Accueil > Février-Mars 2017 / N°39

Lettre au futur étudiant de Sciences-Po Grenoble

Pipeau-litiquement correct

Ils sont partout. Dans les mairies, les conseils départementaux, les banques, les associations, les structures de l’économie sociale et solidaire : dans la cuvette on peut tomber dessus à n’importe quel coin de rue. «  Ils », ce sont les anciens élèves de Sciences Po Grenoble. Ils sont souvent cadres ou dirigeants, ou les deux, et savent généralement bien parler. Quand on les côtoie un peu, on se rend vite compte qu’ils peuvent même parler de tout, alors que leurs connaissances sur bien des sujets sont proches du rien : le sobriquet facile de Sciences-Pipeau est amplement mérité. Deux anciens élèves sont venus toquer à la porte du Postillon pour mettre en garde leurs potentiels successeurs.

Salut à toi, futur(e) étudiant(e). Tu as 18, 20, allez peut-être 23 ans, et tu t’apprêtes à entrer dans cette école supposée prestigieuse. Tes parents doivent être fiers : tu ne seras pas un vulgaire étudiant de la fac, tu vas intégrer une « grande » école. Tu feras partie des 180 heureux gagnants du concours d’entrée de l’Institut d’études politiques de Grenoble, sur les quelques 1 800 post-pubères qui postulent chaque année. Félicitations. Dans le marasme de la « crise » et du chômage de masse que tu as toujours connus, tu feras certainement partie des winners, ceux qui pourront tranquillement commenter l’extension du domaine de la sauvagerie capitaliste depuis leur poste de cadre supérieur et leur maison de lotissement.

Si ça ne te dérange pas, je vais te raconter un peu comment va se passer ta scolarité, histoire de te mettre au courant. Tu comprendras vite qu’en entrant ici, un grand destin t’est promis. à mon époque, le directeur Olivier Ihl profitait de l’accueil de chaque nouvelle promotion pour lui asséner : « vous êtes l’élite de la France ». Ça en jette, hein ? Dès les premières semaines, tu te sentiras bien dans la « Maison », comme ils l’appellent, avec tes nouveaux copains, qui prennent soin de ne pas trop se mélanger aux autres étudiants. À Sciences Po, on cultive une certaine fierté à demeurer entre soi. L’accès sur concours (effectif depuis 1988), la fermeture sur la fac, la mise en scène pompeuse et la perpétuelle autopromotion y sont pour beaucoup. Sur le campus, cela fait un bout de temps que les étudiants de Sciences Po détonnent par rapport à la faune ambiante. Il y a vingt-sept ans, un article du Daubé (15/01/1990), dressait un portrait peu flatteur des sciences-posards « fils à papa, bourgeois inodores ou bien graines de technocrates insipides » et à leur « bâtiment offrant des conditions de travail quasi-outrancières ». Avec une verve inhabituellement critique, le quotidien assénait même : «  la grande majorité de la masse estudiantine des diverses facultés de Grenoble voit en eux les parasites de l’enseignement supérieur (…). Comment se fait-il qu’eux aient droit à tous les avantages et à cette considération bien éloignée de leur valeur réelle alors que les autres n’obtiennent que des miettes ? »

