Accueil > Avril / Mai 2012 / N°15

Pierre et René

Mardi matin, il est 8h30.Comme toutes les semaines, je me rends chez Pierre et René, deux frères habitant une petite maison à Saint-Martin-d’Hères.
Quand j’arrive chez eux, c’est toujours le même rituel.
Je sonne à l’interphone et Pierre me répond d’un air un peu surpris, comme s’il avait oublié ma venue.
Lorsque la porte s’ouvre, je rentre mon vélo et je le vois sur le perron, attendant pour me serrer la main.
Il a des cheveux blancs, la gueule rouge ravagée par l’alcool j’imagine. Et puis, il y a sa voix, une voix qui je trouve ne correspond pas du tout à son physique  ; une voix très douce, une voix de jeune homme.
Une fois entrée, une odeur de moisi, de vieux, une odeur de renfermé depuis des décennies s’empare de mon visage, mais à la longue, je m’y habitue.
Je m’avance dans leur petite salle à manger où René est assis.
Chaque fois il se lève, me tend timidement sa main et chaque fois je la serre, lui demandant s’il va bien.
Il me répond toujours d’un oui fébrile et se rassoit aussitôt. Notre conversation s’arrête là jusqu’à ce que je parte.
Avec Pierre, nous parlons de fleurs, du temps qui change, de la ville se transformant plus les années passent, de la salle de bain à refaire ou de la nouvelle télé qu’il faudrait acheter.
Ils ont 60 ans et en paraissent 10 de plus.
Avant, ils étaient ouvriers dans une usine de tri à 10 km de chez eux. Ils se levaient chaque jour à 4h du matin et travaillaient de 5h à 13h. Parfois les horaires changeaient et il fallait travailler de 21h jusqu’à 5h.
Ils sont à la retraite depuis un peu plus d’un an et les journées passent lentement car ils ne sortent presque jamais. Sauf le dimanche midi  : ils prennent le bus et vont manger à la cafétéria Casino. Pierre me dit que ça les change un peu de leur quotidien.
Ils voient du monde, ils regardent les autres, écoutent parfois ce qu’ils disent.
Pierre et René se font livrer leur repas du midi tous les jours.
«  C’est un peu cher  » me dit Pierre  ; «  9 euros le repas mais bon y’a qu’à le réchauffer et puis souvent, ils font des gratins  ».
Quand 9h approchent, René se concentre sur la fenêtre et guette au loin la petite camionnette de livraison qui ne tardera pas à se faire voir.
Lorsque l’engin se gare, René balbutie des mots incompréhensibles, il gigote sur sa chaise, l’excitation monte et son frère se lève essayant de le calmer.
Quand la sonnerie de l’interphone retentit, ils se lèvent et se précipitent vers la porte. Pierre répond de la même manière que lorsque je sonne, comme s’il avait oublié.
Ils s’avancent alors sur le perron.
René se tient toujours derrière son frère, et ils attendent, impatient de serrer une autre main que la mienne.
À mon tour, je vois cette femme qu’ils attendent chaque matin traverser le jardin d’un pas rapide, les deux repas à la main.
L’échange est bref, banal  :
« Bonjour, comment ça va aujourd’hui  ?  »
«  Par un temps pareil, on ne peut mieux  » ou encore «  vos jonquilles sont superbes, il faudra me dire un jour comment vous faites pour obtenir ce jaune  ! Bon allez, bonne journée, à demain  ».
Et elle s’en va.
Les deux frères restent quelques instants sur le pas de la porte, la regardant s’éloigner. Puis, ils vont dans la cuisine ranger les deux boites au frigo et reviennent s’asseoir avec moi.
Parfois, quand nous n’avons plus rien à nous dire, nous regardons par la fenêtre du séjour.
Dans ces moments là je me demande ce que je fais, assise sur cette chaise essayant de parler à ces deux hommes seuls, coupés du monde dans cette maison qui ne respire jamais.
Souvent, au bout d’une heure, je me lève en leur disant qu’il serait peut-être temps que je fasse un peu de ménage. C’est une partie de mon travail aussi.
Je ne m’occupe que de la cuisine, du couloir, des toilettes et de la salle à manger du rez-de-chaussée. Quand je me mets à récurer, Pierre me dit toujours  :
«  Léger, léger. Passez un p’tit coup d’aspirateur et de serpillière mais léger, léger.  »
Je ne suis jamais montée au premier car jamais ils ne me l’ont demandé  ; je ne sais pas vraiment pourquoi.
Dans la chambre de leurs parents morts depuis des années, les murs commencent à moisir, les volets restent clos.
J’explique alors à Pierre qu’il serait bon d’ouvrir les fenêtres afin de laisser rentrer un peu d’air.
À 10h, je m’en vais. Ils me raccompagnent toujours sur le pas de la porte et me regardent partir.
Lorsque je ferme le portillon, j’ose un regard en leur direction, mais la porte de l’entrée s’est refermée et je me demande alors à quoi ressemblera le reste de leur journée.