une fois par semaine. Pendant un an j’ai piloté ce projet sur la partie réalisation du logiciel, où tous les trois mois il fallait sortir une nouvelle version, avec une béquille psy hebdomadaire. Il y avait une pression absolument infernale. Au bout de quelques mois j’étais sous antidépresseurs. La psy me proposait toutes les semaines un arrêt maladie parce que ce n’était plus possible de continuer comme ça. Je refusais systématiquement de m’arrêter, non pas parce que j’aimais mon travail, mais parce que j’avais conscience qu’à partir de ce jour-là, je ne parviendrais jamais à reprendre. Et comme je n’avais pas de plan B, je ne voulais pas en arriver là. J’ai finalement été mis en arrêt maladie fin juin 2009. Il s’est prolongé près de neuf mois, puis j’ai posé tous les congés que je n’avais pas pris. J’ai ensuite obtenu une « rupture conventionnelle » de mon contrat de travail, sans doute parce que mes chefs, avec lesquels j’avais gardé une bonne relation, ont eu l’élégance de me soutenir dans cette démarche.
Comment as-tu eu envie de monter une revue ?
Pendant mon congé maladie, j’ai fait un bilan de compétences au cours duquel j’ai vite été convaincu que ce n’est pas par ce genre de moyen que j’arriverais à trouver une piste de reconversion. Il fallait rentrer dans des cases alors que j’étais complètement en rupture avec « le système ». Un jour, j’ai évoqué l’idée de monter une librairie. Le conseiller m’a répondu : « Bon courage, je ne peux rien faire pour vous ». Finalement je n’y ai pas cru parce que ça me paraissait financièrement trop compliqué. Puis m’est venu l’idée de faire une revue afin de partager de l’information sur des sujets d’intérêt général qui me tiennent à cœur. Le discours du conseiller-bilan était le même : « Je ne peux pas vous aider, ça ne rentre pas dans nos cases ». Pour moi ça avait pourtant du sens : je voulais que cette revue traite de thèmes technologiques et, étant de culture technique, je pensais être capable d’acquérir les connaissances même sur des sujets nouveaux pour moi. L’idée de m’y aventurer seul ne me paraissait pas infaisable en regardant ce qu’avait fait en son temps l’auteur de La Hulotte [2]. Il s’est lancé seul, à ma connaissance, et a créé une revue proposant des dossiers sur des thèmes naturalistes. Elle a bien marché par la qualité de son contenu, de ses dessins, par son humour. C’est un peu une référence pour moi.
Tu trouves pas ça étonnant d’avoir bossé pendant quinze ans dans une entreprise de nouvelles technologies et après de faire une revue critique sur ce monde-là ?
C’est effectivement un virage à 180° par rapport à ce que j’ai fait avant mais ça correspond à l’évolution que j’ai eue pendant vingt ans. Au début j’étais, et je suis encore, fasciné par la technologie. On est complètement béat devant la technologie. On ne réfléchit pas aux conséquences. Face à ça j’ai envie de dire « cessons d’être fascinés et regardons ce que ça implique ». Ceci m’amène également à être critique sur tout ce qui tourne autour de l’accumulation d’objets aussi futiles que mauvais en termes écologiques.
Est-ce que dans ta boîte, ou autour de toi, il y a beaucoup de personnes dans une situation un peu similaire à la tienne ? À qui il ne manque qu’un déclic pour tout plaquer ?
Il y a beaucoup de personnes pour qui c’est dur en termes de pression au travail, qui souffrent. Mais peu remettent en cause les choses sur le fond, il me semble : en fait, je discutais peu de ces questions. Dans le milieu cadre dans lequel j’étais, tu trouves beaucoup de gens qui s’interrogent, mais de là à dire qu’ils vont remettre en cause l’ordre technologique et la société de croissance, non, je ne crois pas, ou marginalement. C’est une remise en cause partielle, par exemple depuis la crise de la dette au sujet des « financiers qui exagèrent » mais ça ne va pas aller beaucoup plus loin.
Tu connais d’autres déserteurs ?
Non.
Moi j’en connais d’autres mais qui ont plaqué leur travail beaucoup plus tôt. Ce qui est impressionnant dans ton parcours, c’est que tu es parti assez tard, à quarante-deux ans.
Oui, j’ai déserté assez tard aussi parce que j’étais bien dans le moule. Il m’a fallu longtemps pour me « décoloniser l’imaginaire », comme on dit. J’ai mis des années à réagir et encore une fois j’ai arrêté sur des événements personnels, peut-être que je ne l’aurais jamais fait sans ceux-là. J’étais sur une pente très très glissante… Le système marche aussi parce qu’il t’amène à avoir d’importants besoins d’argent : ce qui fait qu’aujourd’hui encore je suis « coincé », c’est l’emprunt de ma maison à rembourser. Mais psychologiquement je vais mieux. C’est sans commune mesure. Je n’ai absolument aucun regrets.
Comment tes proches ont-ils pris ton virage à 180° ?
Ils respectent. Même s’ils ne sont pas d’accord, il y a quand même du respect pour ce que tu peux penser. Communiquer là-dessus n’a pas été évident pour moi. Si j’ose dire, c’était une sorte de coming-out : quand t’es dans ce milieu là et que tu expliques être vraiment en rupture avec une certaine façon de voir les choses, au début ça fait bizarre. C’est surtout moi qui appréhendais leur réaction, mais ils m’avaient sans doute vu venir depuis longtemps donc ça ne les a pas tant surpris. Pour être honnête les personnes autour de moi m’ont plutôt encouragé. J’ai bénéficié d’un fort soutien moral.
Deux-trois ans après ce changement, j’ai toujours ce soutien mais c’est vrai que, pour autant, les idées des gens autour de moi n’ont pas changé d’un iota. Ma reconversion inspire, au mieux, une sympathie bienveillante. Ça n’a pas créé de révolution dans mon entourage, c’est clair.
[(L’oiseau de Passage
Pierre Raffenot anime depuis un an la revue L’Oiseau de passage, qui propose un « libre regard sur l’ordre technolâtre ». Trois numéros sont sortis depuis décembre 2011. Les deux premiers portaient sur les biocarburants et le troisième sur le nucléaire. Distribué essentiellement par abonnement, cette revue est également en vente dans certaines Biocoop (par exemple Casabio Libération à Grenoble).
Renseignements sur www.loiseaudepassage.fr)]
Notes
[1] Cornélius Castoriadis est un philosophe, économiste et psychanalyste auteur notamment de L’Institution imaginaire de la société ou des Carrefours du labyrinthe.
Pièces et Main d’Oeuvre est un « atelier de bricolage pour la construction d’un esprit critique à Grenoble ». www.piecesetmaindoeuvre.com