Tu ne te contenteras pas d’aller en cours, tu vas aussi kiffer ton école. Car Sciences Po n’est pas une vulgaire fac de socio : il y a plus de moyens qu’ailleurs pour créer « un grand attachement des anciens élèves à leur école ». Par rapport à celle «  ordinaire » de la fac, la « vie étudiante » bénéficie par exemple d’un important soutien logistique et financier. La vingtaine d’associations d’élèves, qu’elles soient à vocation humanitaire, écologique, sportive, artistique, festive, de débat, europhile, œnologique, photographique, LGBT, ou «  junior entreprise », reçoit donc trente petits milliers d’euros par an pour faire palpiter le cœur des élèves. Ce communautarisme est notamment renforcé par un taux élevé d’étudiants extérieurs à l’agglomération ou à la région Rhône-Alpes : loin de leurs racines, nombre de futures élites de la nation n’ont que leurs camarades comme famille. Sur décision du Bureau des étudiants, bien des soirées sont interdites aux extérieurs. Quand on fait des efforts pour aller vers les « autres », c’est pour rencontrer les Sciences Po d’autres villes, lors de cette orgie sportive annuelle inter-Sciences Po dénommée Crit’ (pour critérium). Entre ton exposé de droit public et tes révisions de philo politique, ce sera l’occasion de te détendre un peu en regardant se trémousser tes camarades pompom girls. Peut-être te joindras-tu aux diverses démonstrations de testostérone ponctuant l’événement (dans un style très caca-pipi-vomi) ou à ces chants ironiques et décalés, racistes et sexistes qui font tant sensation («  Et 1, et 2, et 3ème Reich ! Et 4, et 5, et 6 millions de Juifs ! », « Lillois, ta femme est juste là devant nous, elle nous suce le bout. »). Bref, en ces temps d’extension de l’esprit « management de projets », cette énorme beuverie inter-IEP te donnera ta plus belle leçon de team-building. Santé.

Mais c’est vrai après tout, pourquoi aller vers les autres quand on peut trouver à la « maison » tout ce dont on a besoin ? À chaque nouvelle année, Stéphane Pusateri, l’éternel président de l’association des diplômés de Sciences Po Grenoble (voir encart), répète à qui veut l’entendre : « Regardez bien à votre droite, à votre gauche… vous ne le savez pas encore, mais vous êtes assis à côté de votre futur(e) conjoint(e), de votre futur(e) patronn(e) ». Statistiques à l’appui, cet ancien diplômé (promotion de 1978) célèbre l’homogamie de diplôme de manière aussi décomplexée que Christine Boutin le mariage consanguin. 

Avec ses privilèges communautaires et ses préférences communautaires, Sciences Po reste le symbole d’une politique universitaire donnant plus de moyens à ceux… qui ont déjà le plus de moyens. Alors qu’à la rentrée 2012, une salle entière avait été équipée pour lui en ordinateurs Mac flambant neufs sur les deniers du Conseil régional, le directeur du master « Communication politique » avait balancé : « disons qu’on préfère rouler en Mercedes qu’en 2 CV ». Et tant pis si à la fac on doit cravacher deux fois plus. Tu ne t’en préoccuperas pas : toi, tu auras réussi à être au bon endroit.
Cette capacité à se tailler la plus grosse part du gâteau des crédits universitaires ne tombe pas du ciel. La collusion avec les collectivités territoriales est en effet partie intégrante de la stratégie de développement de Sciences Po. À l’époque du directeur Olivier Ihl, le rapport annuel de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES, 2011) condamnait sans ambiguïté les «  relations avec les collectivités territoriales », «  souvent diffuses et d’ordre personnel  », «  largement facilitées par le fait que plusieurs membres du Conseil régional ont été enseignants à l’IEPG ». Conseil régional, Conseil départemental, Mairie : ils sont partout ! Sciences Po Grenoble ne forme pas tant l’élite de la France que celle de la cuvette : selon l’annuaire des anciens diplômés, en 2016, ils étaient 52 à bosser à la Mairie de Grenoble, 33 au Conseil départemental, 36 au Conseil régional, 22 à la Métropole. Ils occupent des postes variés, du directeur de service ou chef de projet aux «  simples » chargés de mission, stagiaires ou attachés territoriaux. Et encore, cet annuaire forcément incomplet ne compte que les salariés. Car nombre de politiciens locaux – de tous bords – ont aussi «  fait » Sciences Po Grenoble : au hasard, citons Damien Guiguet, Julien Polat et Élodie Léger (les Républicains), Michel Destot, André Vallini, Amélie Girerd, Jérôme Safar, Olivier Noblecourt, Sarah Boukaala, Marie-José Salat, Amandine Germain (Parti socialiste), Yann Mongaburu et Olivier Bertrand (les Verts), Alan Confesson (Parti de gauche). Le maire de Grenoble Éric Piolle est véritablement cerné par les anciens sciences-posards : outre son ancien directeur de cabinet Gaël Roustand, son conseiller spécial Enzo Lesourt est passé par l’IEP. Un de ses adjoints les plus en vue et chargé de la démocratie participative, Pascal Clouaire, est également « directeur des systèmes d’information » à Sciences Po Grenoble (chef du service informatique). Une autre adjointe, Mondane Jactat, donne des cours dans la « Maison ». Et la Mairie vient de monter une formation à Sciences Po, destinée aux habitants désirant s’investir dans la vie citoyenne locale et délivrant une « certification d’action citoyenne » (voir brève page 2).

Deviendras-tu toi aussi élu ou administrateur ? Ton école apprécierait. Si la direction met tant de soin à « faire parler de l’IEP » et créer « une forte affirmation d’appartenance à l’établissement » chez les anciens élèves, c’est aussi pour qu’ils deviennent les « sésames ouvre-toi » des caisses publiques. En 2012, Sciences Po Grenoble a reçu plus d’1,7 million d’euros de l’État et 562 000 euros de la Région pour son fonctionnement ordinaire. Subissant les « affres d’un bâtiment vétuste et trop étroit  », la direction désirait depuis longtemps son extension. Un vœu en passe d’être exaucé grâce à la générosité des collectivités locales. La Métropole a gentiment pris la maîtrise d’œuvre de ces travaux évalués à plus de 10 millions d’euros en en avançant plus de 5 millions. La Région a, elle, lâché 2,5 millions. Quant à la Ville de Grenoble, elle a voté le 29 février 2016 une aide de deux millions d’euros, tout en préparant un plan d’austérité pour les services publics locaux. Mais il vaut mieux que notre future élite dispose de locaux moins « étroits » plutôt que de maintenir des bibliothèques dans des quartiers populaires, non ?

Ces importantes aides n’ont quasiment pas fait débat. C’est que pour l’argent et l’insertion professionnelle des petits nouveaux fraîchement diplômés, la direction peut compter sur des « anciens élèves très motivés, avec un vrai sentiment d’appartenance, la conscience d’une image et d’une spécificité  » (rapport de l’AERES, 2011), et qui ne sont pas trop regardants sur des pratiques douteuses. En 2010 et 2011, l’IEP a accusé des déficits de 147 000 et 143 000 euros. Des trous creusés sous la présidence d’Olivier Ihl, encravaté verbeux qui connut son heure de gloire au moment du mouvement contre la LRU : un petit matin, il avait frappé au visage un étudiant bloqueur à coups de poubelle. Pour ce genre de personnage, il est intolérable de vouloir nuire à l’image de Sciences Po. En revanche pas de problème pour pomper l’argent public et creuser un déficit : à l’IEP, les rumeurs galopent sur sa « mauvaise gestion budgétaire », l’autre nom donné à la corruption dans ce petit monde consensuel. Le rapport de l’AERES de 2011 parle de «  stratégie d’extension et d’indépendance déraisonnable ». À la fin de son deuxième mandat, l’Institut est donc placé sous la tutelle du rectorat et de la Direction régionale des finances publiques. Pour rattraper ces années de « direction restreinte et personnalisée » où les banquets, plateaux-repas, remboursements de frais de déplacement et opérations de communication s’obtenaient sur un claquement de doigts, le mot d’ordre est le « redressement ».
Ce genre de dérives semble caractéristique, comme l’a superbement illustré l’ancien directeur de Sciences Po Paris Richard Descoings – adulé pendant le Crit’ par ses élèves (« Richie akbar, Richie akbar ! »). Le bonhomme jouissait de 500 000 euros de salaire annuel et de divers privilèges (logements de fonction, chauffeurs personnels) pour lui et ses proches. Pour des établissements financés majoritairement par l’État et les collectivités, forcément ça passait mal et l’établissement a lui aussi été mis sous tutelle, cette fois du ministère de l’Enseignement supérieur. Bref, ça chauffe un peu pour les Sciences Po, mais ne t’inquiète pas trop : ce n’est pas demain la veille qu’on touchera à cet enseignement dit supérieur qui a, pour reprendre les mots de l’ex-ministre Geneviève Fioraso, « toujours été dans l’entregent et les passe-droits ». Même en cas de difficultés budgétaires, les puissants, qui laissent crever des bibliothèques, des structures sociales ou des associations de quartier, trouveront toujours une solution pour sauver cette «  scorie du vieux système français  » (Le Monde, 23/11/2012).

Mais au fait qu’apprendras-tu à Sciences Po ? Tu te le demanderas souvent, l’air un peu rêveur, par exemple pendant ton cours de «  transformations de la guerre et promotion de la paix ». Au-delà de « la polyvalence, [de] l’esprit d’analyse et [du] sens des responsabilités », d’une «  implantation locale et nationale » et d’un «  rayonnement international » (!) ou encore de « l’excellence scientifique, [de] l’innovation pédagogique et [de] l’engagement sociétal et citoyen », pas un mot n’est lâché dans les livrets de présentation sur les objectifs pédagogiques de ta formation, qui restent donc officiellement vagues. Sans doute qu’il est trop compliqué de mettre des mots sur la qualité de brillance intellectuelle qui sort de l’institut chaque année. Imagine donc : ici on forme des experts, des commentateurs, quantité de professionnels des choses publiques, des directeurs des ressources humaines, des magistrats, des fonctionnaires, des banquiers et même des traders. Nombre de responsables associatifs, d’acteurs culturels ou de piliers du monde militant de la cuvette ont aussi « fait » Sciences Po Grenoble. Ils ne voulaient surtout pas qu’on en parle, peuchère, mais devine quoi ? Même le directeur de publication du Postillon a traîné son cul sur les bancs de l’Institut. « Oui, mais moi c’est pas pareil », qu’il dit, comme s’il n’assumait pas son passé. Nous non plus, c’est vrai, mais au moins on en parle. En sept ans de journalisme local soi-disant « critique », il n’avait pas osé toucher à cette institution locale. C’est louche, non ?

Donc Sciences Po mène à tout - surtout à des postes de « décideur de demain », comme ils disent - mais qu’y apprend-on ? Mystère. Pour compenser ce flou, l’Institut surinvestit dans le marketing promotionnel. Sciences Po est d’abord et avant tout une marque sur le marché de l’enseignement, une certaine « image » à laquelle chacun, élève comme enseignant, doit se conformer. Étendard se voulant rassurant en cette époque de chômage de masse, cette « image » convainc chaque année un nombre croissant de parents d’élèves et ramène de plus en plus de candidats au concours d’entrée – et donc plus de deniers dans les caisses de l’Institut. Pour attirer au maximum, il a fallu « diversifier l’offre de formation ». On a ainsi vu fleurir dernièrement quantité de masters aux noms plus ou moins ridicules (« Transmédia », «  Sciences de gouvernement comparées  » « Ingénierie juridique et financière », etc.). Comme si la volonté de « monter son master » prenait comme une envie de pisser - avec l’aval quasi-systématique de la direction. Et on attend encore plus d’étudiants dans les années à venir. Dans un contexte de baisse des subventions étatiques à l’Institut, n’oublie pas, cher élève, que tu symbolises de l’argent facile - et pour certains profs, une opportunité d’obtenir un poste de directeur de master.

En fait, tu t’en rendras peut-être compte : le principal contenu pédagogique de Sciences Po est la croyance au principe de compétence politique. C’est ce qui nourrit le plus cet entre-soi élitiste. Si gouverner est affaire de «  compétences », c’est donc qu’il existe des incompétents, les administrés. Et devine quoi ? Tu ne les côtoieras pas pendant tes années d’études. Mais ça ne t’empêchera pas d’en parler. Il y avait ce cours de statistiques, où l’on insinuait que si tant de bas diplômes votaient contre l’Union européenne cela voulait sans doute dire que le sens (certainement un peu mystique) de cette grande institution publique leur échappait. Et puis ces cours de comportements politiques, où l’on apprenait que les classes populaires votent mal : c’est-à-dire pour des extrêmes, s’abstiennent ou sont trop « volatiles ». Comprendre : si tout le monde passait par Sciences Po, il n’y aurait plus de problème. Dans la grande tambouille de la « pensée Sciences Po », la populace est jugée responsable de tous les maux : « montée des extrêmes », « populismes », «  consumérisme  », « individualisme », « manque de convivialité », «  délitement du lien social », « euroscepticisme », « déclin des sentiments et valeurs républicains ».
Gouverner sans le peuple, il suffisait d’y penser, cela doit être plus simple. Émile Boutmy, le fondateur de l’école libre des sciences politiques préfigurant Sciences Po Paris, proposait d’ailleurs de maintenir « l’hégémonie politique » des « classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées  » face au «  flot de la démocratie ». Lexique certes très XIXème siècle. Mais on ne peut pas dire que le fond ait beaucoup changé.

Bien sûr, tout le monde à Sciences Po Grenoble ne met pas autant d’ardeur à devenir une telle caricature. Mais l’idée de se sentir largement extérieur aux causes des « problèmes sociaux contemporains » (titre d’une de tes conférences de méthode) et de développer une pensée politique prétendument neutre et non partisane - c’est-à-dire compétente - est très forte. « Si nous appartenons à un parti, c’est à celui de la science », disait en 1872 le même Émile Boutmy. À Sciences Po, il faut avoir un avis sur tout. L’exercice « Sciences Po » par excellence reste donc le pompeusement dénommé « Grand Oral » : une démonstration de verbiage sophistiqué (pour ne pas dire de sophisme) sur des problématiques aussi diverses que «  la légalisation du cannabis », «  l’insécurité », « la fin des idéologies » ou «  les hommes politiques servent-ils encore à quelque-chose ? ». Un sujet n’est par contre jamais abordé : «  faut-il fermer Sciences Po Grenoble ? ».
Les conclusions de ces grands moments de rhétorique brillent généralement par leur originalité et leur perspicacité. Morceaux choisis : «  en conclusion, il faut davantage faire participer les habitants…  », « , car sur ce sujet comme sur d’autres les choses changeront avec le niveau d’éducation de la population… », «  ... qui ne sera effectif qu’en parachevant la transition vers un autre modèle de développement ». Chacun y va de ses recommandations plates, que tu reconnaîtras sans peine quelques années plus tard dans la propagande des collectivités ou des entreprises parapubliques. Là-dessus, force est de s’accorder avec Olivier Ihl, qui, déambulant dans les couloirs après cette journée de 2013 passée à auditionner des élèves, concluait : « c’est au moment du Grand Oral qu’on se rend compte qu’ils n’ont rien appris ».

Les futurs administrateurs ne peuvent pas analyser une situation ou un «  problème » sans proposer une réforme.
S’enracine la conviction qu’entre gens intelligents et compétents («  écoutez les experts, ils sont experts et pas vous »), on trouvera une solution raisonnable, consensuelle et juste, parce que prétendue non partisane. Dans une société, il y a pourtant des intérêts divergents et inconciliables, et la politique sert à fournir une arène pour arbitrer ces différents intérêts. La science-pipeau-litique nie souvent ces différents intérêts, et travaille d’abord au maintien de l’ordre établi. Es-tu toujours aussi sûr(e) de vouloir faire Sciences Po ?

Encarts

Sciences Po et ses anciens diplômés : l’amour administré

L’association des diplômés de Sciences Po Grenoble se consacre sans relâche à sa mission : entretenir la flamme du chacun pour son école. Enquêtes sur «  ces couples qui se sont rencontrés à Sciences Po  », carnet de mariages, récits de la carrière des meilleurs diplômés de l’Institut, organisation de la cérémonie annuelle de remise des diplômes et du gala de clôture, mise à jour de l’annuaire des anciens diplômés, télédémarchage pour pousser les anciens diplômés à renseigner leur profil sur l’annuaire, mails de relance au tutoiement désagréable et inapproprié (devine de qui nous nous sommes inspirés ?). Le directeur président Pusateri fait de la coordination de réseau. Pour cela, une enveloppe annuelle de 38 000 € en 2012 et de 45 000 € en 2013 a été allouée par l’IEP à son association, alors que son CA ne s’était pas réuni une seule fois depuis 2000 et malgré une réserve de trésorerie de 118 000 €, dont 91 000 € en épargne au Crédit mutuel (1). Ces pratiques encore douteuses sont venues titiller les administrateurs de Sciences Po : en juin 2013, une première convention de coopération est enfin signée entre l’IEP et l’association. Six mois plus tard, la subvention est temporairement gelée. Mais cette association fantôme n’est pas près de disparaître. Elle est chargée de la collecte de la taxe d’apprentissage, donc elle structure maintenant un réseau de mécénat privé autour de l’école. M’sieurs-dames, une petite pièce pour l’élite de la nation !

(1) Dans « Un autre rapport pour l’ADSPG », rapport rédigé par différents diplômés de l’IEPG à l’attention du CA de l’établissement où le sort de l’ADSPG était discuté, février 2014.

Comment est né Sciences Po ?

Le coup de force s’est fait en douceur. À ses débuts, l’IEP de Grenoble est une institution bâtarde, enfant illégitime de la fonctionnarisation de l’administration dans l’après-guerre. Lors de la première rentrée de 1948, il accueille 39 élèves (contre 1 800 aujourd’hui), deux soirs par semaine, entre 17 et 19h. Les cours sont majoritairement considérés comme des compléments aux études de droit, ou plus rarement de littérature et d’économie. À l’époque, trois autres IEP avaient déjà été créés en « province », dont un à Lyon, on avait donc encore un peu hésité : faut-il vraiment en installer un de plus dans cette ville extrêmement moyenne qu’est Grenoble ? Ce n’est que parce que Jean-Marcel Jeanneney, éminent membre de la clique De Gaulle, se penche sur son berceau et le bénit par ses grâces que l’enfant survécut. « Dans la ville où est née la collaboration université-industrie, l’Institut d’études politiques de Grenoble cherche à promouvoir la coopération université-administration  » (dans la convention FNSP/IEP de 1968). Une science pour la politique, la messe est dite. Un second pas décisif est ensuite franchi en 1967, alors que malgré quelques grincements de dents dans la capitale, Jean-Louis Quermonne, le directeur de l’époque, obtient un partenariat privilégié avec la FNSP, le principal financeur de Sciences Po Paris toujours en vigueur aujourd’hui. Au grand dam de Sciences-Po Paris, ce privilège accordé aux IEP de Grenoble et de Bordeaux leur permet de se développer.
Petit à petit, l’IEP de Grenoble s’est placé sur le terrain de la fac. D’abord physiquement, avec le déménagement sur le campus en 1966, dans le bâtiment qu’on lui connaît actuellement puis techniquement (enseignement des langues vivantes, doubles diplômes, effectifs augmentés des promotions, délivrance d’un « bachelor degree », c’est-à-dire un diplôme de premier cycle universitaire, et d’un master), tout en cherchant à concurrencer les autres grandes écoles, d’ingénieurs ou de commerce.